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Le texte de ce livre est mis à disposition par Georges Rapin,
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PREMIERE PARTIE

L'OUVRIER CANUT


CHAPITRE 1

Mon père et ma mère


Avant de parler de mon enfance, il faut que je dise quelques mots de mon père et de ma mère que mes enfants n'ont pas connus. Mon père m'a dit souvent que son aïeul paternel avait eu vingt trois enfants, et que, pendant plusieurs années, vingt de ces enfants avaient vécu sous le même toit avec le père et la mère. Mon grand-père paternel était fabricant de droguet à Mamay (Haute-Saône) ; il eut aussi une nombreuse famille : treize enfants.

Dans ce temps-là, la vie était encore plus difficile qu'aujourd'hui pour les pauvres gens. Les écoles étaient rares ; mon père n'apprit à lire qu'après s'être marié. Mon aïeul fit apprendre à mon père le métier de tisserand et, plus tard, celui de teinturier qu'il considérait comme devant être plus lucratif.

En 1810, mon père épousa Mlle Suchet, qui fut la mère de mes frères Jean-Baptiste-Hippolyte, Jean-Pierre et François, ainsi que de mes soeurs Marguerite et Marianne. J'ai entendu raconter par mon père des scènes qui me font croire que sa première union ne fut pas heureuse. Sa femme, plus âgée que lui de treize ans, était extrêmement jalouse, et ce n'était pas sans motifs, je l'ai vu depuis. Mon père était volage et fréquentait quelquefois les cabarets.

Doué d'une intelligence au-dessus de la moyenne et d'une mémoire prodigieuse, il aimait à lire, il aurait voulu être instruit. Malheureusement, il lui manquait un guide et de bons livres. De loin en loin, il achetait un de ces livres que les colporteurs cachaient dans le double fond de leurs balles et vendaient en secret. C'était à la fin du premier Empire et sous la Restauration; sous ce dernier gouvernement surtout, le parti clérical était tout-puissant, il empêchait la vente des livres qui le gênaient, qui auraient pu éclairer les populations, mais il était impuissant à empêcher la vente de ces livres qui souillent l'imagination du lecteur. La bibliothèque de mon père se composait presque exclusivement des (Euvres de Piron, des Contes de La Fontaine, de la Pucelle de Voltaire, de la Guerre des dieux de Pamy, et de plusieurs autres livres plus immoraux encore.

Ayant une nombreuse famille, sans autre fortune que son travail, il était obligé de s'imposer de grandes privations dans son ménage. Industrieux, travailleur infatigable, sachant gagner de l'argent honnêtement, il n'a jamais fait tort d'un centime à qui que ce fût. Il aimait, ainsi qu'il le disait souvent, passer partout la tête haute. Il nous disait quelquefois que son grand-père avait eu de la fortune, mais qu'il l'avait donnée à son fils aîné. Le droit d'annesse existait alors dans toute sa force. Dans les familles riches, l'aîné héritait de tous les biens; ses frères et ses soeurs se faisaient soldats, prêtres ou religieuses. Dans les familles pauvres, l'aîné héritait également de tout; les autres enfants devenaient domestiques, manoeuvres, soldats, les plus favorisés apprenaient un état.

D'un naturel hardi et aventureux, mon père se trouvait mal à l'aise dans le village qu'il habitait lors de son mariage ; il aimait le changement. Lanteyne, Recologne, Pouillez-le-Français, etc., furent successivement habités par lui.

Un jour de l'année 1820, mon père vendit ses meubles et ses chaudières (il était teinturier) puis acheta un cheval et un chariot à quatre roues, mit sa femme et ses quatre enfants dans la voiture et s'en alla un peu au hasard. Il marchait à petites journées sans suivre la ligne droite, cherchant un village qui lui plût. Quand il eut fait une centaine de lieues, en tenant compte des écarts à droite et à gauche de la route, il s'arrêta à Virieu-le-Grand (Ain), charmant village bâti dans une vallée au pied de hautes montagnes et arrosé par une petite rivière qui ne tarit pas. Il s'y établit teinturier; en outre, il monta un métier de tisserand et fit de la toile en attendant que sa boutique de teinturier s'achalandât. Ses affaires étaient en bonne voie lorsque sa femme mourut. Il resta veuf avec quatre enfants, dont l'aîné avait à peine onze ans et le plus jeune deux ans.

L'instruction de mon père n'était guère étendue : il savait lire, un peu écrire, mais il avait une mémoire prodigieuse. Lorsqu'il avait lu un livre, il se le rappelait presque en entier. Je lui ai entendu réciter toute la Henriade de Voltaire, le Lutrin et toutes les Satires de Boileau. Il avait une taille moyenne, bien proportionnée, des traits réguliers et une figure assez jolie. Il parlait avec une certaine facilité, il était gai et conteur amusant. Sa mémoire était meublée d'une foule d'histoires drôlatiques, ce qui le faisait rechercher par la société des habitués de cabaret.

Après quelques mois de veuvage, il épousa ma mère, âgée alors de vingt-six ans (le 6 novembre 1821).

Ma mère n'était jamais sortie de son village ; elle parlait le patois de son pays et très peu le français, ainsi que la plupart de ses contemporaines. Elle fut charmée par les discours que lui tint mon père qui avait, nous disait-elle plus tard, "la langue dorée". Ma mère, robuste campagnarde, était une excellente femme, c'était la bonté même, un coeur d'or dans un corps de chêne ; elle prêta l'oreille aux propositions de mariage que lui fit mon père, sans s'effrayer de la rude tâche qui l'attendait. Quand j'ai été grand, ma mère me disait naïvement en me parlant de son mariage : "Plus on voulait m'en détourner, plus je le voulais ; ton père m'avait ensorcelée avec sa belle langue. D'ailleurs, on ne gagnait guère d'argent au pays. Avant la mort de ta grand-mère, j'avais été domestique et je ne gagnais que dix écus (trente francs) par an ; aussi, mon ambition était d'épouser un homme d'état". Ma mère voulait dire un homme qui exerçait une profession, qui avait un état.

Fille d'un cultivateur, elle avait eu le malheur de perdre sa mère depuis longtemps déjà . Mon grand-père maternel était resté veuf avec six enfants, trois garçons et trois filles dont ma mère était l'aînée. Elle fit de bonne heure l'apprentissage de tout ce que la vie a de pénible pour les pauvres ; elle dut servir de mère à ses frères et soeurs, tous plus jeunes qu'elle.

En racontant ma propre histoire, j'aurai à parler de mes parents ; je vais commencer le récit de ma vie.

CHAPITRE II

Ma naissance - Mes premières années


Il y avait à peine dix mois que mon père s'était remarié, lorsque le besoin de mouvement qui l'a tourmenté toute sa vie se fit sentir impérieusement. Il avait la nostalgie, il désirait revoir la Franche-Comté, son pays natal, pays qu'il a aimé d'un ardent amour jusqu'à sa fin. Il vendit de nouveau ses meubles, ses chaudières et son métier de tisserand, acheta un cheval et une voiture, mit ses enfants dessus et reprit la route de la Franche-Comté. Ma mère était déjà indisposée et touchait presque au terme où elle allait me donner le jour.

Un de mes oncles paternels habitait Dôle (Jura) ; mon père résolut de s'y fixer pendant quelque temps.

Quinze jours après être arrivée dans cette ville, ma mère me mit au monde, le 10 septembre 1822. Elle n'avait rien de ce qui est nécessaire en pareille circonstance, elle était dénuée de tout. Ma mère me l'a dit souvent. Je suis né au milieu de la misère. Mes frères et soeurs, surtout les plus jeunes, sont nés dans des temps relativement heureux.

On me donna pour parrain un cousin germain de mon père, M. Sébastien Brun, ancien soldat, ex-maître d'armes, alors imprimeur et professeur d'escrime au collège de Dôle. C'était un excellent homme ; mes parents en parlaient souvent, mais je ne l'ai vu qu'une fois, quand ma famille alla habiter Lyon en 1829. Je n'ai jamais connu ma marraine.

Mon père avait beaucoup de fierté, il évitait de demander des services aux gens plus fortunés que lui. Il s'adressait à des ouvriers comme lui pour avoir des parrains et des marraines pour ses enfants. J'ai eu l'occasion de voir beaucoup de gens pauvres qui faisaient tout le contraire. Ils s'adressaient à des gens riches, espérant que ces derniers feraient des cadeaux à la mère d'abord et ensuite à l'enfant.

Pendant leur séjour dans la grande rue de Dôle, mes parents essayèrent de faire du commerce, mais sans beaucoup de succès. Ils allèrent ensuite dans les foires vendre de la bimbeloterie et de la mercerie. Mon père m'a raconté qu'un jour où il était désespéré de voir passer les gens devant sa marchandise sans s'arrêter, il remarqua que ceux qui faisaient du bruit, de la réclame à l'aide d'un tambour ou autrement, attiraient la foule. Il dit à ma mère de lui donner un jupon, un fichu et un bonnet qui devait paraître excentrique dans le pays. C'était une coiffe comme les femmes en portaient alors dans le Bugey.

Mon père s'affubla du jupon, du fichu et du bonnet, monta sur une chaise, puis, un miroir à la main, fit mine de faire toilette en débitant force lazzis. Il se vit bientôt entouré d'une foule compacte ; on s'écrasait pour entendre les coq-à -l'âne qu'il débitait pour amuser les badauds. Bref, son expédient réussit à merveille, il vendit presque toute sa marchandise. Puis il renonça à ce métier pour lequel il ne se sentait pas de goût.

Quelque temps après mes parents allèrent s'établir teinturiers dans la commune du Grand-Mercé ; c'est là que ma bonne soeur Annette est née en juin 1824.

Il m'est arrivé de parler avec différentes personnes de leur enfance ; leurs souvenirs ne remontaient guère plus loin qu'à l'âge de six à sept ans. Etait-ce défaut de mémoire ? Ou était-ce plutôt parce que leur enfance s'était écoulée paisible et heureuse ? Quoi qu'il en soit, mes souvenirs remontent bien plus haut. J'ai été témoin de faits dont j'ai gardé le souvenir, bien que je n'eusse pas encore quatre ans. Ce qui précise bien l'âge que j'avais, c'est que ces faits se sont passés à la campagne, et j'avais à peine quatre ans lorsque mes parents vinrent habiter Besançon.

Mes deux premières années ont été excessivement pénibles pour ma mère, j'étais chétif et souffreteux. Toutes les personnes qui apportaient à teindre à la maison croyaient que je ne vivrais pas ; elles disaient en me voyant : "Ce pteu gaichon ne ferait jèma in souda" (ce petit garçon ne fera jamais un soldat). Prédiction sinistre qui brisait le coeur de ma pauvre mère, mais qui ne devait pas se réaliser.

Après le Grand-Mercé, mes parents habitèrent Pouillez-le-Français et allèrent s'établir à Besançon, au faubourg Rivotte.

Mes premières années s'écoulèrent sans incidents remarquables. J'étais souvent malade, je vivais comme la plupart des enfants pauvres vivaient alors. Nous habitions un pays où le vin n'était pas cher ; néanmoins, jusqu'à l'âge de huit ans, je n'en buvais qu'un peu, que le dimanche. Dans la belle saison, je marchais pieds nus, l'hiver je portais de gros sabots couverts. Mes vêtements étaient plus que simples; jusqu'à l'âge de quatre ans, j'étais couvert d'une robe de cotonne rayée bleu et blanc, puis après j'eus un pantalon et une veste de la même étoffe rayée.

En général, les hommes sont admirateurs du passé, il leur semble que tout dégénère et devient triste à mesure qu'ils avancent dans la vie. C'est peut-être parce qu'ils perdent en vieillissant cette bonne gaîté qui est presque toujours la compagne de la jeunesse. Il leur semble que les jeunes hommes valent moins que ceux de leur temps. La plupart des hommes qui ont vecu bien des années ont éprouvé un grand nombre de déceptions. Ils deviennent méfiants, ils ont une tendance à critiquer tout ce qui se fait, ils concluent volontiers que la société marche en arrière au lieu de progresser. J'ai entendu une foule de vieillards tenir ce langage : "Nous avons eu bien de la peine à vivre, nos enfants en ont plus que nous et nos petits-enfants en auront encore bien davantage". Moi-même, je suis obligé souvent de réagir contre cette tendance qui parait naturelle à l'homme. Alors, je n'ai qu'à me reporter aux jours démon enfance, à songer à la manière dont on vivait chez mon père et dans les familles d'ouvriers qui nous entouraient. Je me raffermis bien vite dans cette pensée : le progrès marche, lentement, il est vrai, mais cependant il marche. Aujourd'hui les ouvriers sont incontestablement mieux nourris, mieux vêtus et mieux logés qu'autrefois. La journée de travail est partout moins longue que dans ma jeunesse, ce qui permet aux ouvriers d'avoir plus de temps à consacrer à leur instruction ou à la vie de famille. Je ne parle pas seulement de l'ouvrier des villes, l'amélioration a été encore plus grande dans les campagnes, si l'on en juge par l'augmentation du prix de la main-d'oeuvre et des gages des domestiques. Est-ce à dire que tout soit bien ? Non, il reste malheureusement encore beaucoup à faire. Grâce au suffrage universel, on peut dire que le sort des travailleurs est entre leurs mains. C'est à eux de bien choisir leurs mandataires, de n'envoyer dans les assemblées que des hommes capables de faire de bonnes lois dans l'intérêt de tous.

Les trois années que j'ai passées à Besançon m'ont laissé des souvenirs peu agréables. Mon enfance n'a rien eu de ce qui fait le bonheur des autres enfants. Etant le premier-né d'une seconde femme, mes frères et soeurs issus du premier mariage de mon père me considéraient comme un intrus qui était venu partager leur pain et leur maigre pitance. Mon père était d'une sévérité excessive, quand il commandait : il fallait obéir à l'instant, sans cela les coups suivaient de près le commandement. Il jouait rarement avec nous. Tout le jour il était à son travail, et le soir, à la fin de sa journée, il passait trop souvent son temps au cabaret. Ma pauvre mère courbait la tête devant la volonté despotique de son mari. Elle osait à peine caresser ma soeur Annette et moi, de peur d'exciter la jalousie de mes frères et soeurs aînés dont elle n'était que la belle-mère.

L'état de gêne dans lequel se trouvait ma famille fut cause que j'ai été privé d'amusements de toutes sortes. On ne m'a jamais acheté un jouet de dix centimes. Lorsque l'on a que ses bras pour nourrir une nombreuse famille, il y a fort à faire si l'on veut l'élever sans faire du tort à personne.

Quelles que soient les faiblesses que mon père ait pu avoir, sa tâche a été rude. Il a dû se lever matin et se coucher tard bien longtemps pour nous procurer les choses indispensables à la vie. Il était bien secondé dans son travail par ma mère : elle était forte, robuste et travaillait autant et peut être plus que lui. Malheureusement elle était complètement illettrée.

Mon père avait de singulières idées sur l'autorité maritale et paternelle ; il croyait avoir le droit de battre sa femme et ses enfants sans que personne ait rien à y voir. Ces idées absurdes avaient cours dans le milieu où il vivait. Je me rappelle avoir vu dans ma jeunesse ces idées partagées par un grand nombre d'ouvriers. Presque partout où j'ai travaillé, soit enfant, soit jeune homme, j'ai vu les maris battre leurs femmes.

Ils ne se croyaient pas méchants pour cela, ils pensaient tout simplement user d'un droit. Aujourd'hui les moeurs se sont bien améliorées sous ce rapport. Il n'y a plus que quelques brutes arriérées qui battent leurs femmes ; ils forment heureusement l'exception, tandis qu'autrefois c'était le petit nombre qui ne les battait pas. Bien que mon père eût été affilié à la Charbonnerie sous la Restauration, il n'avait pas d'opinions politiques bien arrêtées. Il croyait que la religion était bonne pour les femmes et les enfants ; quant à lui, il n'allait à la messe qu'une fois par an, le jour de sa fête, le lendemain de Noël. Matin et soir il nous obligeait à faire la prière en commun à haute voix; s'il était à la maison le soir, il ne manquait jamais de dire la prière avec nous. Ce n'est qu'après quelques années de séjour à Lyon, lorsqu'il eut enrichi sa bibliothèque du Bon Sens du curé Meslier, du Citateur de Pigault-Lebrun, etc., qu'il cessa tout à fait de prier et nia d'une manière absolue l'existence de Dieu.

CHAPITRE III

L'école des frères - Voyage dans le Bugey


A l'âge de six ans on me fit aller à l'école ; mes parents, étant trop pauvres pour payer une rétribution scolaire quelconque, m'envoyèrent chez les Frères de la Doctrine chrétienne. La première fois que je me vis en face d'un Frère, j'eus peur. Cet homme vêtu d'une longue robe noire me causa une telle frayeur que je me sauvai seul à la maison. Le lendemain, il fallut que mon père menaçât de me battre pour me faire retourner à l'école. La terreur que me causait l'aspect des Frères se passa et je devins bientôt un des meilleurs élèves de la petite classe.

Dans ce temps-là, on passait en prière la moitié des heures qui auraient dû être consacrées à l'étude. On cherchait plutôt à faire des dévots que des hommes instruits.

Deux fois par semaine, le mercredi soir et le dimanche, on nous faisait le catéchisme; la séance se terminait invariablement par quelque histoire où le diable jouait le premier rôle. C'était généralement une histoire d'enfant impie ou désobéissant frappé par Dieu d'une punition terrible propre à impressionner fortement de jeunes imaginations. A partir de ce temps mon sommeil fut troublé par des rêves épouvantables, je voyais des diables partout.

Un dimanche, à l'église, un capucin fit un sermon sur la mort, sur la nécessité qu'il y avait à être toujours prêt à mourir, etc., etc. J'en rêvai longtemps. Dans le jour, je devenais triste en regardant mon père et ma mère que j'aimais tendrement; je pensais qu'ils pouvaient bientôt mourir : cette perspective me rendait malheureux, j'aurais préféré mourir à leur place.

Vers la fin de 1828, mon père et ma mère firent un voyage dans le Bugey; mes oncles et mes tantes maternels étaient majeurs et ils désiraient partager quelques lambeaux de terre que leur mère leur avait laissés. Comme j'étais l'aîné des enfants de ma mère, mes parents m'achetèrent des habits neufs et m'emmenèrent avec eux.

Mon père voulait que ma mère consentît à vendre sa part d'héritage; elle ne voulut pas, disant que cela se mangerait sans profit, qu'elle voulait la garder pour ses enfants. Un jour, que nous revenions de voir des cousins à Saint-Martin-de-Bavelle, à trois ou quatre kilomètres environ de Virieu-le-Grand, une discussion très vive s'éleva entre mes parents au sujet de ce petit héritage; nous étions seuls sur la route; mon père se fâcha et menaça de frapper ma mère si elle persistait à ne pas consentir à vendre ce qui lui revenait. Ma mère résista; mon père, voyant que les menaces n'aboutissaient pas, employa un autre moyen. Il lui dit qu'il ne voulait pas qu'elle retournât avec lui à Besançon, qu'il allait la quitter. etc. Puis. s'adressant à moi qui pleurait :

- Choisis celui que tu aimes le mieux. Veux-tu rester ici avec ta mère ou venir avec moi ?

Ma mère me tenait par la main et me regardait les yeux pleins de larmes, attendant ma réponse avec anxiété. J'étais bien embarrassé, j'aimais bien mon père, mais je préférais ma mère qui était moins dure et plus indulgente que lui. Si je disais que je préférais rester avec ma mère, j'étais sûr de recevoir des coups ; si, au contraire, je disais que je voulais aller avec mon père, j'aurais déchiré le coeur de ma pauvre mère. Je ne savais quoi répondre.

- Eh bien ! me dit mon père, que veux-tu faire ?

- J'aime mieux aller avec vous deux, m'écriai-je en pleurant.

Mon père, qui ne trouva pas la réponse telle qu'il l'espérait, me dit

- Ne pleure pas, imbécile ; va ! nous resterons tous ensemble.

Ma mère, qui avait l'habitude d'obéir passivement, résista cette fois avec une grande énergie. Elle ne céda qu'un an plus tard et lorsque la misère était à son comble dans notre maison.

Pendant bien des années ma mère considéra son mari comme un homme extraordinaire. Elle avait pour lui plus que du respect, c'était de la vénération. Mon père la tutoyait, ainsi que cela se fait en France entre mari et femme, mais ma mère lui disait "vous"; elle n'aurait pas osé le tutoyer, tellement elle le croyait son supérieur. Mais ce qu'il y avait de bizarre dans leur manière de faire, c'est que dès qu'ils se querellaient, les rôles s'intervertissaient ; mon père disait "vous" à ma mère, et elle lui disait "tu".

De retour à Besançon, mon père forma le projet d'aller habiter Lyon. Il avait une imagination très vive. Il bâtissait des châteaux qu'il démolissait un instant après. Il espérait pouvoir caser ses enfants plus facilement. "Plus les villes sont grandes, disait-il, plus il y a de ressources pour le travail". C'est vrai jusqu'à un certain point. On pourrait dire aussi justement que plus les villes sont grandes, plus la misère y est affreuse à cause de la cherté de tous les objets nécessaires à la vie.

CHAPITRE IV

Mes parents vont s'établir à Lyon


Au printemps de l'année 1829, mon père vendit encore une fois ses meubles et ses chaudières, et traita avec un voiturier qui nous transporta jusqu'à Chalonsur-Saône. C'est pendant ce voyage, en repassant par Dôle, que j'ai vu mon parrain pour la première et dernière fois.

Les bateaux à vapeur ne faisaient pas encore le service entre Lyon et Chalon. On n'en était encore qu'aux essais; ce n'est que deux ou trois ans plus tard que la navigation à vapeur s'établit définitivement. Il y avait alors des bateaux traînés par des chevaux; ces bateaux portaient le nom de diligences à eau. Le trajet se faisait lentement; en outre, il y avait des secousses fort pénibles que les chevaux imprimaient au bateau quand la corde se tendait. Ces secousses avaient lieu surtout au départ des stations; les dames étaient effrayées, elles poussaient des cris, croyant qu'on allait chavirer.

Nos paquets de linge étaient placés sur le pont; mes frères, mes soeurs et moi, nous étions tous les six accroupis dessus, autant pour les garder que pour nous reposer.

Mes parents logèrent dans une auberge sur le quai de Bourgneuf (aujourd'hui Pierre-Scize), en attendant qu'ils eussent loué un appartement. C'est à la GrandeCôte, à l'ancien numéro 66 (à présent 41) qu'ils allèrent se fixer.

Des déceptions de toutes sortes attendaient mon père. Il se trouvait dans une grande ville où il ne connaissait personne, ayant à sa charge des enfants dont les cinq plus jeunes n'étaient pas encore en âge de travailler, de plus, il voyait diminuer rapidement l'argent qu'il avait apporté.

Quand il vendait ses meubles, il s'adressait aux marchands de bric-à -brac, lesquels avaient le soin de ne lui payer que le quart ou le tiers de leur valeur. Lorsqu'il rachetait des meubles, il avait recours à la même espèce de commerçants qui les lui faisaient payer très cher. De sorte qu'il subissait une perte relativement considérable chaque fois qu'il vendait et rachetait un ménage.

Je me rappelle ce que lui disait une vieille amie, mère de l'un de mes bons amis d'enfance : Pierre qui roule n'amasse pas mousse.

Mon père, contrarié de cette allusion à ses nombreux changements, lui dit

- Vous m'ennuyez, Madame X... avec votre proverbe. Je suis bien libre de ne pas aimer la mousse. Après tout, chacun son goût.

Je dois ajouter que la pauvre femme n'a pas changé de résidence; elle est née et a vécu toute sa vie à Lyon, et pourtant elle aussi est morte sans avoir amassé de la mousse.

Jamais mon père ne s'était trouvé aux prises avec autant de difficultés. Il n'avait pas de travail et la fin de ses ressources approchait. Il fallait absolument aviser. Il plaça ma soeur aînée apprentie tisseuse ou canuse, comme tout le monde disait alors; puis mon frère Jean-Pierre, qui avait douze ans, fut placé lanceur chez un faiseur de châles. Mon père et mon frère aîné allèrent à la campagne chercher de l'ouvrage comme ouvriers tisserands. Après avoir parcouru les environs de Lyon, ils finirent par en trouver à Saint-Didier-au-Mont-d'Or.

Avant de prendre cette résolution qui devait nous disperser, mon père lutta longtemps, il attendit d'être réduit à la dernière extrémités ; il espérait toujours trouver une occupation à Lyon qui lui permettrait de nous faire vivre tous ensemble.

Un des souvenirs les plus pénibles de mon enfance se rapporte à ce temps-là . Nous n'avions que du pain sec à manger et de la soupe maigre aux heures des repas. A mesure que les ressources diminuaient, mes parents trouvaient que l'appétit de leurs enfants augmentait. En effet, ne mangeant ni viande, ni oeufs, ni fromage, nous avions toujours faim. Quand on nous donnait du pain, nos parents nous disaient : "Vous n'aurez que ça, ne mangez pas trop vite." Un jour, mes parents étaient inquiets, ils avaient engagé tout ce qu'ils avaient pu au mont-de-piété, il ne leur restait rien, le pain allait manquer. J'avais faim, je demandai à manger. Ma mère me donna un peu de pain. Je la remerciai et, sans songer à la situation critique où se trouvait notre famille, je me mis à sauter en dévorant mon pain. Ma mère, qui était pourtant la meilleure des femmes, se leva indignée et me donna un soufflet en me disant : "Trouves-tu que tu ne digères pas assez vite?" Je mis le reste du morceau de pain que je mangeais sur la table et j'allais m'accroupir sur les carreaux dans un coin. Ma mère dit :

- Ça ne peut plus durer comme ça. Voyons ! J'ai entendu dire qu'on achetait les cheveux dans la rue des Capucins, je veux vendre les miens, cela nous fera quelques sous.

Ma mère avait une forte et longue chevelure noire. Mon père ne voulait pas.

- Tu es folle, lui dit il, je vais encore faire le tour de Lyon, j'aurai peut-être plus de chance que les autres jours.

Il revint le soir exténué de fatigue, il s'assit, nous l'entourâmes pour savoir s'il apportait quelque bonne nouvelle. Il dit à ma mère : "Femme, je ne sais ce que nous allons devenir, le guignon nous poursuit ." Puis, il nous embrassa, ce qui lui arrivait rarement, et il pleura. Comme nous logions tous dans la même pièce, nous entendions causer nos parents, mais jusque-là, mes soeurs et moi, nous ignorions que notre situation fût aussi malheureuse. Lorsque nous vîmes pleurer notre père, nous nous crûmes perdus.

Ma mère me prit par la main et m'entraîna avec elle au bas de la Grande-Côte. Elle entra chez un perruquier et lui dit :

- Voulez-vous acheter mes cheveux ?

- Non, lui dit-on, allez chez mon confrère X, rue des Capucins, il vous les achètera peut-être.

Nous y allâmes. Ma mère voulait cinq écus (quinze francs); le perruquier les regarda et en offrit deux, puis trois. Ma mère s'assit, et on lui coupa les cheveux sur le cou.

Le sacrifice que ma mère venait de faire stimula mon père. Nécessité fait loi dans bien des circonstances. C'est à la suite de cet incident qu'il alla chercher du travail à la campagne. Ma mère acheta un panier et une balle, puis acheta sur les marchés des fruits et des légumes qu'elle revendit dans les ateliers. Tous les samedis mon père revenait à Lyon ; il ne repartait que le lundi matin avant le jour. Presque tous les dimanches notre famille se trouvait au complet. C'était une fête pour tous.

Grâce à des voisins qui s'intéressèrent à nous, on finit aussi par trouver du travail pour mes deux jeunes soeurs et pour moi. Nous piquâmes des cardes. Ma soeur Marianne avait neuf ans, ma soeur Annette cinq, et moi sept. Nous travaillions du matin au soir pour gagner en moyenne cinq sous par jour chacun. C'était peu, néanmoins cela aidait nos parents à passer cette année qui fut pour eux une année calamiteuse entre toutes.

L'hiver de 1829-1830 fut excessivement rigoureux, la misère fut grande, le froid était si intense que le vin gelait dans les caves des épiciers.

Nous avions dans notre voisinage une vieille demoiselle qui avait été, disaiton, une des plus jolies cocottes, comme on dit aujourd'hui, de la première République et du premier Empire. Elle avait chez elle deux métiers de peluche pour chapeaux d'homme que des ouvriers faisaient battre. Le produit de ces métiers la faisait vivre. Elle joignait à cela une autre industrie qui lui rapportait quelques profits. Elle disait la bonne aventure. Pour frapper l'imagination des gens crédules, elle étalait son jeu de cartes entre une poule noire empaillée et un bocal dans lequel nageait une grenouille, puis elle faisait semblant de lire l'avenir dans du marc de café dans une assiette. La peluche était demandée, les ouvriers étaient devenus rares dans cette partie; cette demoiselle offrit à mon père d'aller travailler chez elle. Vous savez tisser la toile, lui dit-elle, je vous mettrai vite au courant, bien que ce ne soit pas le même genre de travail. Mon père accepta avec plaisir; il allait se rapprocher de nous et il entrevoyait déjà la possibilité de pouvoir travailler chez lui dans la suite.

En effet, après un essai de commerce dans une boutique basse et sombre de l'ancien numéro 64, à la Grande-Côte, tentative infructueuse faite avec l'argent que ma mère avait retiré de son petit héritage maternel, mon père acheta deux métiers.

En 1830, les affaires de ma famille semblaient entrer dans une voie prospère, lorsque mon père fit une terrible maladie. Il garda le lit pendant quatre mois. Ma mère a montré dans ces circonstances un dévouement sans bornes. Il fallait qu'elle fût robuste comme elle l'était pour résister à tant de fatigues. Jour et nuit, elle était sur pieds, sauf pendant un mois où des voisins se dévouèrent pour passer la nuit, près de mon père, à tour de rôle. Ce fut un acte touchant de fraternité dont nous avons tous conservé un souvenir ineffaçable.

La maladie de mon père me fit beaucoup de chagrin. Les voisins, qui croyaient qu'il allait mourir, disaient en parlant de mes soeurs et de moi : "Que vont devenir ces pauvres enfants, sans père ? Il faudra qu'on les place dans un orphelinat." La crainte de perdre mon père et la perspective d'aller dans une maison d'orphelins m'épouvantaient; heureusement, aucune de ces éventualités ne se réalisa. Mon père se rétablit complètement et ma mère était trop laborieuse pour consentir à se séparer de nous.

NA-- frère aîné tira au sort et le numéro 21 lui échut

La Révolution de juillet fut accueillie avec enthousiasme par tous les amis de la liberté. C'était une ivresse générale, tout le monde portait des cocardes tricolores. Le parti clérical s'était montré tellement intolérant que le changement de gouvernement semblait être une délivrance.

La Fayette était considéré comme un homme providentiel, il jouissait alors d'une popularité extraordinaire. On fit un grand nombre de chansons en son honneur; on l'appelait le Héros des deux mondes, le Père de la liberté, etc. Il présenta Louis-Philippe, duc d'Orléans, au peuple comme étant l'homme providentiel qui pouvait sauver la France et faire le bonheur des Français.

Chaque fois qu'il y a une révolution et qu'un ancien sauveur démodé fuit à l'étranger, il se présente presque toujours un nouveau sauveur, qui ne sauve absolument rien, si ce n'est sa caisse. Toutes ces comédies politiques devraient être usées. Eh bien, non, le bon peuple ignorant et, par conséquent, crédule, gobe régulièrement toutes les couleuvres que les charlatans royaux veulent bien lui faire avaler; puis, voyant que c'est encore la même chose, il se fâche de nouveau et chasse celui qui l'a trompé ou qui n'a pas pu mieux faire.

Mon jeune frère Hippolyte est né dans le courant du mois d'août 1830. Il eut pour parrain mon frère aimé et pour marraine une demoiselle du voisinage qui vendait des petites pièces de pâtisserie le soir dans les cafés; le jour, elle en vendait aux militaires qu'elle suivait aux exercices et aux revues. C'était une bonne personne, mais elle avait le malheur d'être laide, la nature s'était montrée avare de ses dons envers elle.

Un jour, elle pria mon père de me laisser aller vendre avec elle, moyennant une somme de cinquante centimes par jour. C'est sous sa direction que j'ai fait mes débuts dans le commerce. Je partais joyeux avec elle, portant un panier rempli de petits gâteaux; j'étais heureux de gagner quelques sous, puis, il faut bien le dire, quand il se trouvait une pièce brisée ou invendable, nous la mangions ensemble. Elle me donnait toujours le plus gros morceau. On n'en mangeait jamais chez mes parents, aussi je trouvais cela excellent.

Il arriva un moment où le travail de mes parents suffit pour nous nourrir tous, alors on nous envoya à l'école. Mes soeurs Marianne et Annette allèrent chez les Soeurs, mon frère Jean-Pierre et moi nous allâmes chez les Frères.

Notre déjeuner se composait d'une morceau de pain que nous mangions en route. Les autres enfants appartenant à des parents plus heureux que les nôtres, mangeaient à l'école avant l'ouverture des cours; c'était l'usage dans ce temps; leur pain était accompagné de fromage, de chocolat ou de fruits, etc. Nous, nous mangions notre pain le long du chemin, nous avions l'amour-propre de cacher notre misère. J'ai remercié bien souvent mes parents de m'avoir envoyé à l'école malgré leur pauvreté.

Quoique je sois un partisan convaincu de l'enseignement laïque, j'ai gardé de la reconnaissance pour les Frères qui m'ont appris à lire, sans eux, j'aurais été probablement privé des nombreuses jouissances que m'a procurées la lecture.

L'enseignement des Frères est défectueux; il y a trop de temps consacré aux exercices religieux et pas assez aux études utiles et sérieuses.

L'École doit être indépendante de l'Église et purement laïque. J'espère que nous en arriverons bientôt là . Mais, pour y arriver, il faut multiplier les écoles normales pour faire des instituteurs ou des institutrices.

Parmi nos voisins, se trouvait une espèce de nain qui cirait la chaussure pour cinq centimes; il stationnait habituellement sur les places, mais le samedi et le dimanche matin il allait à domicile dans les quartiers ouvriers solliciter du travail. Au commmencement des vacances, il me vanta un jour les avantages de son métier, faisant valoir en première ligne le peu d'argent qu'il fallait pour se procurer les instruments de travail, et m'engagea vivement à l'apprendre. Il avait besoin d'un aide, je consentis à l'accompagner en qualité d'apprenti. Il s'établissait dans les cours, sur les paliers ou dans un coin de la montée d'escalier, et moi j'allais de porte en porte demander si on avait de la chaussure à faire cirer. Dès que j'avais obtenu une paire de souliers ou de bottes, je la portais tout joyeux à mon patron. Il n'y avait alors aucun portier ou concierge dans les maisons de Lyon; les étameurs, les raccommodeurs de souliers, les marchands ambulants, pouvaient s'introduire dans toutes les maisons et s'y installer sans que personne leur dise rien. Dans une maison, on me donna une paire de brodequins qui avaient peu servi. Mon patron les regarda d'un oeil d'envie.

- Ils sont tout neufs, ceux-là, dit-il, je vais les essayer et, s'ils me vont, je les garde.

- Je ne veux pas, m'écriai-je, c'est moi qui ai été les chercher, je veux les rendre; si je ne le faisais pas, on me prendrait pour un voleur.

Il les essaya malgré mes prières. Sans la menace d'aller dire son adresse au propriétaire de la chaussure, mon patron filait avec les brodequins sans s'inquiéter des suites. Je rendis les brodequins à la personne qui me les avait donnés, je revins chez mes parents et je ne voulus plus retourner avec ce vilain petit homme.

Le 21 novembre 183 1, je suivis les tambours qui battaient le rappel. Je vis désarmer quelques gardes nationaux à la Croix-Rousse. La foule qui suivait les tambours était composée d'une douzaine d'ouvriers tisseurs mal armés, d'un grand nombre de lanceurs et de gamins attirés comme moi par le bruit.

J'entendais dire dans les groupes qu'on allait se battre parce que les fabricants ne voulaient pas observer le tarif, mais j'étais loin de me douter de ce qui allait arriver. Les tambours, suivis de cette foule qui marchait sans ordre, parcoururent les principales rues de la Croix-Rousse, se rendirent dans la rue Tolozan, firent le tour de la maison Brunet et revinrent à la Croix-Rousse où était le rendez-vous général, pour descendre ensuite par la montée de la Grande-Côte.

Quand la colonne arriva près de la rue de la Vieille-Monnaie, elle fut accueillie par une forte fusillade. Ceux qui tiraient étaient des gardes nationaux appartenant presque tous au quartier des Capucins; ils étaient rangés en bataille et faisaient face à la montée de la Grande-Côte. Quelques ouvriers furent tués; d'autres, en plus grand nombre, furent blessés. Surprise par cette attaque subite, la colonne se débanda; ceux qui la composaient s'abritèrent dans les allées dont les portes étaient encore ouvertes, sauf un certain nombre qui remontèrent la Grande-Côte en courant et criant : Aux armes ! Aux canons de la Croix-Rousse ! On assassine les ouvriers !

Je n'ai pas l'intention de raconter cette lutte entre hommes appartenant au même pays, à la même ville. Je déplore toutes les guerres et particulièrement les guerres civiles.

L'insurrection de novembre 1831 est, selon moi, le premier acte de cette guerre sociale dont les journées de juin 1848 ont été le seconde la Commune de mai 1871 le troisième. La bataille de juin fut appelée l'insurrection de la faim; celle de 1831 mérite encore mieux ce titre; la politique n'y était pour rien, c'était purement une question de salaire. Les ouvriers tisseurs avaient inscrit sur un drapeau noir cette devise : Vivre en travaillant ou mourir en combattant.

En voyant ce qui se passe en Europe et même en Amérique il n'est pas besoin d'être prophète pour prédire que nous n'en avons pas fini avec ces grandes commotions sociales. De toutes parts les travailleurs S'agitent pour obtenir quelque adoucissement à leur situation. Les uns demandent une augmentation de salaire, les autres une réduction sur les heures de la journée de travail, d'autres enfin demandent les deux choses à la fois. Des grèves surgissent de tous les côtés. Ces symptômes, en même temps qu'ils indiquent un malaise général, démontrent que le prolétariat commence à avoir conscience de sa force. Il aspire à s'affranchir. Il veut avoir son 89 ainsi que la bourgeoisie a eu le sien. A cette heure, il cherche sa voie, il tâtonne, il se groupe et se fédéralise; ses aspirations sont encore vagues, mal définies; il sait que sa situation n'est pas ce qu'elle devrait être, mais sans savoir au juste ce qu'il veut, et sans connaître encore les moyens qu'il emploiera pour réaliser ses espérances. La bourgeoisie effrayée de ce mouvement ne cherche qu'à l'entraver, à le retenir par la force, au lieu de se servir de l'influence que lui donnent le savoir et la fortune pour le diriger et le contenir dans des limites raisonnables.

Quand elle a écrasé une de ces formidables insurrections, comme celle de juin 1848 et celle de la Commune, quand elle a emprisonné ou mis sur les pontons vingt, trente, quarante mille hommes; lorsqu'elle a fait une loi contre l'Internationale ou toute autre association ouvrière, elle respire, elle se croit tranquille, parce que le calme règne à la surface. Erreur, illusion ! La question n'est qu'ajournée. C'est ailleurs qu'il faudrait chercher la solution de ce redoutable problème. Au lieu de vivre cantonnés dans leur classe, les bourgeois devraient faire naître des occasions de rapprochement entre eux et les ouvriers. Ils devraient provoquer et organiser des réunions publiques ou privées dans lesquelles les ouvriers seraient invités à venir formuler leurs idées. Les uns et les autres discuteraient et chercheraient les moyens pratiques pour arriver à un résultat satisfaisant pour tous. Patrons et ouvriers s'entendraient bien vite, ceux qui sont instruits éclaireraient ceux qui ont moins de savoir, et à mesure que les questions économiques s'élucideraient, les préventions et les partis pris disparaîtraient. Alors on n'aurait plus à craindre ces épouvantables guerres civiles qui jettent l'effroi dans le pays, qui engendrent la haine et font craindre aux pessimistes que notre nation est en pleine décadence.

Lorsque j'entendis la fusillade, je fus bousculé par tous ceux qui se débandaient, je me mis à courir comme les autres, et dès que je vis une allée ouverte, j'y entrai. J'avais vu des hommes étendus sur le pavé, leur sang s'échappait par différentes blessures. J'étais épouvanté, je pensais à mes parents, à ma mère surtout et je pleurais. Assis sur un escalier de pierre, n'ayant pas mangé le matin, j'avais froid. Plus de vingt personnes de la maison me virent en courant affolées les unes chez les autres pour parler des évènements. Pas une ne fit attention à moi, personne ne me demanda d'où j'étais, ni pourquoi j'étais là . Jusqu'à 4 heures du soir je restai dans cette situation; puis la fusillade et la canonnade cessèrent, le silence se fit, il y eut comme une accalmie dans cette terrible tempête. Les ouvriers étaient victorieux, ils avaient refoulé de la place des Bernardines l'artillerie de la garde nationale et les dragons. Quelqu'un ouvrit la porte de l'allée, j'en profitai pour sortir. Aussitôt que je fus dans la rue, je me mis à courir, espérant arriver chez mes parents avant que le combat recommençât. Mais à la hauteur de la rue des Petits-Pères, une compagnie d'un régiment de ligne barrait la Grande-Côte. Il me fut défendu de passer outre. Comme j'insistais, le capitaine me menaça de son sabre, il prétendit que j'allais porter des renseignements aux insurgés. Tout à coup, je vis ma mère qui avait les traits bouleversés; elle me cherchait depuis longtemps. Je l'appelai : Maman, maman ! Elle courut vers moi malgré les soldats, me prit, m'enleva dans ses bras comme une plume bien que j'eusse alors neuf ans, et ne me lâcha que quand elle m'eut déposé dans la maison. Pauvre mère ! que d'angoisses je lui ai causées ce jour-là . Je fus consigné et tant que la lutte dura, il me fut défendu de m'éloigner de la maison.

CHAPITRE V

Je vais tirer les fers
Les Saint-Simoniens


Quelques mois après les journées de novembre mes parents quittèrent la Grande-Côte et allèrent demeurer au Mont-Sauvage. Pendant l'hiver de 1832, on me plaça en qualité de tireur de fers chez un veloutier de l'ancienne rue Masson. Je travaillais debout depuis 7 heures du matin jusqu'à 10 heures du soir pour gagner cinquante centimes par jour. Ayant eu l'esprit observateur très jeune, je regardais et j'écoutais. Mon patron était jaloux, il était plein de prévenances pour sa femme et s'efforçait de s'en faire aimer. Sa femme passait pour jolie, mais elle abusait de la bonté de son mari. Paresseuse, elle aimait à se lever tard; de plus, elle était coquette et soignait sa personne beaucoup plus que ne le font ordinairement les femmes de chefs d'atelier, lesquelles sont en général surchargées d'occupations. Elle parlait durement à son mari et n'était gracieuse que lorsqu'elle se trouvait en face d'autres hommes. Mon pauvre patron supportait les rebuffades sans se plaindre, du moins devant les ouvriers. S'il sortait dans la matinée pour les affaires de sa profession, il fermait la porte de la chambre où Madame se reposait au bruit du tic tac des métiers, il mettait la clef dans sa poche. Ces précautions n'empêchèrent pas ma patronne de dévaliser son mari; elle prit l'argent, les bijoux et le meilleur linge du ménage et disparut un jour en compagnie de l'ouvrier auquel je tirais les fers.

Peu de temps après, mon père me remit à l'école. Dès que je revenais, je faisais mes devoirs et ensuite je faisais des cannettes. Mon père avait monté trois métiers. Il en faisait aller un, ma soeur aînée Marguerite et mon frère Jean-Pierre faisaient marcher les deux autres. Ma mère continuait son commerce de fruits, etc. L'aîné était soldat au 35e de ligne, et mes deux plus jeunes soeurs et moi nous allions à l'école en alternant de manière qu'il y en eût toujours un de nous trois qui restât à la maison pour faire des cannettes et soigner notre petit frère. Le bien-être semblait vouloir venir chez mes parents. Nous nous en ressentions tous, nous étions mieux nourris que par le passé, le pain était à la disposition de tous. Vers la fin de la Restauration, il y eut un mouvement considérable dans les lettres, dans les sciences et dans les arts. Il se produisit en même temps une éclosion assez forte d'idées politico-socialistes, mais c'est surtout après la Révolution de 1830 qu'elles se répandirent dans le pays. C'est à cette époque que les saint-simoniens, partis de Ménilmontant où était leur établissement principal, rayonnaient dans les départements pour propager leurs doctrines. Leur costume était remarquable. Il tranchait sur la tenue des autres citoyens et attirait l'attention de la foule; Ils étaient vêtus d'une tunique bleue qu'une ceinture serrait à la taille; leur coiffure était une toque ou béret; ils portaient la barbe et les cheveux longs. Dans les rues, mes camarades et moi, nous les suivions, nous les admirions; nous ne savions pas ce qu'ils voulaient, mais comme nous les trouvions beaux, nous disions tous : "Quand nous serons grands, nous nous ferons saint-simoniens, et nous aurons aussi de beaux costumes."

Le hasard voulut que j'eusse le bonheur d'en contempler un et de l'entendre parler toute une soirée.

Au-dessus de l'étage que nous habitions, demeurait un tisseur qui avait une certaine instruction; il s'occupait de politique et de science. Désireux de favoriser la propagande saint-simonienne, il avait offert son local pour y tenir des réunions. Il m'aimait parce que j'avais défait seul un jeu d'anneaux enfilés d'une façon particulière à deux broches parallèles et fermées aux deux extrémités. "Viens chez moi ce soir, me dit-il, tu entendras un homme qui parle admirablement bien. C'est Jean Reynaud, un apôtre du saint-simonisme. "

Je ne manquai pas au rendez-vous. Je n'étais pas encore à même de comprendre le discours de l'orateur, néanmoins j'ai gardé un bon souvenir de cette soirée.

En grandissant, j'étais devenu robuste, j'aimais les jeux et les exercices violents. Je n'étais pas querelleur, de bonne heure j'ai eu le sentiment de la justice. Je n'insultais jamais mes camarades; bien qu'ayant une propension a la raillerie, je ne le faisais jamais de façon à les fâcher. Je ne souffrais pas qu'on m'insultât ou qu'on molestât un de mes amis. Sans m'inquiéter de la taille de mon adversaire, s'il m'avait frappé le premier, je ripostais et je lui sautais dessus. Étant très souple de corps et d'une grande adresse à la lutte, mes adversaires ne venaient que rarement à bout de moi; le plus souvent, à l'aide du coup de hanche ou d'un crocen-jambe, je leur faisais perdre l'équilibre et, une fois à terre, c'était fini.

Dans mon enfance je louchais beaucoup; cette irrégularité dans le regard s'est corrigée à mesure que je grandissais et a fini par disparaître tout à fait. J'ai toujours eu un oeil plus faible que l'autre, ainsi que la plupart des personnes affectées de strabisme. Cette défectuosité avait pour moi deux graves inconvénients. Elle m'attirait les plaisanteries de mes compagnons de classe et même celles des grandes personnes. les enfants chantaient en me voyant la chanson

Borgne, borgne, vois-tu clair ?

Non, monsieur, je vise en l'air, etc. Les grandes personnes me disaient : "Dis donc, petit, tu regardes la Champagne pour voir si la Picardie brûle ?"

L'autre inconvénient était celui-ci : tous les chiens sans exception aboyaient quand je les regardais. Mon regard les inquiétait, les agaçait; aussi, j'avais soin de les éviter; si j'en voyais un dans la rue, je passais au large. Je ne savais à quoi attribuer cette espèce d'antipathie que les chiens éprouvaient pour moi, ce n'est que bien des années après que je me suis rendu compte du mauvais effet que mes yeux produisaient sur eux. Lorsque mon regard est devenu correct, les chiens ont cessé d'aboyer en me voyant, ils ont fini par se laisser caresser par moi. Malgré cela, je n'en élèverai jamais par agrément. Je n'ai pas de haine contre eux, mais je ne les aime pas. Je serais injuste si je rendais les chiens d'aujourd'hui responsables des terreurs et des désagréments que m'ont causés leurs aînés.

Je grimpais sur les arbres avec une facilité étonnante. Par suite de cet exercice mon pantalon était souvent déchiré aux genoux et au fond; ma mère se fâchait, le raccommodait, y mettait des pièces telles qu'elles les avait, peu importait la nuance. Mon père m'avait surnommé brise-fer. Il me menaça maintes fois de me faire faire un pantalon avec des tuyaux de poêle.

Dans le courant de 1833, mes parents quittèrent le Mont-Sauvage et allèrent habiter le quartier des Anciens-Tapis. C'est là que ma soeur la plus jeune est née.

Le travail allait bien et l'atelier marchait. Ma mère cessa son commerce de fruits, elle resta à la maison pour allaiter ma petite soeur et s'occuper du ménage. Malheureusement la prospérité dont mes parents jouissaient fut fatale à mon père; au lieu d'aller au café ou au cabaret de temps en temps, il contracta l'habitude d'y aller tous les soirs. Il prisait déjà et, à cette époque, il se mit à fumer.

Dans le courant de mars 1834, je fis ma première communion; j'avais onze ans et demi. Mon père ne croyait plus en Dieu, il nous le disait chaque jour, mais il prétendait que nous devions faire notre première communion par respect humain, pour faire comme les autres. Dans la paroisse des Chartreux où j'allais au catéchisme, il y avait alors plusieurs pensionnats; j'avais remarqué que les élèves de ces maisons étaient l'objet d'une préférence illimitée de la part de M. le curé et de MM. les vicaires. Au catéchisme ils avaient les premières places; à l'église, ils avaient aussi des places réservées, en un mot, on avait pour eux toutes sortes d'égards. Les élèves des écoles gratuites étaient au contraire menés rudement; j'ai vu souffleter par un vicaire, dans l'église même, plusieurs fois quelques-uns de mes camarades. On était d'une exigence extrême pour les enfants des pauvres et d'une indulgence sans borne pour les enfants des riches. Les élèves des pensionnats ne savaient jamais ni catéchisme ni évangile; on les interrogeait à peine pour ne pas les humilier en notre présence, tandis que nous, nous devions savoir l'un et l'autre, sous peine d'être punis ou d'être renvoyés à l'année suivante. Il est bien certain que je ne veux pas dire que les élèves des pensionnats ne savaient rien; on leur apprenait des choses qui devaient leur être plus utiles dans la suite. Voilà tout.

Généralement, chez les catholiques, le jour de la première communion est un jour de fête; il n'en fut pas un pour moi.

Mon père avait conservé ses goûts de la campagne en ce qui concernait les vêtements, de sorte que je n'étais pas habillé de la même manière que les gens au milieu desquels nous vivions. Tous les autres enfants avaient des redingotes en drap plus ou moins fin, et moi, je n'avais qu'une veste courte; leurs cierges étaient gros et longs, le mien était court et mince; ils avaient des gros sous et même des pièces de dix sous pour mettre dans le plat lors des quêtes et je n'avais pas même de petits sous. Malgré moi, je me sentais humilié, j'aurais voulu ne pas être là ; j'eus de la colère, de l'envie, j'étais malheureux. Depuis, j'ai réfléchi souvent aux sentiments que j'ai éprouvés dans cette circonstance, et lorsque ma raison a été formée, que mon intelligence a été développée, j'ai reconnu que j'avais tort. L'envie est un sentiment bas qui ne doit pas exister dans le coeur d'un honnête homme.

Quelques semaines après ma première communion, il se passa des faits d'une certaine gravité à l'école où j'allais. Le Frère directeur était un homme intelligent, très bon, doux; il enseignait mieux que n'enseignaient la plupart de ses collègues, il aimait les enfants et ses élèves le chérissaient.

Chaque dimanche, quelques demoiselles venaient à l'école peigner ceux d'entre nous qui avaient perdu leur mère. Elles apportaient une grande feuille de papier blanc, la déroulaient et chaque coup de peigne faisait tomber dru comme grêle un gibier abondant. Lorsque la chasse était finie, elles s'en allaient pour revenir le dimanche suivant. Ces braves filles étaient très méritantes; elles travaillaient sur le métier tous les jours de la semaine, du matin au soir; au lieu de jouir du repos auquel elles avaient droit, elles se dévouaient et faisaient gratuitement un travail répugnant.

Leur maîtresse avait dépassé la quarantaine, elle était forte et avait dû être belle dans sa première jeunesse. Son costume n'était ni celui d'une bourgeoise, ni celui d'une ouvrière endimanchée, ni celui d'une religieuse : c'était un costume mixte, moitié laïque et moitié religieux. Pendant que les demoiselles peignaient les enfants, elle causait avec le Frère et une grande intimité s'établit entre eux. Il ne s'écoula bientôt plus de semaine sans qu'elle vînt seule le voir. Il y avait une pièce où les Frères déposaient leurs manteaux; la dame y entrait, le Frère avant de la suivre remettait son signal à un élève et celui-ci surveillait ses camarades pendant l'entrevue du Frère et de la dame. Lorsqu'il rentrait dans la classe, le Frère nous montrait une bourse qui paraissait contenir quelques pièces de cinq francs et disait "Mes chers enfants, je viens de parler de vous avec Mlle X ... ; elle m'a donné cela pour vous acheter de jolis livres de prix. " C'était chaque fois le même prétexte qui avait motivé l'entrevue. Ils causaient de nous avec beaucoup d'animation, sans doute, car ils sortaient de la chambre avec des figures rouges comme des coquelicots. Comme tous les amoureux, ils étaient imprudents, ils ne pensaient pas que parmi ces enfants de onze à quatorze ans, il pût s'en trouver qui pensassent à autre chose. Un des plus grands alla regarder par le trou de la serrure, puis un autre, enfin tous voulurent donner un coup d'oeil dans cette pièce mystérieuse. Des parents furent informés, des rapports furent faits au supérieur et un jour notre cher Frère fut envoyé dans un autre quartier de la ville. Ses élèves, qui l'aimaient beaucoup, ne voulurent pas suivre les cours de son successeur. Ils se concertèrent et, sauf quelques enfants, plus craintifs ou plus indifférents que les autres, tous partirent sur deux rangs, sous la conduite des plus anciens, pour se rendre à la maison mère où se trouvait le supérieur. Le Frère portier nous introduisit dans une grande salle, le supérieur fut prévenu et se rendit près de nous. Dès que nous le vîmes, nous nous jetâmes à genoux et nous le suppliâmes de nous rendre notre cher Frère. Nous pleurions presque tous. Assez embarrassé d'abord en présence d'une manifestation à laquelle il ne s'attendait pas, le supérieur nous dit : "Mes chers enfants, je voudrais pouvoir vous accorder ce que vous me demandez. Le Frère X... appartient à l'Ordre, et il n'est pas libre, ses supérieurs l'envoient où ils croient qu'il sera le plus utile." Il nous fit l'éloge du nouveau Frère, nous parla avec douceur et nous engagea à retourner paisiblement à l'école, nous promettant le pardon pour notre absence illégale.

Le lendemain, nous nous rendîmes chez M. le curé des Chartreux qui nous tint à peu près le même langage.

A la suite de cette entrevue nous nous réunîmes sur la place des Anciens-Tapis, et là nous tînmes conseil sur la conduite que nous devions tenir. Nous décidâmes que nous irions successivement dans toutes les écoles de la ville dirigées par les Frères jusqu'à ce que nous ayons trouvé celui que nous cherchions.

Après avoir visité plusieurs écoles, nous le trouvâmes à la Guillotière. Nous lui racontâmes tout ce que nous avions fait pour le retrouver depuis qu'il avait cessé de nous faire la classe. Il fut vivement touché de cette preuve d'amitié, il pleura avec nous et nous dit qu'on avait fait de faux rapports contre lui; puis il nous engagea à retourner à l'école et nous embrassa tous.

Cette petite mutinerie avait duré trois semaines, plus de la moitié des élèves avait tenu bon jusqu'au bout. Nous retournâmes à l'école, le nouveau Frère nous administra à chacun une volée de coups de férule, et l'ordre régna de nouveau dans la classe

J'ai oublié de parler d'un fait qui s'est passé pendant les vacances de l'année 1833. Ce fait démontre le danger qu'il y a d'envoyer travailler les enfants chez certains célibataires. Mon père m'avait placé tireur de fers chez un individu qui demeurait seul dans la rue des Fossés, aujourd'hui rue d'Austerlitz. Cet homme n'avait chez lui qu'un métier de velours et un petit ménage qu'il faisait lui-même. Chaque matin, j'emportais un morceau de pain et un peu de fromage ou une pomme pour mon déjeuner à 9 heures; à 1 heure j'allais dîner chez mes parents. Mon patron dînait dans un restaurant du voisinage, mais le matin il mangeait chez lui. Il me faisait faire ses commissions; c'était ordinairement de la charcuterie qu'il m'envoyait acheter. Quelquefois il me donnait une tranche de saucisson et le dimanche, en me payant ma semaine, il me donnait quelques sous d'étrennes. J'étais enchanté, je trouvais que mon patron était le meilleur des hommes. Mes parents étaient contents aussi; tout allait bien. Mais un jour, jugeant sans doute qu'il avait assez fait pour gagner mon amitié, il crut que je n'oserais rien lui refuser. Il me tint un langage ignoble, et, après avoir chanté des chansons dégoûtantes, il me fit des propositions infâmes. Ce misérable voulut me saisir dans ses bras; je me débattis et je me sauvai en criant. Mes cris l'effrayèrent, car il n'osa pas m'empêcher d'ouvrir la porte et de fuir. Je courus jusque sur la place de la CroixRousse. Mais là, je fus bien embarrassé. Comment prévenir mes parents ! Je n'aurais jamais osé en parler à ma mère et je craignais trop mon père pour le lui dire. Il était vif, emporté, de plus il avait pris l'habitude de nous frapper avant d'écouter nos explications, quand il croyait que nous avions tort. Au lieu de rentrer à la maison, de dire résolument ce qui s'était passé, je temporisai, espérant que le courage me viendrait, puis je rencontrai d'autres gamins de mon âge et je m'amusai avec eux. Mais quel ne fut pas mon étonnement, deux ou trois heures après ma fuite, quand je vis passer mon patron avec ma soeur Marianne. Le gredin avait eu l'audace d'aller se plaindre à mon père; il lui dit que je l'avais campé, c'est-à -dire quitté sans motif. Mes parents le crurent et on lui donna une de mes soeurs pour aller travailler à ma place. Dès que je le vis passer, je n'y tins plus; craignant qu'il ne se conduisît avec ma soeur comme il s'était conduit avec moi, je courus chez mon père pour tout dire et empêcher peut-être un malheur. Lorsque j'entrai à la maison, mon père vint pour me frapper, je fis le tour des métiers pour échapper aux coups. En même temps, je racontais ce qui avait motivé ma fuite. Mon père ne prit pas le temps de passer un habit : "Viens vite avec moi, dit-il, conduis-moi chez cette canaille."

A peine entré chez mon patron, mon père dit à ma soeur : "Va vite à la maison." Puis il s'élança sur le misérable qui était devenu pâle en nous voyant. Mon père le saisit par le cou et lui dit : "Vous êtes un ignoble gredin." Puis il le souffleta, et nous partîmes.

CHAPITRE VI

Journées d'Avril 1834 à Lyon
Départ pour Besançon


Au mois de mars de l'année 1834, la population ouvrière lyonnaise était dans une agitation extrême. Quelques détails sont nécessaires pour expliquer ce qui avait pu surexciter cette classe de travailleurs d'ordinaire si paisible. Un grand nombre d'ouvriers tisseurs appartenaient à la société dite des Mutuellistes ou à la Société des droits de l'homme.

La première de ces sociétés s'occupait des questions de salaires et de tout ce qui se rattachait directement au tissage. L'autorité, croyant la tranquillité publique menacée, voulut sévir; elle fit arrêter quelques chefs mutuellistes et empêcha la vente sur la voie publique du journal de la Société des droits de l'homme.

Exaspérés par ces mesures, les ouvriers préparèrent une manifestation pour le jour où devait avoir lieu le jugement des chefs mutuellistes. Ces derniers étaient poursuivis pour délit de coalition. Les chefs mutuellistes avaient espéré obtenir une augmentation de salaire en suspendant le travail, ils avaient donné des ordres pour empêcher un certain nombre de métiers de battre et notamment ceux qui servaient à fabriquer la peluche pour chapeaux. Les fabricants ne voulant pas consentir à une augmentation du prix des façons et lésés dans leurs intérêts par cette grève qui les mettait dans l'impossibilité de tenir leurs engagements vis-à -vis de ceux qui leur avaient commandé des étoffes, eurent recours à l'autorité. De là les arrestations et les poursuites judiciaires exercées contre les chefs de la grève, le droit de grève n'étant pas encore légal.

Aujourd'hui que la Société des mutuellistes a cessé d'exister, il n'y a aucune indiscrétion à donner quelques renseignements sur son organisation. Cette société était composée d'un nombre indéterminé de groupes de vingt membres; chaque groupe formait un atelier; cinq ateliers formaient une petite fabrique.

Chaque atelier nommait un délégué et les délégués de cinq ateliers nommaient le chef de la petite fabrique, puis cinq chefs de petite fabrique nommaient un chef de fabrique et enfin les chefs de fabrique nommaient les patrons qui formaient le comité suprême ou directeur.

L'association était essentiellement secrète; les lois d'alors ne permettaient pas aux ouvriers de se concerter, de se coaliser pour s'opposer à une diminution de salaire ou pour obtenir une augmentation du prix de la main-d'oeuvre. Comme il se glisse des espions ou des délateurs presque partout, les fondateurs avaient voulu autant que possible circonscrire les mauvais effets d'une dénonciation; aussi les adhérents mutuellistes ne connaissaient que les membres de l'atelier auquel ils étaient affiliés, les délégués d'atelier ne connaissaient que le chef de la petite fabrique dont leurs groupes faisaient partie, et ainsi de suite; de sorte que l'existence de la société semblait à l'abri d'une dissolution générale et n'avait à redouter que des persécutions partielles.

Chaque atelier avait un nom dans le genre des loges maçonniques, tel que la Bienfaisante, la Persévérante, la Courageuse, etc.

Pour faire partie d'un atelier, il fallait être présenté par un ou plusieurs membres de ce groupe. Une enquête était faite sur la moralité de celui qui lui était présenté; si le résultat de l'enquête lui était favorable, celui ou ceux qui l'avaient présenté lui faisaient des ouvertures, s'il acceptait, il était reçu mutuelliste après avoir subi quelques épreuves ainsi que cela se pratiquait dans toutes les sociétés secrètes de cette époque; si, au contraire, il refusait d'en faire partie, on n'en parlait plus.

Dans les réunions, les sociétaires ne devaient pas s'occuper de politique; c'était avant tout une société de secours mutuels; les membres devaient s'entr'aider en cas de maladie, de chômage forcé, se renseigner pour le travail, etc.

Le comité des patrons s'occupait des questions générales qui pouvaient intéresser tous les membres de la société. Il communiquait ses ordres aux chefs des petites fabriques, et ces derniers les faisaient parvenir aux délégués d'atelier, lesquels en donnaient connaissance aux membres qui composaient les groupes.

La fondation de cette société remontait à 1828; elle sombra en 1834 à la suite des journées d'avril, puis elle fut réorganisée plus tard sur des bases nouvelles, et ce n'est qu'en 1848 qu'elle cessa d'exister. Une ère de liberté semblait la conséquence de la Révolution de février; les membres les plus influents de la Société des mutuellistes crurent que toutes les questions économiques pourraient se traiter au grand jour, et dès lors ils jugèrent la société inutile et prononcèrent sa dissolution.

Cette société a eu deux journaux chargés de défendre ses intérêts, ou, pour être plus exact, pour s'occuper des intérêts généraux des ouvriers en soie : l'Echo de la fabrique et l'Avenir. Tous deux ont cessé de paraître faute d'un nombre suffisant d'abonnés.

C'est le 6 avril 1834 que le conflit éclata entre la troupe et les ouvriers. Le premier individu qui a provoqué la troupe en tirant un coup de pistolet sur elle fut tué par les soldats qui ont riposté aussitôt. Dans les poches de cet homme on trouva une carte d'agent secret : ce misérable avait été tué en remplissant son rôle d'agent provocateur. Les républicains qui faisaient partie de la Société des droits de l'homme coururent aux armes. Un certain nombre de membres de cette société étaient également affiliés à la grande Association des mutuellistes. Des barricades s'élevèrent sur différents points de la ville, et notamment dans le quartier des Cordeliers, puis à la Croix-Rousse, à la Guillotière et à Vaise. Les insurgés, peu nombreux, mal armés, presque sans munitions, abandonnés par une partie de leurs chefs, se défendirent héroïquement. Dès le premier jour, on pouvait prévoir que cette insurrection serait vaincue. Les républicains n'étaient pas assez nombreux pour prendre l'offensive, ils ne pouvaient que défendre les positions qu'ils occupaient. L'armée, au contraire, recevait des renforts tous les jours; mieux armée et bien disciplinée, elle devait nécessairement triompher de la résistance.

Toutes les positions occupées par les républicains furent enlevées de vive force par la troupe pendant les quatre premiers jours. La Croix-Rousse seule n'était pas encore au pouvoir de l'armée. Dans la nuit du 10 au 11, la résistance avait cessé partout. Le général en chef prit ses dispositions pour investir la Croix-Rousse et prendre les insurgés à revers. La Croix-Rousse était alors séparée de Lyon par un mur d'enceinte; elle aurait pu prolonger la résistance peut-être un jour ou deux encore.

Des sommations furent faites aux républicains; on leur donna l'ordre de déposer les armes, sans quoi la ville serait brûlée. Des propriétaires, auxquels se joignirent des chefs d'atelier, firent comprendre aux derniers combattants que la partie était perdue pour eux, qu'en prolongeant la lutte ils attireraient de grands malheurs sur la Croix-Rousse, sans aucun profit pour leur cause.

Cédant aux prières et non aux menaces, cette poignée de républicains se dispersa, les uns parvinrent à se réfugier en Suisse, d'autres se cachèrent et un certain nombre de ces braves furent arrêtés et conduits en prison pour être jugés.

Le contre-coup des évènements de Lyon se fit sentir à Paris. Le parti républicain crut le moment opportun pour tenter de renverser le gouvernement de Louis-Philippe. Malgré la diversion que faisait Lyon, il était téméraire d'engager la lutte avec aussi peu d'éléments de succès. Ce mouvement était prématuré, la monarchie de juillet avait encore pour elle les sympathies du pays. L'insurrection fut écrasée rapidement. La répression fut terrible. Dès cette époque Bugeaud devint célèbre; dans le parti républicain on ne l'appela plus que le héros de la rue Transnonain-, c'est dans cette rue que les insurgés perdirent le plus grand nombre des leurs.

Il n'y avait alors que ceux qui payaient un cens (impôt) assez élevé qui étaient électeurs. La masse des travailleurs ne prenait aucune part à la nomination des députés, c'est ce qui légitimait ces insurrections. Il n'en est plus de même aujourd'hui, la Révolution de 1848 a établi le suffrage universel, tous les citoyens âgés de vingt et un ans qui jouissent de leurs droits civils et politiques sont électeurs, et il suffit d'être âgé de vingt-cinq ans pour être éligible. Avec le suffrage universel les insurrections sont criminelles et n'ont plus raison d'être. Le bulletin de vote doit remplacer le fusil.

Il y avait cinq ans que mes parents habitaient Lyon; ils n'avaient pas à regretter d'y être venus, car, après bien des tribulations, ils étaient arrivés à un degré de prospérité qu'ils n'avaient pas connu auparavant.

Mon père, je l'ai dit déjà, aimait beaucoup son pays natal, la Franche-Comté. Il avait conservé l'habitude de parler avec ses enfants le patois des environs de Besançon. Jamais il ne nous parlait français, et mes frères et moi nous lui parlions toujours patois; nous ne parlions français qu'à notre mère qui ne parlait pas le patois de Besançon.

En proie encore une fois à une sorte de nostalgie, mon père vendit ses meubles. Il donna un métier à ma soeur Marguerite, il en donna un également à mon frère Jean-Pierre, et au mois de juin 1834, nous nous embarquâmes sur un bateau à vapeur qui nous transporta à Chalon-sur-Saône; une diligence nous conduisit de cette ville à Besançon. Nous étions sept, mon père, ma mère, mes soeurs Marianne, Annette et le plus jeune que ma mère allaitait encore, puis mon frère Hippolyte et moi. Mon frère aîné était soldat et ma soeur aînée et mon frère Jean-Pierre étaient restés à Lyon.

Mes parents allèrent de nouveau s'établir au faubourg Rivotte. Ce faubourg n'a qu'un rang de maisons resserrées entre la route et le pied de cette espèce de montagne sur laquelle est bâtie la citadelle; de l'autre côté de la route coule le Doubs.

Mon père se réinstalla teinturier, mais l'ouvrage n'arrivant qu'en petites quantités, il comprit qu'il avait fait une faute capitale en quittant Lyon. Les ressources de la famille diminuaient rapidement; de plus nous eûmes le malheur de perdre ma soeur Marianne. Mon père en fut douloureusement affecté. C'était la plus jeune des enfants de sa première femme; il la préférait à tous les autres, et personne n'en était jaloux. La pauvre petite n'avait pas connu sa mère; de plus elle avait un tempérament délicat et n'avait jamais joui d'une bien bonne santé. Ces raisons faisaient qu'on lui passait beaucoup de petites fantaisies, et malgré certaines bizarreries de son caractère, nous l'aimions beaucoup.

Six mois après notre départ de Lyon, mon père, voyant que ses affaires ne prenaient pas de l'accroissement, prit la résolution d'y retourner; il n'avait pas suffisamment d'ouvrage pour s'occuper à Besançon. Il partit seul d'abord et promit de nous faire venir près de lui, dès qu'il aurait gagné de l'argent pour remonter un atelier.

Ma mère resta seule avec ses quatre enfants. J'étais l'aîné et j'avais douze ans.

Je commençais dès lors à avoir une partie des soucis du ménage. Ma mère étant complètement illettrée, je tenais les livres, j'enregistrais les marchandises que les habitants de la campagne ou de la ville nous apportaient à teindre. Ma présence était donc indispensable, surtout le matin, soit pour recevoir, soit pour livrer les marchandises, mais j'avoue que ma mère fut obligée de me faire chercher plus d'une fois dans le voisinage; j'étais si jeune !

La rivière coulait à quelques mètres de la maison : c'est grâce à ce voisinage que je devins un nageur de première force.

Nous avions pour voisin un voiturier dont la femme était morte depuis plusieurs années; le pauvre homme était resté veuf avec six filles et un garçon. Son métier l'obligeait à s'absenter souvent; ses enfants, privés de toute surveillance, grandirent et s'élevèrent au hasard. Les filles aînées furent débauchées dès l'âge de quinze ou seize ans par des hommes peu scrupuleux qui abusèrent de la situation de ces malheureuses orphelines. L'exemple donné par les aînées fut fatal aux plus jeunes.

Il y en avait une, âgée de dix-sept ans, qui avait un caractère et des allures presque virils. Elle était grande, forte et, sans être jolie, d'une figure agréable. Elle montait à cheval comme un écuyer et nageait admirablement. Cette fille originale m'avait pris en affection. Elle m'aimait parce que j'étais hardi; je grimpais adroitement sur les arbres, je gravissais des rochers réputés inaccessibles, me

cramponnant à une aspérité de la pierre, à une touffe d'herbe ou à une racine. J'ai souvent exposé ma vie pour aller cueillir dans les rochers des fleurs jaunes, au parfum pénétrant, espèce de giroflée sauvage que les habitants du faubourg Rivotte appelaient violette de roche. Lorsqu'elle voulait m'emmener un peu loin, hors de la ville, elle venait trouver ma mère et lui disait : "Madame Commissaire, prêtez-moi donc Bastien, s'il vous plait. Quand il est avec moi par les chemins, je n'ai pas plus peur que si j'avais un homme avec moi." Ma mère faisait un peu la mine, mais elle était si bonne : elle n'osait pas refuser.

Cette brave Françoise m'empruntait à ma mère comme elle aurait emprunté un outil, un ustensile de ménage ou un objet quelconque. Quand il fit chaud, elle m'emmena le long de la rivière; c'était au printemps de 1835. Loin de la ville, elle choisissait un endroit caché au milieu des broussailles et des hautes herbes. Là, nous quittions nos vêtements et nous entrions dans la rivière; elle nageait très bien, nous traversions plusieurs fois le Doubs sans nous reposer, nous allions jusqu'à la rive opposée et nous retournions sans prendre pied.

La première fois que je vis cette forte fille dans une tenue qui rappelait celle d'Ève avant d'avoir cueilli la pomme, je fus choqué, ma pudeur se révolta.

- Françoise, lui dis-je (elle ne voulait pas que je l'appelasse mademoiselle), estce que vous allez vous baigner comme ça ?

- Tiens ! que tu es drôle, est-ce que tu crois que je vais m'habiller pour me mettre à l'eau ? D'ailleurs, personne ne me voit.

J'étais encore trop petit pour être quelqu'un pour elle. Ces faits, qui semblent insignifiants, ont pourtant une grande importance si l'on y réfléchit. Que de choses poussent à la démoralisation les enfants des pauvres, et combien il faut de force morale à ceux qui résistent et deviennent quand même d'honnêtes citoyens.

Deux ou trois ans plus tard, j'ai revu cette fille à Lyon. Elle vint nous voir vêtue avec des habits d'homme. Nous lui demandâmes la raison de ce travestissement. Elle nous dit qu'elle était la maîtresse d'un patron marinier qui la faisait habiller comme cela parce que le propriétaire du bateau ne voulait pas de femme à bord ; de plus, elle travaillait et était payée comme un marinier.

Dans la maison que nous habitions, demeurait une demoiselle d'une beauté remarquable; elle était entretenue par un riche négociant de la ville. Elle aimait à la folie, disait-elle, les spectacles et les bals. Son amant ou son monsieur, ainsi qu'elle l'appelait, était marié et ne pouvait sans se compromettre l'accompagner au théâtre ou ailleurs. La demoiselle faisait d'autres connaissances et changeait

souvent. Les amoureux écrivaient des lettres. La belle, qui ne savait pas écrire, s'adressait à moi, de sorte que j'étais le secrétaire et le confident de cette fille. Elle avait une soeur très laide, la nature s'était montrée bien avare à son égard. La malheureuse vola quelques bûches de bois sur le port. Elle fut prise en flagrant délit par un commissaire de police; elle aurait été infailliblement condamnée à la prison sans l'intervention de sa soeur. Ce magistrat fut séduit par la beauté de cette fille et l'affaire du vol de bois n'eut pas de suite.

J'aidais ma mère dans son travail, quand nous avions fini de teindre le peu de marchandises qu'on nous apportait; ma mère raccommodait nos vêtements et notre linge, et moi j'allais pieds nus à travers les rochers ou dans les forêts chercher du bois mort. Je dois avouer qu'ignorant les lois qui régissaient la propriété, je rapportais quelquefois du bois vert que je coupais à l'aide d'une serpette.

En allant au bois, j'avais fait la connaissance d'un garçon de seize ans qui gardait un troupeau composé d'une vingtaine de chèvres et d'un bouc. Un jour je le trouvai dans les rochers; c'était à mi-côte, il y avait là une petite plate-forme sur laquelle la poussière apportée par les vents et les détritus des végétaux avaient fait une couche d'humus ou l'herbe poussait à merveille. On ne pouvait pas la voir de la route qui passait au pied de la montagne ni du sommet, parce que des rochers la surplombaient. Je félicitai ce pâtre d'avoir découvert un endroit aussi agréable où il pouvait se reposer. Il me dit qu'il venait là lorsqu'il voulait s'amuser. Puis ce dégoûtant chevrier se livra, malgré mes protestations, avec une de ses chèvres à des exercices qui me révoltèrent. Quelques jours plus tard, je le rencontrai dans une autre partie de la montagne; il avait cueilli des fraises, il les mit dans une écuelle qu'il portait dans son sac, il fit couler du lait chaud sur les fraises et m'en offrit. Je ne voulus pas en goûter; ce que j'avais vu quelques jours auparavant m'avait fait tellement horreur que j'avais pris en aversion le berger et le troupeau.

Quandje pouvais m'échapper de la maison, j'allais avec des camarades sur le vieux pont de Bregille, et, debout sur la barrière, nous piquions des têtes dans la rivière. Lorsque le Doubs est bas, ses eaux ont une grande limpidité; à trois ou quatre mètres de profondeur on distingue les petits poissons et la couleur des graviers. Il arrivait de temps en temps que des promeneurs s'amusaient à nous jeter des sous. Nous plongions, et l'un de nous remontait le sou à la main. Nous étions rarement obligés de plonger deux fois pour le même; cela arrivait seulement lorsque nous nous poussions au fond de l'eau pour le prendre; l'eau se troublait, nous ne distinguions plus rien, puis le besoin de respirer nous contraignait à remonter à la surface.

Pendant notre séjour à Besançon, j'eus le bonheur de sauver la vie à un enfant de cinq à six ans, ainsi qu'à un de mes camarades qui était de mon âge. Voici dans quelles circonstances : la bonne d'une famille bourgeoise avait été sur un radeau laver du linge pour sa maîtresse. Un rudiment de passerelle fait avec des plateaux donnait accès à ce radeau, la bonne tournait le dos au bord, elle était agenouillée et agitait dans l'eau la pièce qu'elle voulait laver. L'enfant de ses maîtres vint la trouver, il avait passé sur la passerelle et voulut faire comme elle; il se baissa pour toucher l'eau, mais il perdit l'équilibre et tomba dans la rivière. La bonne poussa de grands cris et m'appela. J'étais dans une barque amarrée au radeau, je m'amusais à la faire balancer en me penchant à droite et à gauche. Courir sur le radeau et sauter à l'eau tout habillé fut l'affaire de quelques secondes. Heureusement l'enfant était tombé presque au bout du radeau, en aval, sans cela il aurait pu passer dessous et son sauvetage aurait été plus difficile. Le courant était peu rapide, je l'atteignis bien vite. Le petit garçon avait autour du cou un grand col que l'eau soulevait : je saisis ce col, mais il se déchira; néanmoins ce mouvement l'avait rapproché de moi, je pus le prendre par sa robe, puis par un bras. Je le soulevai de façon à ce que sa tête fût hors de l'eau et je gagnai la rive en nageant d'un bras et des pieds.

Les cris de la servante avaient attiré la mère de l'enfant et quelques personnes qui se trouvaient près des chantiers de bois. Quand je touchai le fond, je pris l'enfant dans mes bras, je sortis de l'eau et le remis à sa mère. Celle-ci s'aperçut que le col était déchiré : Oh ! l'imbécile, dit-elle, il lui a déchiré son col. Voilà les seuls remerciements ou félicitations que j'aie reçus de cette dame.

J'allai chez ma mère; elle savait déjà que j'avais sauvé le petit Henri, elle m'embrassa.

- La mère de ce petit doit être bien contente, dit ma mère; sans toi, il se serait noyé.

- Je ne sais, maman, mais voilà ce qu'elle a dit, (Je répétais les paroles de la dame.)

- Est-ce possible, s'écria ma mère, cette femme n'aime donc pas son enfant ?

Ma mère me donna une chemise sèche et mon pantalon des dimanches pour me changer.

Quelques semaines après ce petit évènement, je me promenais en remontant le Doubs en dehors de la ville; j'étais avec un de mes camarades âgé de douze à treize ans comme moi. Lorsque nous arrivâmes près d'une écluse, j'eus envie de me jeter au milieu de cette eau à laquelle le barrage donnait une rapidité qu'elle n'avait pas ailleurs. Je me déshabillai et m'élançai au milieu du courant. Le temps était beau, il y avait quelques promeneurs, je devins pour ces désoeuvrés un sujet de distraction. Ils s'arrêtèrent et me regardèrent faire toutes sortes d'évolutions dans l'eau. Je plongeais, je nageais sous l'eau et j'allais sortir à quelques mètres plus loin, je faisais la planche, je tirais ma coupe, etc. Mon camarade, Louis ou Lili, ainsi qu'on l'appelait, fut jaloux de mon succès; il voulut aussi se jeter dans le courant. Il nageait à peine, ce n'était qu'au prix de grands efforts qu'il se soutenait sur l'eau; ses mouvements étaient brusques et courts, il se pressait trop et se fatiguait sans avancer.

Entraîné par le courant, il s'effraya, ses forces s'épuisèrent avant qu'il eût pu gagner un remous et le bord. Il lutta tant qu'il put, puis il se troubla et cria au secours. Les gens qui nous regardaient me dirent : Ton camarade se noie. Je gagnais la rive rapidement, mon coeur battait avec force, j'étais très ému. Je courus sur les galets et dès que je fus en face de mon ami, je me jetai à l'eau. Il avait perdu connaissance, il s'agitait encore convulsivement, mais sa tête était sous l'eau. J'arrivai derrière lui et je le saisis par ses grands cheveux noirs ; je soulevai sa tête, mais ce fut inutile, tout mouvement avait cessé. Pour lui tenir la tête hors de l'eau, j'étais obligé de nager presque debout : je n'avançais pas, j'étais fatigué et ne voulant pas lâcher mon camarade, je criai en pleurant : "personne ne viendra donc

m'aider ! " Personne ne vint. Ceux que j'avais amusés par mes évolutions et mes tours d'agilité un instant auparavant me regardaient, mais ne faisaient rien pour .m'aider. Un pêcheur qui passait par là s'était arrêté et me regardait lutter pour gagner la rive. Ce pêcheur avait une perche ou canne d'une seule pièce de cinq à six mètres de longueur. Lorsque je ne fus plus qu'à quelques mètres du bord., je m'adressai à cet homme :

Monsieur le pêcheur, lui dis-je, tendez-moi votre canne, je n'en puis plus.

Oui, tu me la casserais !

Telle fut sa réponse. Après bien des efforts, je parvins à prendre pied, je traînai mon pauvre Lili hors de l'eau. Les dames excitèrent les hommes à soigner mon ami, ils le portèrent sur l'herbe, puis ils le couchèrent et le frictionnèrent. Je m'assis sur la terre tout essoufflé, mais je regardais l'homme à la ligne d'un air farouche; si j'avais été assez fort, je crois que je l'aurais battu. Ce vieil égoïste aurait laissé périr mon camarade et moi, par crainte de casser la canne de sa ligne. Au moment où cette scène se passait, l'éclusier était absent; aussitôt qu'il rentra, sa femme lui raconta tout. Il apporta une bouteille d'eau-de-vie de marc et m'en fit boire un peu; cela me ranima. Mon camarade était revenu promptement à la vie; le brave éclusier lui donna de son eau-de-vie : cela le remit complètement.

Nous nous habillâmes et nous revînmes à la ville. Lili m'avoua en route qu'il avait été jaloux des éloges que l'on faisait à cause de la manière dont je nageais. Il avait voulu faire voir qu'il savait nager aussi. Cet accès de vanité avait failli coûter la vie au pauvre garçon.

Dans l'espace d'un an, il m'est arrivé quatre accidents qui auraient pu être mortels ou avoir des conséquences graves.

Après les vendanges de 1834, j'avais été grapiller, dans les vignes de TroisChatels, c'est-à -dire cueillir les petites grappes que les vendangeurs ont dédaignées ou n'ont pas vues : c'est quelque chose d'équivalent au glanage après la moisson. Les propriétaires toléraient ce grapillage, c'était la vendange des pauvres qui n'avaient pas de vignes. En me baissant brusquement pour cueillir un petit raisin, je m'enfonçai un échalas dans le cou ; je me fis une cruelle blessure. Il m'en est resté une trace légère de cicatrice, pendant plusieurs années; à l'époque des vendanges, cette cicatrice s'enflammait, sans jamais s'ouvrir pourtant.

Une autre fois, je fis une chute épouvantable dans les rochers, près d'une grotte appelée la caverne de Jacques-Charles, à Saint-Léonard.

En jouant avec des enfants de mon âge, je fus pris entre des pièces de bois de sapin; si l'on n'était pas venu à mon secours promptement, j'étais écrasé.

Enfin, un jour je cueillais des fleurs dans les rochers de la citadelle, au pied du mur, du côté du faubourg Rivotte; la pierre sur laquelle j'avais mis le pied se détacha, je tombai d'une hauteur considérable. Mon corps frappa sur les parties saillantes des rochers, puis s'enfonça heureusement dans un énorme buisson de ronces et d'églantiers qui amortit ma chute. J'étais évanoui lorsqu'un brave tanneur vint m'arracher du milieu de ces épines. J'avais deux trous à une jambe, une partie de la peau de ma poitrine était roulée ainsi qu'un copeau sur mon ventre.

On m'emporta chez ma mère, on bassina mes blessures, puis on me coucha. Un médecin vint, me palpa les membres et déclara que je n'avais rien de cassé. Au bout de quelques semaines, j'étais radicalement guéri. La nature a tant d'énergie et tant de ressort quand on est jeune !

J'avais douze ans et huit mois lorsque je fis cette terrible chute. L'amour en fut la cause. Dès ma plus tendre enfance, je recherchais de préférence la compagnie des petites filles de mon âge; elles exerçaient sur moi une sorte d'attraction. J'étais tout fier lorsqu'une grande demoiselle m'appelait en plaisantant son petit mari. J'aurais aimé embrasser quelqu'un. D'un naturel aimant et caressant, je n'ai pas été caressé dans mon enfance. Mon père ne nous embrassait qu'une fois chaque année à l'occasion du jour de l'an. Ma mère, il est vrai, nous embrassait un peu plus, mais en cachette, pour ne pas exciter la jalousie de mes frères et soeurs aînés.

A Besançon, il y avait une fille de mon âge dont la demeure était séparée de la nôtre par trois ou quatre maisons seulement. Elle n'était pas jolie, mais elle était excessivement bonne. Elle avait une figure régulière, de jolis yeux, les cheveux noirs-, sa peau brune l'avait fait surnommer par ses parents la Brunette. Elle était douce, gracieuse et possédait un coeur excellent. Elle aimait les fleurs, toutes lui plaisaient, mais celles que je cueillais avaient pour elle un charme particulier. Que de fois j'ai exposé ma vie pour lui cueillir une touffe de giroflées dans les rochers. Nous nous aimions beaucoup et nous nous étions promis de nous aimer toute la vie.

Quand il a fallu m'éloigner d'elle pour revenir à Lyon, que de larmes j'ai versées ! Cet amour est le premier qui ait germé dans mon coeur, amour pur, quasi enfantin, qui a pourtant occupé ma pensée bien longtemps. Il m'a servi en quelque sorte de sauvegarde pendant mon adolescence. Son souvenir est resté vivant dans mon esprit bien des années. Je ne l'ai jamais revue. C'était pour elle que j'avais failli me tuer au printemps de 1835.

CHAPITRE VII

Retour à Lyon
Je travaille sur le métier


Dès son retour à Lyon, mon père avait repris le métier de mon frère JeanPierre. Il s'était mis à travailler avec ardeur en attendant de pouvoir nous faire revenir près de lui. Six mois s'écoulèrent ainsi. Puis il loua un appartement au Mont-Sauvage et nous écrivit de revenir.

Cette fois, ce fut ma mère qui vendit nos meubles, nos chaudières, une bassine en fer et quelques boulets qui composaient ce que mon père appelait la machine infernale.

Les teinturiers autrefois passaient tous pour être plus ou moins sorciers, parce qu'ils gardaient soigneusement les recettes pour faire telle ou telle couleur et les tenaient secrètes.

Mon père n'avait garde de ne pas imiter ses confrères. Aussi, pour frapper l'imagination des paysans, quand il s'en trouvait un certain nombre à la maison, il me disait : "Bastien, va faire marcher la machine infernale." Je montais au premier étage, je mettais les cinq boulets dans la bassine, deux du calibre de huit et trois du calibre de quatre; je saisissais la bassine par les anses et je lui imprimais un mouvement de rotation de manière à faire tourner ces boulets qui faisaient un bruit épouvantable en courant sur les parois de la bassine et en se heurtant les uns les autres. Ce bruit sonore, ronflant et saccadé troublait les paysans; ils s'en allaient tout rêveurs. Ils ne se doutaient pas que cette machine infernale était tout simplement un moyen primitif qu'employaient alors les teinturiers pour broyer l'indigo et le rendre à l'état plus ou moins liquide pour teindre en bleu.

De retour à Lyon, à la fin de juillet 1835, nous nous réinstallâmes peu à peu. Mes parents achetèrent un second métier, mon frère Jean-Pierre vint travailler à la maison en qualité d'ouvrier. Ma mère reprit son petit commerce de fruits. Ma soeur Annette allait à l'école, moi je faisais les cannettes; en outre, je soignais mon frère Hippolyte et ma petite soeur Marguerite pendant que ma mère était retenue loin de la maison par son travail. Au commencement de l'année 1836, mes parents achetèrent un troisième métier pour moi. Aimant les exercices violents, mes forces s'étaient développées, de sorte que j'étais assez fort pour mon âge, mais j'étais petit. Il fallut construire un banc ou sorte de plancher sur lequel je me plaçais pour travailler afin que je pusse voir la soie derrière la poignée du battant. J'étais courageux, je travaillais avec ardeur, aussi mon père était content de moi. Je faisais en moyenne deux aunes de peluche par jour payée deux francs cinquante centimes l'aune. Pour me prouver sa satisfaction, mon père me donna deux sous chaque dimanche pour faire le garçon. Ces deux sous me permirent d'aller aux Brotteaux sans être obligé de faire le tour par le pont de la Guillotière. Pour passer sur les autres ponts, il fallait payer deux liards par personne, soit deux centimes et demi.

Je fréquentais plusieurs jeunes garçons qui travaillaient chez leurs parents; tous avaient leur tâche comme des apprentis; c'était un moyen de les encourager à travailler le plus possible. Tout ce que l'apprenti fait en plus de la quantité d'étoffes dont se compose la tâche lui est payé comme à un ouvrier. Cette quantité varie avec le prix des façons. Ma soeur aînée et mon frère Jean-Pierre avaient été traités sur ce pied par mes parents; je ne croyais pas qu'il y eût une raison pour empêcher qu'on agît de même avec moi. Il me semblait que mon père aurait dû m'offrir les mêmes avantages qu'il avait accordés à mes aînés ; je n'osai pas lui en parler. Cependant, après avoir hésité plusieurs mois, je pris mon courage à deux mains et je priai mon père de vouloir bien me donner ma tâche. Au lieu de me rudoyer, ainsi que je m'y attendais, il ne fit pas de difficultés pour me l'accorder.

J'étais dans le ravissement, je calculais d'avance ce que j'allais gagner, l'argent que je mettrais de côté. Je me voyais déjà couvert de beaux habits, etc., etc. Pendant quinze jours, j'eus du bonheur.

A la fin de ma coupe, il devait me revenir dix-sept francs. Mon père ne me disait rien, j'étais bien ennuyé. Enfin, lassé d'attendre, je le priai de compter pour savoir combien il me revenait.

- Compte toi-même, me dit-il; tu sais calculer ?

- Je fis mon compte; il me revenait dix-sept francs et quelques sous.

- C'est bien, dit-il, je te dois dix-sept francs; mais toi, combien me dois-tu ?

- Moi, lui dis-je ?

- Oui, toi : tu as treize ans, compte ce que j'ai dépensé pour toi depuis ta naissance en fixant le prix à cinquante centimes par jour seulement. Quand tu m'auras remboursé, je te paierai l'excédent de ta tâche.

Cette déclaration inattendue fut pour moi un coup de foudre. Tous mes rêves, tous les châteaux que ma jeune imagination avait bâtis, tout disparaissait. Je dus me résigner à recevoir mes deux sous chaque dimanche.

Quelque temps après cette conversation, je me trouvais seul avec mon père; j'en profitai pour lui demander pourquoi il n'avait pas voulu m'accorder la même faveur qu'à mes aînés. Voici la réponse qu'il me fit : "J'ai donné la tâche à ton frère et à ta soeur parce que je ne veux pas qu'ils puissent dire un jour qu'ils ont travaillé pour élever les enfants de ma seconde femme."

Cette réponse me plut, je continuai à travailler sans jamais en reparler.

Si mon père avait voulu ou pu renoncer à courir de nouvelles aventures, il était en situation de vivre tranquillement entouré de ses enfants. Mais le besoin de changement vint le tourmenter encore. Ce fut à Paris qu'il résolut d'aller. Il prit tout ce qu'il y avait d'argent à la maison et se rendit dans la capitale, espérant que la fortune lui sourirait plus qu'ailleurs. Cinq ou six mois plus tard, il revint sans un sou, désillusionné sur les avantages qu'offre Paris aux ouvriers de la province, mais pas encore guéri de son amour du changement. Il se remit à l'ouvrage, et, cette fois, sans éprouver les ennuis qu'il avait eus à chaque changement antérieur.

En son absence, nous avions conservé le petit atelier, il n'y avait qu'à en tirer parti. Vers la fin de l'année, mon frère Jean-Baptiste-Hippolyte obtint un congé illimité. Il revint avec les galons de sergent. On lui donna mon métier et moi j'allai travailler dehors en qualité d'ouvrier tisseur.

CHAPITRE VIII

Je travaille dans un atelier de tissage
en qualité d'ouvrier


J'avais à peine quatorze ans lorsqu'il me fallut aller travailler dans les ateliers.

Mon patron fut obligé d'ai-ranger son métier exprès pour moi, à cause de la petitesse de ma taille.

Je travaillai dans l'atelier de ce patron pendant près de quatre ans, à différentes reprises. Les chômages m'obligeaient quelquefois à chercher du travail ailleurs.

En 1837, mon père vendit une fois ses meubles et ses métiers; avec l'argent qu'il en tira, il alla s'établir teinturier dans le Bugey. Il devait, disait-il, habiter seul jusqu'à ce que ses affaires fussent devenues prospères, mais, en réalité, il prit avec lui une domestique qui exerça un grand empire sur lui et lui fit oublier longtemps sa femme et ses enfants.

Je restai avec ma mère, mes soeurs Annette et Marguerite la plus jeune, puis mon frère Hippolyte. Ma mère continuait à vendre dans les maisons des fruits, du beurre, des oeufs, etc.; moi, je travaillais au Mont-Sauvage, mes deux soeurs et mon jeune frère allaient à l'école.

Le départ de mon père m'affecta considérablement, je pleurais souvent quand j'étais seul. Je faisais tous mes efforts pour ne pas aggraver le chagrin de ma mère; néanmoins, je devins sérieux, je perdis une partie de ma gaieté.

Nous restions à peu près sans argent, sans meubles; nous couchions sur des paillasses par terre, sans bois de lit. Nous habitions une mansarde sous les toits, sur le derrière de l'ancien numéro 64, à la Grande-Côte; cette pièce nous coûtait huit francs par mois.

Une révolution s'opéra en moi en fort peu de temps. Je cessai déjouer ainsi que le font les autres enfants ou jeunes gens de cet âge, je devins un homme. J'avais un grand devoir à remplir; il fallait aider ma mère à élever mes deux soeurs et mon frère plus jeunes que moi, jusqu'à ce qu'ils fussent assez forts pour gagner euxmêmes leur vie.

En même temps que je renonçais aux amusements de mon âge, le désir de m'instruire devenait impérieux : je dévorais tous les livres que je pouvais emprunter. Je lisais indistinctement les bons et les mauvais, je n'avais personne pour me guider.

Ce que j'avais appris chez les Frères était bien peu de chose. Tout mon savoir se bornait à la lecture, à l'écriture, à l'arithmétique; en outre, j'avais quelques notions de géographie. Je connaissais très peu l'orthographe, je n'avais aucune notion d'histoire universelle et aucune idée de ce qu'était une science. Je n'avais rien de ce qui est indispensable pour étudier; je n'avais ni livres classiques, ni conseils, tout me manquait. Que de lecture perdue faute d'un guide !

D'ailleurs, où aurais-je appris à distinguer les livres qu'on peut lire avec fruit de ceux qui sont plutôt nuisibles qu'utiles ?

Ma mère ne sachant pas lire trouvait que j'étais assez savant; elle me grondait parce que je veillais tard pour m'instruire et aussi parce que je brûlais de l'huile.

Malgré ces petites contrariétés, j'exerçai bientôt une grande influence sur son esprit; elle ne faisait rien sans me consulter. S'agissait-il d'acheter une robe à une de mes soeurs ou un pantalon à mon jeune frère, elle me demandait toujours mon avis. Accoutumée à une sorte d'obéissance passive vis-à -vis de mon père, il lui semblait qu'elle avait été créée pour obéir et travailler.

Ma mère a travaillé énormément toute sa vie, mais jamais autant que durant la période de 1837 à 1842. Chaque matin, elle partait avant le jour au marché faire ses achats; elle s'en revenait chargée à la maison, déposait une partie de ses marchandises et partait revendre dans les ateliers ce qu'elle avait acheté le matin. Quand elle trouvait à laver du linge pour une de ses pratiques, elle le faisait l'aprèsmidi, parce que les ouvriers tisseurs ayant l'habitude de dîner à une heure, la vente était à peu près nulle le tantôt. Elle portait aussi en nourrice les enfants de ses pratiques, moyennant une rétribution un peu supérieure à ce qu'elle gagnait habituellement. C'était alors une corvée très pénible; les chemins de fer n'existaient pas encore, il lui fallait passer une nuit en voiture pour aller et une autre nuit pour revenir. Pauvre mère, mais rien ne la rebutait !

Grâce au travail de ma mère et au mien, nous eûmes bientôt payé les dettes que mon père nous avait laissées. Nous rachetâmes un petit ménage pièce par pièce, à mesure que nous faisions des économies, et ma mère voyant que nous prospérions me donna volontairement un franc chaque dimanche au lieu des dix centimes que m'avait donnés mon père. Cela me permit d'acheter de temps en temps quelques bouquins sur les quais du Rhône pour me créer une petite bibliothèque. Au théâtre du Gymnase, théâtre situé sur la place des Jacobins et qui brûla en 1840, il y avait un grand parterre debout où l'on entrait pour douze sous. J'y allais quelquefois, je voyais jouer deux ou trois actes, puis je revendais ma contremarque ou carte; c'était rare lorsque je dépensais plus de six sous le même dimanche.

A cette époque, je ne fréquentais plus les églises depuis longtemps, je n'ajoutais aucune foi aux histoires de diables et de revenants que j'avais entendu raconter à l'école des Frères. Malgré cela, je n'avais pas encore chassé complètement de mon esprit toutes ces chimères, tant les premières impressions sont durables. Le jour je n'y pensais pas ou plutôt je n'y croyais plus, mais par une inconséquence bizarre, aussitôt que je me trouvais dans l'obscurité, le doute revenait. J'entrevoyais des formes étranges dans la nuit. Les allées et les montées d'escalier n'étaient pas éclairées dans ce temps-là ; comme j'étais brave, j'allais toujours toucher ce que j'avais pris pour un revenant ou pour un diable. Ce n'était rien, néanmoins cela m'affectait et me causait une surexcitation nerveuse fort désagréable.

Les rues étaient mal éclairées par des réverbères à huile, et les quartiers neufs, peu bâtis, ne l'étaient pas du tout. Pour revenir coucher à la maison, j'avais à traverser à 11 heures du soir en hiver le clos Flandrin qui était désert. C'était dur pour moi. Ma mère m'engagea à coucher chez mon patron les cinq premiers jours de la semaine; je continuai à dîner avec ma famille, mais je ne venais coucher à la maison que le samedi soir et le dimanche; je m'astreignais à ce manège tout l'hiver. Dans ce temps les patrons tisseurs couchaient presque tous leurs ouvriers.

Pendant quelques semaines, il n'y eut qu'une ouvrière et moi qui couchions chez le patron. Il y avait deux soupentes dans l'atelier séparées par une cloison en briques. Il m'arriva alors une singulière aventure; les patrons avaient une chambre à part. Je couchais seul, mais une nuit je me sentis gêné dans mon lit ; je me réveillai, et quel ne fut pas mon étonnement en reconnaissant que j'avais bel et bien à côté de moi l'ouvrière qui riait de ma surprise.

- Comment se fait-il que vous soyez là, mademoiselle, lui dis-je ?

- Est-il drôle avec sa question ! Vous n'aimez pas les femmes, vous n'aimez que les livres, vous.

- Pardon, j'aime les femmes, mais je n'aime pas celles qui s'offrent de cette façon-là .

Elle fut vexée.

- Je ne m'offre pas, moi, je ne sais comment je me trouve ici. J'ai eu sans doute un accès de somnanbulisme. On va vous laisser, Monsieur le sauvage, mais vous n'en direz rien aux patrons ?

Peut-être aurais-je dû avoir plus d'égard pour une bonne fille qui s'était dérangée pour un sauvage. Mais je n'eus aucun mérite à me conduire ainsi : j'étais amoureux de la Brunette de Besançon, cet amour me servait de sauvegarde,

Désireux de me perfectionner dans mon métier, je profitai d'un chômage pour changer d'atelier; je voulus apprendre à tisser des genres d'étoffes que l'on ne faisait pas chez mon patron.

Avec le régime économique que nous avons, il se produit fatalement de temps en temps des crises industrielles et commerciales qui plongent dans la misère un grand nombre d'ouvriers. Beaucoup sont inoccupés, ceux qui ont de l'ouvrage pendant ces crises travaillent à des prix inférieurs aux prix ordinaires. Ce phénomène se produit régulièrement en vertu de la loi de l'offre et de la demande. Les salaires augmentent lorsque le travail est demandé, puis ils diminuent aussitôt qu'il est offert. J'ai vu bien des crises dans la fabrique lyonnaise, mais aucune ne m'a paru d'une intensité aussi grande et d'une durée aussi longue que celle de 1838. Des milliers d'ouvriers étaient sans ressources faute d'ouvrage. Les autorités, pour diminuer autant que possible les difficultés de la situation, ouvrirent des chantiers ou ateliers de terrassement.

On fit creuser alors l'hippodrome de Perrache qu'on a abandonné depuis. J'allais me faire inscrire. Ma mauvaise étoile me fit tomber dans une brigade composée d'ouvriers terrassiers rompus dès longtemps à ce genre de labeur. Ils avaient de la jalousie contre les tisseurs qui venaient faire un travail qu'ils considéraient comme devant être leur partage exclusif. D'abord ils me trouvèrent trop faible pour faire partie de leur brigade : j'avais à peine seize ans-, ils s'entendirent pour me faire renoncer. N'étant pas habitué à des travaux de ce genre, au bout de huit jours je tombai malade.

Quelques jours de repos suffirent pour me remettre sur pied.

Ma mère et moi nous cherchâmes vainement de l'ouvrage de tous les côtés. Muni de lettres de recommandation, je me présentai même à la Compagnie du balayage des rues. Il n'y avait pas de vacance, il fallait attendre. Là, comme ailleurs, les demandes affluaient.

Il y a des moments où il est extrêmement difficile de se procurer de l'ouvrage malgré la meilleure volonté du monde. Pourtant il y a des gens qui ne le croient pas; ils s'imaginent qu'il n'y a qu'à vouloir pour qu'on trouve de l'occupation. Ceux qui pensent ainsi n'ont jamais eu besoin de lutter pour vivre, il leur a suffi de naître pour être heureux.

J'étais désespéré quand un voisin vint me demander si je voulais faire un satin à dix sous l'aune (un mètre vingt). Les satins se faisaient encore à l'aide de huit marches ou pédales. Je n'avais pas le choix, j'acceptai. Il valait encore mieux gagner un franc par jour que de ne rien gagner.

CHAPITRE IX

Mes débuts dans la politique


Dans le courant de l'année 1838, je grandis ou je m'allongeai de dix-sept centimètres. je portais les cheveux longs, j'avais le teint un peu pâle et je commençais à avoir de la barbe.

En 1839, je travaillais dans un petit atelier dont j'étais l'unique ouvrier; il n'y avait que deux métiers, celui de la maîtresse de la maison et celui que je faisais battre. Le mari, employé dans le commerce, était absent toute la journée, excepté de 1 heure à 2 heures où il venait déjeuner ou dîner, comme on disait à Lyon. J'étais seul du matin au soir avec la dame. Elle avait bien le double de mon âge, elle aurait pu être ma mère. C'était une bonne personne, ni belle ni laide, aimable, aimant à causer, ayant lu quelques romans dont elle avait retenu quelques phrases qu'elle intercalait dans sa conversation, ce qui faisait détonner son langage à chaque instant. Elle avait un goût très prononcé pour les friandises. Je dois dire pour être juste qu'elle m'en offrait chaque fois qu'elle en mangeait à l'heure du goûter. Quand elle fut plus familière avec moi, elle me questionna pour savoir si j'avais une maîtresse. Je lui dis que non. "Il faut prendre garde, me dit-elle, vous êtes jeune, vous savez. Il y a des mauvaises femmes qui empoisonnent la jeunesse", etc., etc.

On dit que tout chemin mène à Rome; pour cette dame toute conversation finissait pour aboutir au même sujet. Je voyais bien où elle voulait en venir, mais j'avais l'air de ne pas comprendre. Elle devint alors plus explicite; un jour, elle me dit : "C'est dans votre intérêt que je vous donne ces conseils, croyez-moi, n'allez pas vers ces filles des rues. Quand on est gentil et discret comme vous, on trouve facilement des femmes comme il faut qui ne demandent pas mieux de se dévouer. Tenez, c'est comme nous deux, nous sommes toujours seuls, qui le saurait ? Ce n'est pas moi qui irais le dire."

Sans avoir la vertu d'un Joseph, je professais certains principes à l'endroit des femmes mariées qui les rendaient sacrées pour moi. L'occasion était bien tentante; si j'étais resté dans cette maison, je ne sais ce qui serait arrivé, malgré le respect que j'avais pour les femmes des autres; aussi, je pris le parti de m'éloigner de cette aimable tentatrice. Le pauvre mari fut tellement contrarié de mon départ qu'il vint chez ma mère m'offrir des avantages nouveaux pour m'engager à rester chez lui.

Je recherchais la société des ouvriers qui aimaient l'étude. Le dimanche nous nous réunissions quelques-uns, nous nous communiquions ce que nous avions appris depuis la dernière fois que nous nous étions vus.

Les ouvriers qui aiment l'étude arrivent presque tous à s'occuper de politique. Les journaux étaient rares et chers, il n'était pas aussi facile de s'en procurer qu'aujourd'hui. Lorsque nous connaissions une chose, nous désirions en connaître une autre, et insensiblement nous fûmes conduits à nous occuper des affaires politiques.

En général, ceux qui s'occupaient de politique étaient les plus intelligents et par conséquent les ouvriers les plus habiles.

En 1840 j'appris que celle que j'aimais s'était mariée : j'en ressentis un vif chagrin.

A partir de cette époque je m'occupai sérieusement de politique.

En mai 1839 la Société des saisons, dirigée par Barbès, Blanqui, Martin Bernard, Lamieussens et Raisan, tenta de renverser le gouvernement pour établir la République. Cette insurrection fut comprimée facilement par la troupe et par la garde nationale. Le moment n'était pas encore venu, les républicains ne formaient alors qu'une faible minorité dans le pays. Pour qu'une insurrection se change en révolution, il faut que la désaffection soit devenue générale, il faut que le gouvernement ou le chef du pouvoir, par une série de fautes, se soit aliéné l'opinion publique. Quand il est arrivé à ce degré, il est perdu, personne ne le défend et une poignée d'hommes audacieux suffit quelquefois pour le renverser.

La Société des saisons avait des ramifications à Lyon. Les républicains lyonnais se divisaient en deux catégories : la première se composait de ceux qui croyaient avoir la vraie tradition révolutionnaire, et se préoccupaient surtout de la forme du gouvernement, c'étaient les jacobins; la deuxième catégorie comprenait tous les républicains qui, sans négliger les questions politiques, s'occupaient plus particulièrement des questions sociales, champ vaste à exploiter, mais jusqu'à présent peu fécond en résultats pratiques. Un grand nombre de ces derniers avaient adopté les idées de Babeuf reproduites dans le livre de Buonarotti; ils s'appelaient babouvistes. Ils étaient en majorité dans deux sociétés secrètes, celle des Saisons et la Charbonnerie. Ces sociétés étaient secrètes pour le public seulement; la préfecture avait ses agents qui la renseignaient sur les faits et gestes des affiliés, de manière qu'il n'y avait rien de moins secret que ces prétendues sociétés secrètes. En réalité ce n'était que des souricières dans lesquelles le gouvernement pouvait opérer une razzia lorsque les besoins de sa politique exigeaient qu'il agitât le spectre de l'anarchie. Les sociétés secrètes avaient leur raison d'être quand il s'agissait de préparer une conspiration contre un pouvoir despotique, mais sous le régime républicain, avec le suffrage universel, elles sont sans objet. La politique doit se faire au grand jour; ceux qui pensent avoir de bonnes idées, qu'ils les propagent par les moyens légaux, ils les verront traduire en lois dès qu'elles auront acquis l'assentiment de la majorité.

En 1840, il y eut beaucoup d'agitation dans le pays; l'influence de la France dans les affaires d'Orient était méconnue par les grandes puissances, peu s'en fallut que nous n'eussions la guerre. Le parti libéral, qui la désirait, s'efforça de réveiller le patriotisme de la population. Les républicains sentaient vivement l'injure faite à la France. Ils firent de l'agitation pour obliger le pouvoir à prendre une attitude plus ferme en face des nations étrangères. On fit chanter la Marseillaise dans les théâtres et à Lyon on la chanta aussi sur les places publiques et dans les rues.

Ces manifestations bruyantes troublaient la tranquillité de la ville, l'autorité prit des mesures pour les faire cesser. La troupe chargea ceux qui y prenaient part sur la place des Terreaux. Quelques arrestations furent faites, les chanteurs débandés se rallièrent et montèrent à la Croix-Rousse. Ils se massèrent autour de la croix sur la place et chapeaux bas, ils chantèrent le dernier couplet de l'hymne patriotique : Amour sacré de la patrie, etc. Il y avait quelque chose de mystique dans l'acte que faisaient ces républicains, groupés autour d'une croix de pierre et chantant tête nue, à minuit, la Marseillaise. La plupart ne fréquentaient plus les églises, mais ils subissaient à leur insu l'influence de ce qu'ils avaient appris dans leur enfance.

On se donna rendez-vous pour le lendemain au soir. Je faisais partie des manifestants. Mais, le lendemain, le Rhône et la Saône avaient débordé, Lyon avait un aspect morne, silencieux; personne ne songea à manifester. Toutes les parties basses de la ville étaient inondées, l'eau sortait de tous côtés par les gueulards des égouts. La Saône submergeait le quai Saint-Antoine; les rues Dubois, de la Grenette et plusieurs autres étaient transformées en canaux; la place Bellecour était couverte d'eau. Des bateliers faisaient traverser la place dans des barques moyennant quelques sous. Le quartier de Vaise souffrit beaucoup. Un grand nombre de maisons bâties en pisé s'affaissèrent lorsqu'elles eurent été détrempées par les eaux. La passerelle du palais de Justice fut emportée, etc., etc.

Les inondations firent une puissante diversion à la politique; pendant quinze jours la presse ne s'occupa que de ce redoutable fléau.

A partir de cette époque, j'entretins des relations suivies avec les hommes qui s'occupaient de politique. J'étais républicain par sentiment, mais, à dater de ce temps, je compris que c'était la seule forme de gouvernement conforme à la justice, au droit, à la raison, sous laquelle riches et pauvres peuvent vivre en paix, s'aimer les uns les autres, à l'abri des révolutions, grâce au suffrage universel qui doit être la base du gouvernement républicain.

Si le peuple a le nombre pour lui, la grande et la petite bourgeoisie ont le savoir et la richesse, deux choses qui donnent l'influence et qui compensent largement l'avantage du nombre. Il en sera ainsi longtemps encore.

CHAPITRE X

Je commence à rimer
Mon goût pour le théâtre


Bien que je n'eusse aucune notion de l'art poétique, il m'arrivait quelquefois de passer mon temps à faire des vers. Dans mon ignorance, je m'imaginais qu'il suffisait d'aligner quelques mots et de les faire rimer.

En allant au parterre debout du théâtre du Gymnase, j'avais fait la connaissance d'un jeune homme qui avait joué la comédie et le drame dans un petit théâtre de société d'abord, puis avait cabotiné dans les petites villes. Sa dernière tournée dramatique, ainsi qu'il l'appelait, ne l'avait pas enrichi. Le pauvre garçon était parti avec des vêtements neufs, de l'argent et du linge. Il était revenu dépourvu de tout. Sa redingote était trouée aux coudes, son pantalon était dentelé au bas des jambes, sa chaussure se composait de souliers de femme dans des sabots. Malgré cet insuccès, il n'était pas découragé, il prétendait avoir le feu sacré et croyait qu'il deviendrait un jour le rival des Frédéric Lemaitre, des Bocage, etc.

Il vint me voir chez ma mère; je déclamai devant lui plusieurs tirades et notamment le rôle d'Oreste d'Andromaque. Il me fit remarquer que l'omission d'une syllabe dans les vers choquait l'oreille de ceux qui en connaissaient la construction. La prose, dit-il, est bien plus facile à débiter sur la scène; on peut oublier ou changer des mots, à condition de ne pas altérer le sens de la phrase.

Ces paroles furent pour moi une révélation. Je compris dès lors qu'il y avait à côté de la poésie qui est quelque chose d'inné chez les individus, l'art de faire des vers qui est le résultat de règles et de conventions admises par les poètes et qui ne peut s'apprendre que par l'étude.

Je me procurai un traité de versification; en étudiant, je m'aperçus vite qu'il fallait bien connaître sa langue pour faire des vers corrects. J'achetai une grammaire et je me mis à l'étudier : c'est par là que j'aurais dû commencer.

Jusqu'à l'âge de vingt ans, j'aimais le théâtre avec passion. Mes ressources étaient si limitées, -un franc par semaine-, que je ne pouvais satisfaire ce goût que très imparfaitement. J'appris par coeur plusieurs grands rôles de tragédies et de drames que je m'amusais à déclamer. A défaut de professeur, j'avais une grande facilité d'imitation. Lorsque j'avais vu jouer un rôle par un acteur des grands théâtres de Paris de passage à Lyon, j'imitais ses gestes, son accent et ses intonations de voix, de façon à étonner mes amis. J'aurais aimé à jouer la comédie, mais je n'étais pas assez riche pour me payer le luxe de jouer dans un petit théâtre de société. Aidé de quelques amis, j'ai joué quelques pièces chez ma mère, sans pouvoir, à mon grand regret, jouer ailleurs sur un théâtre quelconque.

Cela ne veut pas dire que j'aurais réussi dans la carrière théâtrale, je suis loin d'avoir cette prétention. Pour réussir dans cet art, il faut être doué de qualités spéciales; c'est pour cette raison que les bons comédiens sont si rares.

C'est aussi vers la même époque que j'appris à faire le velours. Je commençai par le velours à disposition pour arriver au velours uni. Excepté le châle lancé dit châle au quart, j'ai fait à peu près tous les genres de tissus qui se faisaient alors dans la fabrique lyonnaise. Selon moi, il n'y a point d'étoffe dont la fabrication absorbe autant l'ouvrier que la confection du velours uni. Il faut que l'ouvrier ait constamment les yeux fixés sur son ouvrage, soit quand il coupe, soit quand il passe le fer; toutes ses facultés physiques et intellectuelles sont en jeu, la moindre distraction peut avoir des conséquences très graves. C'est, en outre, un métier très fatigant. La position de l'ouvrier sur le métier est des plus pénibles. Il faut qu'il travaille des deux jambes, la poitrine appuyée contre le canard qui a la forme d'un demicylindre. Chaque coup de battant et surtout celui dit coup de dresse, répété à chaque fer, se fait durement sentir dans la poitrine. Si l'on faisait une enquête, je crois qu'elle démontrerait qu'il n'y a pas de profession qui fournisse autant de cas de phtisie pulmonaire que celle de veloutier.

Les ouvriers veloutiers sont généralement économes, rangés, ils fréquentent peu les cabarets. Leur salaire n'est pas élevé, mais comme ils n'ont presque pas de chômage, ils finissent par faire leurs affaires convenablement. Quelques-uns amassent une petite aisance. Malheureusement, il n'y en a guère qui arrivent à la vieillesse; si la mort les épargne dans leur jeunesse, elle les moissonne dans l'âge mûr. La mort de ces victimes obscures de l'industrie passe inaperçue. Les dames qui portent ces riches étoffes de velours et s'en parent ne se doutent pas que celui qui les a tissées a détruit une partie de sa santé en les fabriquant.

Ma soeur Annette avait appris le métier de couturière en robes dont elle a, dès le début, tiré un excellent parti. Mon frère Hippolyte et ma soeur Marguerite allaient à l'école.

Pour démontrer l'influence déplorable qu'exerce sur l'imagination des enfants l'enseignement congréganiste, il me suffira de rappeler un simple fait qui s'est passé dans ma famille.

Un dimanche soir, nous étions assis autour de la table, ma mère, mes soeurs Annette et Marguerite, et moi; elles raccommodaient, je lisais à haute voix. Surpris d'entendre frapper plusieurs coups sourds, nous prêtons l'oreille : les coups recommencent. Je découvre enfin d'où provient le bruit. C'était mon jeune frère qui frappait le plancher avec sa tête. Je lui demandai s'il devenait fou. Il me répondit :

- Je veux être martyr.

Je le fis relever et lui dis qu'il n'avait pas besoin de se frapper la tête pour cela, que la vie de l'ouvrier était en quelque sorte un long martyre.

- Le Frère nous a parlé des martyrs aujourd'hui; il nous a dit qu'ils allaient au ciel, qu'il fallait tâcher de les imiter. Je veux aller au ciel, moi.

- Je ne m'y oppose pas, lui dis-je. Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit; en observant ces maximes, tu vivras en honnête homme, et à la fin de ta vie, s'il y a des récompenses pour les bons, tu en auras ta part. En attendant, obéis à ta mère et à moi, je te défends de te faire du mal avec intention.

Il obéit et ne reparla plus de son désir d'être martyr.

CHAPITRE XI

Je deviens amoureux une seconde fois
Je tire au sort


Parmi les personnes qui venaient à la maison, il y avait deux demoiselles qui ne se ressemblaient ni physiquement ni moralement; elles n'avaient de commun que leur amitié pour ma famille. L'une m'aimait d'amour, et je n'avais pour elle qu'une sympathie affectueuse; l'autre m'aimait comme un ami, et moi, je l'aimais d'un amour profond; j'aurais été heureux d'en faire la compagne de ma vie.

J'ai eu l'occasion de remarquer assez souvent ces contrastes. On désire ardemment, on fait des folies pour une personne qui vous fuit, tandis qu'on rebute, on dédaigne celle qui serait fière de vous appartenir.

Celle que j'aimais était brune, gracieuse, d'une taille moyenne; je la trouvais extrêmement jolie. On a dit que la beauté est dans l'oeil de celui qui aime; comme je l'aimais beaucoup, je la trouvais la plus belle de toutes les femmes. Elle venait souvent passer quelques heures à la maison le dimanche après midi, ou dans la veillée en hiver. Plusieurs fois je me trouvai seul avec elle sans que j'osasse lui parler de mon amour. Quand je la voyais, j'étais ému, je tremblais, mon coeur battait avec violence, le sang m'affluait à la gorge, je ne pouvais plus parler, cela me rendait timide, j'étais bête. Si quelqu'un intervenait, mon trouble cessait, je reprenais mon aplomb.

Toute la semaine je me reprochais de n'avoir pas eu le courage de lui dire que je l'aimais. Dimanche prochain, me disais-je, si l'occasion se présente, je serai hardi, je lui parlerai. Le dimanche suivant, c'était la même chose, j'étais incapable de maîtriser mon émotion; dès que je voulais lui parler de ce que j'avais dans le coeur, je balbutiais. A la fin, une idée simple me vint : je lui écrivis ce que mes lèvres n'osaient lui dire.

A la fin de la soirée la pluie tombait, nous n'avions qu'un parapluie; nous ne pouvions pas le lui prêter pour toute une semaine; il fut convenu que je l'accompagnerais jusqu'à sa demeure et que je rapporterais le parapluie. Avant de la quitter, je lui remis ma lettre en tremblant. A la fin de ma déclaration d'amour écrite, je la suppliais de vouloir bien me faire une réponse et de l'adresser chez mon patron.

Elle ne vint pas le dimanche suivant, mais le lendemain, je reçus une lettre dans laquelle elle me disait qu'il ne fallait pas penser à elle pour le mariage, qu'elle était plus âgée que moi (elle avait vingt-trois ans et moi vingt seulement), qu'elle s'était promis de ne jamais épouser un homme plus jeune qu'elle, que d'ailleurs je n'avais pas encore tiré au sort, que ce serait une folie de sa part, si elle me donnait des espérances qui ne pourraient pas se réaliser.

La lettre était polie, affectueuse, même élogieuse pour moi, mais pleine de désespérances. Je fus écrasé, abasourdi, je me promenai comme un hébété fort avant dans la nuit. J'avais envie de me suicider. Je restai longtemps sur l'ancien Pont de pierre comme fasciné, regardant les remous de ce prétendu gouffre appelé la Mort-qui-trompe. Puis je pensai au chagrin que je ferais à ma mère, à mes soeurs, et je regagnai notre pauvre mansarde.

C'est la seule fois que j'aie eu envie d'attenter à mes jours.

Plus tard, en y réfléchissant, je me trouvai lâche, absurde; d'ailleurs pourquoi vouloir me noyer ? Je nageais comme un poisson; l'instinct de la conservation aidant, je me serais tiré de là .

Après cet incident, j'ai traversé maintes fois à la nage ce fameux gouffre de la Mort-qui-trompe dont l'imagination populaire avait singulièrement exagéré les dangers.

A mesure qu'approchait le moment où je devais satisfaire à la loi sur le recrutement de l'armée, les préoccupations et les inquiétudes de ma mère grandissaient. Quant à moi, je me résignais, parce que j'étais convaincu que je tirerais un mauvais numéro. N'ayant jamais eu beaucoup de chance, je me suis habitué de bonne heure à n'attendre que le mauvais côté des événements. Préparé à recevoir la mauvaise nouvelle, j'étais plus fort pour la supporter; si le hasard voulait que mes prévisions fussent trompées, j'accueillais avec plaisir la bonne nouvelle.

Ma mère avait conservé les croyances religieuses de son jeune âge. Lorsque le jour du tirage fut fixé, elle fit une neuvaine à la sainte Vierge, puis elle paya pour faire dire une messe dans l'église de Notre-Dame de Fourvière; en outre elle introduisit, à mon insu, entre la doublure et le drap de ma redingote une prière qu'on lui avait donnée. Cette prière devait avoir la vertu de me faire mettre la main sur un bon numéro. Ma pauvre mère ne réfléchissait pas que si tous les conscrits avaient eu la même prière sur eux, elle n'aurait pas pu agir efficacement pour tous, puisqu'il fallait former le contingent malgré tous les talismans imaginables.

Enfin ce jour redouté arriva. Le 23 mars 1843, je me rendis à l'Hôtel de Ville, ignorant la neuvaine, la messe dite à mon intention et ne me doutant pas que je portais dans la doublure de mes vêtements un préservatif contre les mauvais numéros. A l'appel de mon nom, je mis la main dans Furne et j'en tirai le numéro 9. Ma famille fut dans la désolation.

Nous avions pour voisin une famille dont le fils avait été Frère ignorantin; il s'était fait renvoyer de l'ordre par suite de son inconduite; cela n'empêcha pas ce garçon de tirer le même jour un des plus forts numéros du canton.

Ma mère disait : "Est-ce possible ? mon Sébastien a tiré le numéro 9, lui qui m'est si utile, qui m'a aidé à élever son frère et ses soeurs. et ce vaurien de X, qui ne fait que du chagrin à ses parents, a un bon numéro ! Est-ce juste, ça ?" Je dois dire que ma mère regretta l'argent de sa messe et ne fréquenta presque plus les églises.

Si le service militaire eût été obligatoire pour tous, l'impôt du sang si lourd pour les pauvres n'aurait pas eu le même caractère. D'avance, les familles se seraient préparées à ce sacrifice patriotique, et il aurait été acquitté de la même manière qu'on acquitte les autres.

Ce qui le rendait odieux pour les ouvriers, c'est que les riches avec de l'argent pouvaient se dispenser de servir. Moyennant une somme qui variait entre huit cents et deux mille francs, ils envoyaient un autre homme se faire tuer à leur place.

Sous l'empire de cette loi, le hasard aveugle frappait impitoyablement certaines familles, tandis que d'autres étaient favorisées dans la personne de tous leurs fils. Espérons que le gouvernement de la République fera disparaître cette anomalie en rendant le service militaire obligatoire pour tous les citoyens.

Aller loin de ma famille passé sept ans était une perspective qui me plaisait médiocrement. J'étais résigné, c'est vrai, mais cela n'empêchait pas de songer au trouble que mon départ allait apporter dans mes habitudes. La réalisation de mes espérances de mariage était renvoyée à des temps reculés. Jusque-là, j'avais vécu chastement, bien qu'ayant un tempérament ardent. D'abord, je ne voulais donner que de bons exemples à mes soeurs et à mon frère plus jeunes que moi dont j'étais chargé de former les jeunes âmes. Ensuite, j'avais espéré me marier bientôt si la chance m'eût favorisé.

Ayant un coeur aimant, je me suis senti bien jeune du goût pour la vie de famille. L'homme fait souvent des projets que les événements se chargent de détruire.

Un de mes patrons qui me connaissait dès mon enfance, qui savait comment j'avais rempli mes devoirs vis-à -vis de ma famille fit des démarches pour me faire classer parmi les soutiens de famille. J'appris cette nouvelle à ma mère. On fit ce qui était nécessaire et, après le conseil de révision, je fus classé dans la catégorie des dispensés soutiens de famille.

Ce n'était pas la liberté, mais je restais auprès de ma mère, de mes soeurs et de mon jeune frère qui avaient encore besoin de m'avoir comme conseiller et protecteur.

CHAPITRE XII

Je prends goût à la danse


Quelques mois s'écoulèrent sans que je pusse me résigner à renoncer à mes projets. Le célibat me pesait de plus en plus; ma situation de soutien de famille s'opposait à ce que je songeasse au mariage. Les jeunes soldats qui appartenaient a l'armée à un titre quelconque ne pouvaient pas se marier. L'ennui s'empara de moi, j'eus comme une sorte d'abattement moral, je sentais que je me laissais aller au découragement et je ne savais comment réagir. Les livres qui m'avaient été d'un si grand secours, qui m'avaient soutenu pendant plusieurs années, ne me suffisaient plus; il me fallait autre chose.

Je cherchai à me distraire, à m'étourdir. Je n'avais jamais mis les pieds dans une salle de danse jusqu'alors, mais un dimanche soir, passant avec quelques amis près d'un bal, l'un d'eux proposa d'y entrer; il pleuvait, la promenade n'était pas agréable, je ne résistai pas, je suivis mes amis. On me tourmenta pour que je fasse un quadrille, je refusai : non seulement je ne savais pas danser, mais j'ignorais jusqu'aux figures de la contredanse. D'ailleurs, il faut bien le dire, je trouvais que ces hommes et ces femmes qui dansaient les uns devant les autres au son de la musique, se tournant autour, s'entre-croisant, se prenant les mains et la taille, remuant bras et jambes, s'agitant comme des épileptiques, avaient un air bizarre. Je les considérais comme des fous. Un ouvrier qui avait été un de mes camarades d'atelier me vit; il vint à moi, manifestant une grande joie : "Vous ici, me dit-il, j'en suis bien aise; il faut faire comme les autres, mon cher, il faut vous amuser un peu."

Depuis ce jour, j'ai remarqué souvent que ceux qui se conduisent mal éprouvent de la jalousie contre ceux dont la conduite est correcte. C'est surtout chez les femmes où ce mauvais sentiment existe à un haut degré. Celles qui ont succombé ressentent une sorte de volupté quand une de leurs compagnes succombe à son tour. Malheur à la fille pure si son travail l'oblige à fréquenter des compagnes qui ont fait quelques faux pas, celles-ci ne négligeront rien pour la faire descendre à leur niveau.

On m'entoura, me pressant de danser de tous côtés. Pour ma défense, j'alléguais mon ignorance, disant que je ne saurais pas s'il fallait passer à droite

ou à gauche de ma danseuse, que je serais ridicule. La maîtresse de mon ancien camarade s'offrit pour me guider. Mon excuse n'avait plus de valeur. Je me résignai à regret. Nous nous mimes en place pour le quadrille. Tout d'abord, je ne touchais ma danseuse que du bout des doigts, craignant de froisser sa toilette et plus encore d'être inconvenant. J'étais bien naïf. Je m'aperçus vite que ma réserve était superflue. Ma danseuse n'y mettait pas tant de façons; bien qu'elle ne me connût pas, elle me prenait dans ses bras, me poussait, me tirait à droite ou à gauche selon les figures de la contredanse.

Il n'y a, parait-il, que le premier quadrille qui coûte : une fois lancé on ne s'arrête pas facilement. Je pris goût à la danse; quelques mois après cette soirée, j'étais devenu non seulement un danseur, mais un valseur infatigable.

La fréquentation des bals publics a pour conséquence naturelle de vous faire faire la connaissance de quelque fille d'une vertu peu farouche. C'est une glu à laquelle se laissent prendre aisément les jeunes gens sans expérience qui n'ont jamais quitté le nid maternel. Si peu qu'on soit observateur, on est bientôt au courant des moeurs des personnes qui forment la clientèle de ces établissements.

En général, les femmes qui courent les bals n'aiment pas les hommes qui ne les traitent pas cavalièrement. Elles ne peuvent pas sentir un jeune homme paisible, poli, ayant un langage convenable, à moins que ce ne soit pour le gruger, pour le plumer, mais elles raffolent des tapageurs, de ceux qui dansent le cancan, qui les rudoient, qui leur parlent grossièrement, qui affectent de les considérer comme des instruments de plaisir qu'ils méprisent quand ils s'en sont servis. Et ceux qui les battent ! Pour ces messieurs, l'admiration de ces dames est sans bornes, leur amour s'élève à des hauteurs inconnues des autres mortels. La femme ignorante admire la force; pour elle, il n'y a pas de droit, la force fait la loi, celui qui est le plus fort doit être obéi; celui qui a des coups de poing à son service comme arguments de persuasion est certain d'avoir du succès. L'homme fort est un maître dont elle est fière d'être l'esclave. C'est ignoble, mais c'était comme cela de mon temps.

Une faute en amène une autre. J'avais eu la faiblesse de suivre mes amis au bal, mais ce ne fut pas tout. On dirait qu'il y a une sorte de logique dans le mal : au lieu de chercher à m'éloigner des bals, je m'y sentais attiré par une force de plus en plus grande et je finissais par excuser ce que j'avais trouvé mal autrefois.

Pendant quelque temps, je voulus encore résister aux conséquences de ma fréquentation des salles de danse. Je ne trouvai pas de femme qui me convînt, non pas sous le rapport de la beauté physique, mais sous le rapport de la beauté morale. Il me semblait que ces femmes étaient trop dévergondées. Je sentais que si je devenais amoureux de l'une d'elles, l'amour que j'éprouverais aurait des conséquences graves. Je m'attache facilement, je suis fidèle en amour aussi bien qu'en amitié. Si ce récit semble contredire parfois ce que je viens de dire, en examinant attentivement les circonstances qui ont amené quelques transgressions à la loi de la fidélité, on verra que les unes n'empêchent pas l'autre. Quant à l'amitié, j'ai heureusement conservé tous mes amis; j'en ai fait de nouveaux dans les différents pays que j'ai habités, mais ceux-ci venaient grossir le nombre sans en faire oublier ou perdre aucun des anciens.

Le hasard me fit rencontrer une demoiselle qui avait une tenue et des allures qui tranchaient avec celles des habituées des bals publics. Elle avait un air modeste, dansait avec décence; de plus, je la trouvais jolie, ce qui ne gâtait rien. Je m'efforçai de lui plaire, et au bout de quelques semaines, il semblait que nous dussions nous aimer toujours. Une année s'écoula sans que j'aie eu le temps de songer à ce qu'il y avait d'irrégulier dans cette liaison. Je me promettais de l'épouser et cette promesse paraissait être une excuse suffisante.

CHAPITRE XIII

M. Cabet, son voyage à Lyon


L'amour que j'éprouvais alors pour Mlle Jeanne ne m'absorbait pas au point de me faire oublier la politique.

M. Cabet venait de publier son Voyage en Icarie. Ce livre, écrit dans un style simple, clair, de façon à être compris par toutes les intelligences, avait trouvé de nombreux admirateurs dans la classe ouvrière. C'était tout un plan d'organisation sociale, et pour le faire comprendre, M. Cabet avait supposé une société organisée en communauté, vivant dans un pays imaginaire auquel il avait donné le nom d'Icarie.

La propriété individuelle était abolie, toutes les richesses immobilières ou mobilières appartenaient à la nation, c'est-à -dire à tout le monde. La monnaie était supprimée. Des distributions quotidiennes étaient faites, chacun recevait en nature ce qui lui était nécessaire pour se nourrir, se vêtir, etc. Les travaux se faisaient en commun, chaque membre de la communauté apprenait le métier le plus conforme à ses goûts et à ses aptitudes.

La vieille société, basée sur l'antagonisme des intérêts, avec ses inégalités, ses vices, ses misères, disparaissait pour faire place à une nouvelle société où tous étaient égaux, solidaires, vivant comme les membres d'une grande famille; plus de misères, plus de vols, plus de prostitution, plus d'assassinats et par conséquent plus de gendarmes, plus de prisons, cette organisation nouvelle était donnée sous une forme attrayante. C'était plus qu'il n'en fallait pour séduire l'imagination de pauvres ouvriers qui souffraient, qui étaient inquiets de l'avenir pour eux et leurs enfants, et qui ne voyaient pas la possibilité d'améliorer leur position.

Les adversaires de ce plan d'organisation sociale lui reprochaient de parquer les individus comme des moines dans un immense couvent. Ils lui reprochaient surtout de ne pas tenir compte de la liberté individuelle.

Malgré ces graves objections, je dois avouer que je devins un partisan déclaré de la doctrine icarienne jusqu'au jour où j'ai compris que ce système social était impraticable. Les hommes ont des qualités et des défauts qui les empêcheraient de vivre dans une société de ce genre; pour habiter dans un tel milieu, il faudrait des anges et non des êtres humains.

Les icariens lyonnais formaient plusieurs groupes dont le plus important se réunissait chez M. Garçon, rue Sainte-Rose, à la Croix-Rousse. J'assistais souvent à ces réunions composées d'hommes, de femmes et d'enfants. Les soirées s'y passaient agréablement. On y récitait des fables, on y chantait des chansons politico-socialistes dont le plus grand nombre était l'oeuvre de jeunes icariens. On y discutait toutes sortes de questions politiques et sociales. C'était un excellent moyen pour habituer les hommes à parler en public, pour plaire aux dames et aux enfants, les soirées se terminaient généralement par des jeux innocents. Ces réunions étaient extra légales, il était convenu que toutes les fois que la police se présenterait, on jouerait aux jeux innocents. En effet, le commissaire de police est venu plusieurs fois nous visiter; il s'est toujours retiré en nous disant de l'excuser d'avoir troublé nos jeux.

Une scission se produisit à Lyon parmi les partisans du communisme icarien : uns voulaient établir ce nouvel état social par la violence; les autres, ainsi que leur chef Cabet, attendaient tout de la propagande pacifique. Les révolutionnaires appelaient les pacifiques des endormeurs, et les pacifiques appelaient leurs adversaires des brouillons dont les doctrines devaient aboutir au néant.

M. Cabet, dans le but de les rallier, entreprit un voyage long et pénible; il n'y avait pas encore de chemin de fer entre Paris et Lyon.

J'eus le plaisir de voir ce sincère ami du peuple. Il était d'une taille moyenne; sa figure était agréable, fine, douce, empreinte d'un air de bonté qui mettait les plus humbles à l'aise avec lui; il n'avait rien de recherché dans sa toilette; son langage était celui d'un homme qui a la foi, d'un apôtre qui est convaincu de l'excellence de ses idées; toute sa personne respirait un air de bonhomie qui le faisait appeler par ses adeptes le père Cabet.

Du reste, c'est ainsi que le peuple désigne ceux qui se sont dévoués à la cause d'une façon complète. Ce mot de père renferme toutes les autres appellations pour les ouvriers. C'est un nom qui résume tous les autres; il indique non seulement l'admiration, mais l'amour que les travailleurs éprouvent pour leurs amis.

Il ne faut pas croire que le peuple soit prodigue de cette appellation, ce serait une grande erreur, bien qu'il s'enthousiasme facilement; je n'ai vu donner ce nom de mon temps qu'à deux hommes, à M. Cabet et à M. Raspail.

Cabet est mort en Amérique victime de son dévouement à la cause du peuple, martyr de ses idées communautaires. A l'heure où j'écris ces lignes, Raspail vit à Cachan, entouré de sa famille. Peu d'hommes ont rendu autant de services à la classe ouvrière que lui. Aussi, il est toujours et restera pour le peuple le père Raspail.

Dans l'armée, il y a eu aussi un homme qui connaissait bien les soldats; il savait les commander, se faire obéir et s'en faire aimer : c'est le maréchal Bugeaud; aussi les soldats l'appelaient le père Bugeaud.

Le voyage à Lyon de M. Cabet n'eut pas le résultat qu'il en espérait. Son éloquence ne convainquit personne, il se heurta contre un parti pris. Les dissidents persistèrent dans leur séparation, ils firent une foule d'objections contre le système icarien ; la principale était celle-ci : "Tous les icariens seraient obligés d'obéir à la cloche, la liberté individuelle serait donc sacrifiée, etc." M. Cabet répondait : "Je n'ai pas la prétention d'avoir fait un système d'organisation sociale parfait. Prouvez-moi qu'il en existe un meilleur et je l'adopterai."

Il eût été difficile de prouver cela à M. Cabet; ainsi que tous les novateurs, il avait un amour de père pour son système, rien ne lui semblait aussi beau que son Voyage en Icarie.

La question des moyens pour arriver au triomphe de la communauté divisait profondément les deux camps rivaux. M. Cabet et ses adeptes repoussaient tous les moyens violents et ne comptaient que sur la propagande pacifique pour réussir. Les dissidents s'intitulaient communistes immédiats ou révolutionnaires; ils trouvaient que les moyens pacifiques ne mènent à rien ou sont beaucoup trop lents. Ils pensaient que la masse du peuple était trop ignorante, que son éducation monarchique la rendait opposée ou rétive à tout progrès. "C'est pas sa faute, disaient-ils, si elle est dans un état semblable, c'est la faute des gouvernements monarchiques qui l'ont tenu dans cet état d'abaissement moral, afin de s'en servir comme d'un troupeau que l'on tond constamment. Il faut faire le bonheur du peuple malgré lui. De là, le projet d'établir une dictature dans l'intérêt de la masse au lieu d'une dictature dans l'intérêt d'un petit nombre, d'une famille ou d'un seul."

Pour établir cette dictature, il fallait renverser le gouvernement de LouisPhilippe. Ce n'était pas chose facile, il s'appuyait sur une armée de quatre cent mille hommes et sur un nombre égal de fonctionnaires, grands ou petits. Il faut être bien convaincu de la bonté de sa cause et avoir la foi qui transporte les montagnes pour oser entreprendre une pareille tâche.

Cependant on a entrepris de le faire quelquefois. Lorsqu'on y réfléchit à distance, on serait tenté de prendre pour des fous ces hommes dévoués, assez hardis pour attaquer un pouvoir défendu par tant de soldats et par tant de canons.

M. Cabet et ses adeptes agissaient au grand jour; la doctrine icarienne était propagée par des brochures et par le journal le Populaire. ils n'avaient pas besoin de sociétés secrètes pour préparer une prise d'armes.

A la suite du voyage du père Cabet, de nouvelles sociétés secrètes vinrent s'ajouter à celles qui existaient déjà dans la ville de Lyon. Elles se ressemblaient presque toutes. Les règlements ou statuts sont généralement copiés les uns sur les autres. Les affiliés se reconnaissent entre eux à l'aide de signes conventionnels et d'un mot d'ordre ou de passe qui est changé de temps en temps. L'usage des épreuves existaient à peu près dans toutes; c'était un moyen, disait-on, de juger de la valeur morale des individus. Les sociétaires âgés tenaient énormément à conserver ces coutumes qui me semblaient surannées, ou tout au moins insignifiantes.

Ce qui prouve combien les épreuves étaient sans valeur, c'est que les mouchards les subissaient très bien. Les menaces de mort qu'on leur faisait le jour de leur réception, dans le cas où ils trahiraient ou livreraient les secrets de la société, ne les empêchaient pas de dénoncer leurs coassociés pour gagner leur salaire.

Il y a même eu des sociétés secrètes organisées et dirigées par des hommes appartenant à la police.

En France le caractère ouvert et communicatif des hommes fait qu'il yen a peu qui soient capables de conspirer longtemps. A côté de ceux qui sont bien trempés, sérieux, résolus, sachant garder un secret, il y en a beaucoup qui veulent bien jouer à la conspiration, mais à la condition que leurs femmes, leurs frères et leurs amis le sachent; pour eux c'est une pure affaire d'ostentation.

J'en ai connu qui aimaient à se donner des airs mystérieux, ils tenaient à passer pour des conspirateurs dans la maison qu'ils habitaient. Lorsqu'il n'y avait qu'à se réunir pour entendre des discours politiques, ou à chanter des chansons patriotiques en trinquant, on était certain de voir ces gaillards assister régulièrement aux réunions, mais le jour où il s'agissait d'une manifestation qui tombait sous le coup de la loi, on était sûr qu'ils manquaient tous à l'appel. Ils s'empressaient d'aller respirer l'air de la campagne, afin d'établir un alibi en cas d'insuccès.

CHAPITRE XIV

Mon affiliation à une société secrète


J'avais eu l'occasion assez souvent d'exprimer mon opinion sur le mode de réception employé dans les diverses sociétés secrètes. On m'avait fait plusieurs fois des propositions que j'avais toujours repoussées, objectant que les sociétés secrètes étaient peu secrètes et n'étaient le plus souvent que des souricières où la police pouvait faire des arrestations quand il lui plaisait.

Un dimanche, je fus invité ainsi que mon ami Germain Vallier à assister à une réunion très importante. Nous ignorions complètement l'objet de la réunion, néanmoins nous nous y rendîmes pour faire plaisir aux citoyens qui nous avaient invités. Une centaine d'hommes étaient réunis dans un local assez grand pour en contenir peut-être le double. On nous fit asseoir au milieu de la salle, en face du bureau. Le président ouvrit la séance. Après avoir adressé quelques paroles à l'assemblée, il fit une foule de questions à mon ami et à moi sur la politique et sur le socialisme. Nous répondîmes aux questions qui nous étaient adressées; nos réponses étaient naturellement empreintes des idées avancées qui avaient cours à cette époque dans le parti républicain. Tout d'abord, je ne comprenais pas pourquoi le président s'adressait toujours à ce brave Vallier et à moi, mais bientôt je devinai de quoi il s'agissait; je me trouvais sans m'en douter au commencement de la séance, au sein d'une société secrète.

On avait dispensé mon ami et moi des épreuves et des formalités ordinaires qui accompagnaient chaque réception. Après l'espèce d'examen qu'on nous fit subir, nous fûmes admis par acclamation membres de la société X. Le président nous donna l'accolade fraternelle et la séance fut suspendue.

Aussitôt nous fûmes entourés par de nombreux sociétaires qui nous serrèrent la main et nous félicitèrent sur la manière dont nous avions répondu aux différentes questions que nous avait adressées le président.

Un des articles du règlement prescrivait le tutoiement et le rendait obligatoire entre tous les membres de l'association. C'était sans doute une réminiscence de la grande Révolution. Au commencement, je commis quelques infractions à la règle, je ne pouvais subitement dire tu à des hommes beaucoup plus âgés que moi et auxquels j'étais habitué à dire vous. Cette société a exercé une certaine action sur le parti républicain à Lyon pendant les dernières années du règne de LouisPhilippe, puis elle a fait comme doivent faire toutes les choses de ce monde, elle a cessé d'exister.

A peu près vers la même époque, les communistes icariens les plus actifs résolurent de se grouper, afin d'agir avec ensemble le cas échéant; ils organisèrent la société dite des bibliothèques. Ce n'était pas une société secrète, la plupart des membres croyaient être dans la légalité et n'avoir rien à redouter de la magistrature royale. Cette société était formée d'un nombre indéfini de groupes; chaque groupe prenait le nom de bibliothèque; le nombre des membres ne devait pas dépasser le chiffre de vingt. Lorsque ce chiffre était atteint le groupe se dédoublait et formait deux bibliothèques distinctes. Chaque sociétaire payait une cotisation de cinquante centimes par mois; cet argent servait à acheter des brochures et des livres traitant de matières politiques et sociales. Ces livres étaient lus d'abord par les membres du groupe, puis on les prêtait à des citoyens non adhérents pour faire de la propagande. Lorsque le nombre des associés obligeait le groupe à se dédoubler, les livres étaient partagés ainsi que l'argent qui existait en caisse. Le groupe dont je faisais partie se réunissait chez ma mère.

Dans notre ignorance, nous pensions n'avoir rien à craindre des lois de septembre 1834, en nous réunissant au nombre de vingt seulement. C'était une erreur; nos groupes communiquaient entre eux par le moyen d'un délégué par groupe, tous nos groupes concouraient au même but, l'affiliation était facile à établir et dès lors nous tombions sous le coup de la loi. La magistrature du roi Louis-Philippe nous l'a bien prouvé.

Pendant quelques mois tout alla bien, les recrues abondaient; mais un jour le procureur général vint jeter le trouble dans la société en faisant arrêter tous les membres d'un groupe.

Poursuivi pour délit de société secrète, le président du groupe, M. Millet, fut condamné à deux ans de prison; plusieurs de ses coaccusés furent condamnés à des peines un peu moins fortes.

La société des bibliothèques n'en continua pas moins à fonctionner; on prit un peu plus de précaution, voilà tout.

Il n'était pas aussi facile de s'instruire qu'aujourd'hui; les cours d'adultes étaient rares; de plus, les ouvriers tisseurs travaillaient un plus grand nombre d'heures qu'à présent : à l'exception des membres de la société des ferrandiniers, tous travaillaient en hiver jusqu'à 10 heures du soir et souvent plus tard. Les cours commençaient à 8 heures; pour y assister, il me fallait quitter le travail à 7 heures et demie ou, au plus tard à 8 heures moins un quart. Malgré mon grand désir de m'instruire, j'avoue que j'hésitai longtemps avant de me faire inscrire aux cours supérieurs, je savais que cela mécontenterait mon patron. En effet, il me fallait quitter l'atelier trois fois par semaine plus de deux heures avant les autres ouvriers. Je travaillais le dimanche jusqu'à midi pour remplacer le temps que je perdais la semaine; cela n'empêcha pas le patron de me dire un jour : "Tu devrais renoncer à l'école, tu en sais bien assez pour un ouvrier. Si tu étais seul, je ne dirais rien de te voir quitter ton métier trois fois par semaine un peu plus tôt, mais tu donnes un mauvais exemple aux autres ouvriers de l'atelier." Je lui répondis que je voulais continuer à suivre les cours que j'avais commencés, qu'en conséquence il pouvait chercher un ouvrier pour me remplacer. Dans un autre atelier, j'aurais rencontré les mêmes difficultés; je pris le parti d'acheter un métier et de travailler chez moi. Ma mère partagea ma manière de voir; nous louâmes un appartement plus grand et plus clair, afin que je pusse y installer un métier. Je continuai à suivre les cours et, à la distribution des prix, j'obtins le prix d'honneur.

CHAPITRE XV

Fondation d'écoles d'adultes pour les ouvriers et ouvrières
Mme Flora Tristan


L'ignorance étant considérée avec raison comme le principal obstacle au progrès, les communistes et les républicains de toutes nuances à Lyon formèrent le projet d'établir des écoles pour les adultes des deux sexes. Deux citoyens, MM. Garçon et Lardet, qui avaient de grands locaux, les mirent généreusement à la disposition des promoteurs des écoles libres. Ces écoles devaient exister sans autorisation et en dehors de la surveillance administrative. On fit appel au dévouement de ceux qui pouvaient donner gratuitement des leçons de lecture, de calligraphie, de grammaire et d'arithmétique. Je fus désigné pour enseigner la grammaire, et mes amis Germain Vallier, Collet et Curtet, furent aussi choisis pour enseigner les autres branches du programme. Cette tentative ne pouvait donner que de minces résultats. Qu'étaient-ce que deux écoles pour la masse ignorante des travailleurs ? C'était peu de chose, mais cet essai indique les tendances du parti républicain. Il voulait instruire le peuple et le soustraire à l'influence des congrégations religieuses.

En 1845, j'eus le bonheur de voir plusieurs fois Mme Flora Tristan lors de son voyage à Lyon. Cette dame était d'origine aristocratique. Malgré sa naissance et son éducation, elle ressentait un grand amour pour le peuple. Après avoir écrit plusieurs romans, entre autres les pérégrinations d'une paria, elle fit un petit livre dans lequel elle recommandait aux ouvriers de s'unir.

"L'union, disait-elle aux ouvriers, est le seul moyen de vous affranchir. Vous êtes les plus nombreux, et cependant vous êtes faibles parce que vous êtes divisés; soyez unis, vous serez forts." Elle aurait voulu que tous les travailleurs formassent une vaste association. "Si chaque ouvrier voulait donner quelques francs par an, disait-elle, on pourrait construire dans tous les chefs-lieux de département d'abord, dans chaque arrondissement ensuite, et enfin dans chaque commune, un palais pour y loger et nourrir les invalides du travail. De cette manière l'ouvrier serait plus heureux en songeant que sa vieillesse serait à l'abri du besoin et hors des atteintes de la misère.

Les réunions étaient secrètes, on avait soin de n'inviter que les hommes sur lesquels on pouvait compter.

Mme Flora Tristan était une femme de quarante-cinq à cinquante ans, d'une taille moyenne. Des cheveux noirs, parsemés de quelques fils blancs, encadraient le haut de sa figure qui était encore belle et très sympathique. Elle parlait avec une grande facilité, et faisait ressortir avec enthousiasme les bienfaits que produirait son projet. Sa voix vibrante, harmonieuse m'impressionna, j'étais sous le charme, et bien que son projet d'union fût loin de donner satisfaction à mes idées politiques et sociales, néanmoins je me ralliai à son plan : c'était un pas fait vers l'amélioration du sort des travailleurs.

Son voyage eut un grand succès à Lyon, elle recueillit un grand nombre d'adhésions. Son intention était de visiter toutes les grandes villes de France, d'organiser dans chacune d'elles un comité chargé de recevoir les adhésions et de correspondre avec le comité central à Paris. Malheureusement, la mort vint la frapper prématurément à Bordeaux.

Les ouvriers perdirent en elle une amie ardente et dévouée. Son plan aurait probablement avorté, mais elle aurait secoué l'engourdissement des masses, elle aurait préparé l'avenir en unissant les travailleurs, en leur faisant comprendre l'importance et les bienfaits de la solidarité.

C'est aussi en 1845 que l'on fit cette fameuse pétition adressée à la Chambre des députés pour demander une enquête sur la situation des ouvriers.

Le Journal la Réforme, patronné par M. Ledru-Rollin, prit l'initiative de la pétition. Tous les hommes qui s'occupaient de politique, tous les philanthropes, comprenaient que le sort des ouvriers devait être amélioré. Mais comment et dans quelle mesure ? C'est ce que l'on ignorait. Les plus hardis proposèrent de faire une enquête sérieuse afin de connaître toute la profondeur du mal. Un mal connu est bien plus facile à guérir qu'un mal que l'on ne connaît presque pas. Les médecins avant de prescrire un remède s'efforcent de se rendre compte de la maladie et de son intensité. C'est ainsi que voulurent faire les républicains dont le journal la Réforme était l'organe.

Une pétition fut rédigée et de nombreux exemplaires furent envoyés à tous les journaux de province dont les opinions se rapprochaient plus ou moins de celles du journal la Réforme.

Le Censeur était le seul journal républicain de Lyon; ce furent ses rédacteurs qui se chargèrent de faire de l'agitation en faveur de la pétition. Ces journalistes n'étaient pas les premiers venus, ils s'appelaient : Bertholon, Kaufmann et Rittier. Mais ce journal, représentant l'élément bourgeois, n'avait aucune influence sur la classe ouvrière. Pour avoir des signatures, il fallait nécessairement des intermédiaires entre le journal et les travailleurs. Dans ce but on convoqua tous les hommes ayant une certaine notoriété et possédant un peu d'influence parmi les ouvriers. Quoique bien jeune, j'eus l'honneur d'être compris parmi les hommes qui passaient pour influents à cette époque. Obtenir des signatures alors était une grave affaire dont on ne se fait pas une idée aujourd'hui. Depuis on a tant fait de pétitions que le public s'est familiarisé avec l'exercice de ce droit qui a été inscrit dans la Constitution de 1848.

Mais, en 1845, beaucoup de gens craignaient de se compromettre en signant, ils avaient peur de déplaire au gouvernement.

Muni d'un encrier et d'une plume, accompagné de deux de mes amis, j'allai à domicile, dans le quartier qui m'était assigné, solliciter des signatures. Je n'entreprendrai pas de raconter tous les déboires que j'éprouvai. L'ignorance était telle que les femmes faisaient cacher leurs maris pour les empêcher de signer. Il y en a qui refusèrent d'apposer leur noms au bas de la pétition, alléguant pour excuse que leur signature ne servirait à rien, si ce n'était à les compromettre; que, d'ailleurs, ils ne croyaient pas à une amélioration possible de leur sort, qu'il y avait toujours eu des riches et des pauvres et qu'il en serait ainsi de tout temps. A côté de ces pauvres diables fatalement résignés à leur sort, beaucoup trop nombreux, hélas ! il y avait des hommes qui s'empressaient de signer et nous remerciaient du dévouement que nous montrions en nous chargeant d'une tâche aussi ingrate.

Ces derniers nous dédommageaient amplement des contrariétés que nous faisaient éprouver les autres. D'ailleurs, nous avions la conscience de remplir un devoir mes amis et moi, et cela nous suffisait.

Cette pétition n'aboutit qu'à un énorme fiasco. On comptait obtenir plusieurs millions de signatures, et le chiffre total ne s'éleva pour toute la France qu'à cent vingt mille environ. Lyon, je dois le dire à son honneur, fut la ville qui en fournit le plus grand nombre proportionnellement au nombre des habitants.

L'enquête ne fut pas ordonnée; le petit nombre de ceux qui la réclamaient semblait faire croire que les travailleurs étaient généralement contents de leur condition. Les optimistes de la réaction se frottèrent les mains de satisfaction; quant aux républicains, ils n'accusèrent que l'ignorance du peuple et n'en travaillèrent qu'avec plus d'ardeur à préparer l'avènement du gouvernement républicain qui seul peut et doit donner l'instruction gratuite et une plus grande somme de bien-être à tous.

Pendant le temps que je travaillais chez ma mère, la fabrique lyonnaise subit une crise comme elle en a subi à toutes les époques; beaucoup de métiers cessèrent de battre, le mien fut de ce nombre. Je signale ce fait pour dire en passant que rien au monde ne me déplaisait plus que d'aller de porte en porte solliciter de l'ouvrage. Ce n'était pas de l'orgueil chez moi, c'était plutôt de la timidité, je craignais d'être importun. J'aurais préféré travailler une heure de plus chaque jour pour le même salaire et n'être jamais astreint à cette dure nécessité.

Cette époque est celle où j'ai fait le plus de prosélytes à la cause républicaine. Je profitais de toutes les occasions pour faire de la propagande. Mes conversations n'avaient qu'un but : la politique. Même au théâtre, avant le lever du rideau et pendant les entr'actes, je trouvais le moyen de parler politique. Au parterre des Célestins, je fis la connaissance de plusieurs hommes qui sont devenus mes amis et d'excellents républicains.

CHAPITRE XVI

Mon départ de Lyon
Je deviens soldat


Dans les réunions politiques, on parlait souvent du relâchement des moeurs, on engageait vivement tous les républicains à ne pas donner prise à la critique. On disait avec raison qu'il ne suffisait pas de parier de morale, mais qu'il fallait surtout prêcher d'exemple.

Je fréquentais toujours Mlle Jeanne; cet amour irrégulier me tourmentait; je comprenais que je faisais mal, mais mon amour était si vif que je ne me sentais pas la force de rompre des relations qui duraient depuis près de trois ans. Loin d'elle, je prenais des résolutions héroïques, je voulais lui dire qu'il fallait cesser de nous voir, et, dès que j'étais près d'elle, mes fortes résolutions s'évanouissaient. Je n'osais plus parler de séparation; au contraire, je ne pensais qu'à l'aimer davantage encore, si cela eût été possible.

Vers la fin de 1845, les petites affaires de ma famille n'allaient pas mal : ma mère continuait son petit commerce, ma soeur Annette était devenue une couturière en robes des plus habiles, elle avait beaucoup d'ouvrage; mon jeune frère Hippolyte travaillait aussi chez un enlaceur de cartons pour les mécaniques Jacquard; il n'y avait plus que ma jeune soeur Marguerite qui allait à l'école. Ma mère, aidée de ma soeur Annette, pouvait suffire aux charges de la famille, elle n'avait plus besoin de mon aide matérielle.

Pour mettre un terme aux relations que j'entretenais avec Mlle Jeanne, je résolus de demander à finir mon congé; la durée du service actif était de sept ans, il m'en restait encore près de quatre pour obtenir ma libération définitive. Voici le raisonnement que je fis : "Si Jeanne m'aime sérieusement, elle m'attendra et, à mon retour, nous nous marierons; si son amour ne résiste pas à l'absence, je tâcherai de l'oublier." Dans tous les cas, la situation anormale que me créait sa fréquentation prenait fin, c'était là l'important.

Je fis un grand effort sur moi-même; malgré les larmes de ma famille et celles de Mlle Jeanne, j'allai chercher ma feuille de route. Mes frères et quelques amis vinrent m'accompagner assez loin sur la route de Villefranche, j'allais à Metz; puis nous nous embrassâmes, nous nous dîmes adieu et au revoir. C'était le 2 février 1846. Jusque-là, j'avais été courageux, j'avais refoulé dans mon coeur la douleur que me causait cette séparation, mais à peine eussé-je quitté mes frères et mes amis que mes larmes, longtemps contenues, coulèrent en abondance. Je pleurai beaucoup. Cela me fit du bien.

Ma mère pleurait facilement, le moindre chagrin lui faisait venir les larmes aux yeux. J'ai hérité d'elle, je ne sais si je dois dire de ce défaut ou de cette qualité : aussi il m'avait fallu bien des efforts pour ne pas pleurer devant ma mère et mes soeurs.

Le hasard m'avait fait rencontrer au bureau de recrutement un jeune homme de dix-huit ans qui était venu s'engager; ma figure lui plut et, comme j'étais désigné pour le 2e bataillon de chasseurs d'Orléans, devenus chasseurs à pied en 1848, il demanda à servir dans le même bataillon. Il était content d'avoir un compagnon de route, et moi, je n'étais pas fâché de ne pas faire seul à pied une quinzaine d'étapes.

On ne voyageait pas en chemin de fer comme aujourd'hui.

Lorsqu'on voyage seul la route est monotone, on sent davantage la fatigue, mais quand on est deux, le voyage est plus agréable; on se communique l'un et l'autre les observations que l'on fait sur les objets qui frappent vos regards et l'on arrive à l'étape sans avoir eu le temps de s'apercevoir de la longueur du chemin parcouru.

Mon bagage était fort léger : il se composait de trois chemises, de six mouchoirs de poche, de deux paires de bas, le tout placé dans un petit sac de toile que ma soeur Annette m'avait confectionné pour cela. J'étais en outre porteur d'une montre en argent et d'une soixantaine de francs.

Enfin, le 14 février, nous arrivâmes à Metz.

Le 2e bataillon de chasseurs où nous devions être incorporés était caserné à la basse-Seille. En arrivant à la caserne, l'adjudant nous fit conduire chez le capitaine-major qui désigna la compagnie à laquelle nous devions appartenir. On nous ramena au quartier et on nous donna une couchette à chacun.

Quand je me trouvai pour la première fois dans une chambrée de soldats, j'éprouvai un sentiment de tristesse, la vue de tout ce qui m'entourait m'impressionna péniblement. Je regrettai amèrement d'avoir quitté Lyon, mais c'était trop tard.

Le sacrifice fut ignoré de tous, la plupart de mes amis ont cru que j'avais obéi à un coup de tête.

DEUXIEME PARTIE

LE SERVICE MILITAIRE SOUS LOUIS-PHILIPPE


CHAPITRE I

Premiers mois passés à la caserne


Dès que je fus installé, j'écrivis à ma famille pour lui annoncer mon arrivée.

Ma pauvre mère a conservé jusqu'à sa fin toutes les lettres qu'elle avait reçues de moi; cela fait qu'il m'est facile de raviver mes souvenirs en les relisant, aujourd'hui qu'elles sont en ma possession.

Les ports de lettre étaient chers alors : une lettre de Metz à Lyon coûtait quinze sous; c'était beaucoup pour des ouvriers, force était donc de se priver et de ne correspondre que rarement.

Pour me conformer à un usage antique et peu solennel, je payai la goutte aux hommes de ma chambrée; elle se composait de vingt et quelques individus : deux litres d'eau-de-vie suffirent pour les régaler. Lorsque cet acte fut accompli, je fus le bienvenu, j'étais un bon zig; c'était à qui pourrait me rendre un petit service. Tous voulaient me servir de professeur. Un m'apprenait à faire le paquetage de mes effets, un autre me montrait la manière d'astiquer mon ceinturon et la patelette de ma giberne, etc., etc.

J'allais à l'exercice deux fois par jour, excepté le jeudi et le dimanche.

Convaincu que l'ignorance est l'ennemie de tout progrès, j'engageai mes camarades de chambrée à s'instruire et je leur donnai des leçons chaque soir.

Je m'associai avec trois des plus intelligents pour avoir un journal pour nous tenir au courant des affaires publiques; nous sous-louâmes chez un libraire le journal le Siècle : nous ne l'avions que deux jours après son arrivée à Metz; mais que nous importait, c'était suffisant pour nous tenir au courant de la politique générale. Deux ou trois mois plus tard, je changeai le Siècle contre la Réforme qui était plus avancée et qui se rapprochait davantage de mes opinions.

En même temps que moi, il y avait une trentaine de recrues qui apprenaient à faire l'exercice. Jamais les sous-officiers et caporaux qui nous commandaient ne m'ont adressé un mot grossier ou même un reproche; il est vrai que j'étais attentif aux explications qu'on nous donnait. Mais j'avais quelques compagnons qui étaient d'une maladresse insigne, ils mettaient hors d'eux les instructeurs les plus patients.

J'extrais d'une lettre adressée à mes parents les passages suivants

"J'ai du bonheur d'être tombé dans une bonne compagnie; le capitaine est en congé et le lieutenant qui commande à sa place est un excellent homme; les soldats l'aiment beaucoup, il les punit rarement et toujours avec justice : aussi ils se feraient tuer pour lui s'il le fallait.

"Dans ma chambre où nous logeons vingt-trois, il y a plusieurs hommes qui ont du bon sens, avec lesquels on peut raisonner. Je leur fais aussi des lectures à haute voix, je m'assieds sur mon lit (les soldats n'ont pas de chaise). Ils m'entourent avec intérêt. Tous sont étonnés du silence qui règne dans la chambre depuis que j'y suis.

"Je leur parle de la morale, je cherche à leur faire comprendre tout ce que l'ivrognerie a d'horrible et de dégradant. Je voudrais leur faire détester l'eau-de-vie : c'est à l'abus de cette liqueur qu'on doit l'abrutissement et la démoralisation d'une partie de l'armée.

"Dans le monde, il y a des gens qui croient que le service militaire peut faire du bien à un jeune homme, ceux-là ne connaissent pas les moeurs de certains soldats. Un jeune homme qui arrive à la caserne avec des sentiments honnêtes risque bien de les perdre au contact de ces êtres abrutis qui composent le quart de l'armée. Ils sont rossards, fainéants et gourmands à l'excès; pour un verre d'eau-de-vie on leur ferait massacrer n'importe qui.

"Pour bien connaître la vie de caserne, il faut l'avoir vue de près, être soldat soi-même. Soyez sans inquiétude sur mon compte, je suis assez raisonnable pour ne pas me laisser influencer. "

Un ordre du ministre de la guerre, en 1846, prescrivit à tous les chefs de corps d'organiser des écoles de musique vocale dans les régiments où il n'en existait pas encore.

On disait que depuis longtemps déjà la musique vocale était enseignée aux soldats allemands. On pensait que c'était un moyen de civilisation parce que la musique, disait-on, adoucit les moeurs.

Le commandant fit choisir dans les compagnies des élèves moniteurs qui devaient dans la suite apprendre la musique à leurs camarades du bataillon. Je fus désigné, à ma grande joie; c'était un moyen pour moi d'apprendre à solfier, etc.

L'école qu'on devait fonder n'a jamais existé qu'à l'état de projet. On eut l'air de s'en occuper tout doucement, puis quelques semaines avant la revue du généralinspecteur, on adjoignit aux élèves moniteurs tous les clairons afin de présenter au général un nombre respectable d'élèves pour faire croire à l'existence de l'école de musique, et on nous fit apprendre rapidement trois ou quatre choeurs.

Enfin le général-inspecteur arriva; c'était un grand beau vieillard, un peu sec. mais d'une physionomie agréable.

Quand on nous fit chanter en sa présence, nous n'étions pas suffisamment préparés, nous chantions faux; ceux qui faisaient la même partie n'attaquaient pas ensemble, c'était épouvantable; les ténors finissaient la mesure en avance sur les basses; jamais nous n'avions aussi mal chanté; cela tenait sans doute à l'émotion qu'éprouvaient mes camarades : ils voulaient trop bien faire et n'aboutissaient qu'à produire une affreuse cacophonie. Le chef de musique battait la mesure avec rage, il était tout en sueur et s'attendait à recevoir des reproches.

Mais quelle ne fut pas sa surprise ! Au lieu de reproches, le général nous félicita sur la manière brillante dont nous avions enlevé les morceaux que nous avions chantés. Je ne savais ce que signifiaient ces éloges immérités. Quelques jours après, j'ai connu le mot de l'énigme; le général était dur d'oreille, presque sourd. Il adressait sans doute le même petit speech à toutes les écoles de musique qui existaient dans les régiments de son inspection.

Au mois d'août 1846, je fus atteint de la dysenterie. Cette vilaine maladie me mit dans un état déplorable, j'en faillis mourir. Pendant ce temps, la garnison de Metz perdait trois ou quatre hommes chaque jour enlevés par le même mal. Heureusement pour moi, j'avais déjà eu le temps de me faire des amis dévoués qui firent tous leurs efforts pour rendre ma position moins pénible.

Voici un passage d'une lettre que j'écrivis à ma famille après ma guérison :

"Je suis heureux d'avoir de bons camarades qui ont eu toutes sortes d'attentions pour moi. Ce sont de braves et dignes garçons que je ne confonds pas avec ceux dont je vous ai parlé dans mes lettres précédentes. Ils ont bien quelques petites peccadilles à se reprocher, mais depuis que je suis avec eux, ils ne pensent plus qu'à s'instruire. Je leur ai fait partager mes opinions politiques. Je suis fier de voir qu'ils m'ont compris. Pendant que j'étais malade, ils m'ont largement prouvé qu'ils savaient pratiquer la fraternité. Je me félicite de les connaître; leurs coeurs étaient pleins de bons sentiments, ils voyaient bien que tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, qu'il y a de nombreuses réformes à opérer; mais ils n'entrevoyaient pas par quels moyens on pourrait y arriver. Il était nécessaire que quelqu'un vînt leur expliquer et leur dire que les abus, les privilèges disparaîtront tôt ou tard, qu'un jour viendra où tous les membres de la grande famille humaine se considéreront comme des frères libres et égaux.

"Il y en a trois surtout dont je n'oublierai jamais le dévouement. Dès qu'ils pouvaient disposer d'un moment, ils le passaient autour de mon lit, c'était à qui pourrait m'obliger. Ils se sont privés de promenade pour me tenir compagnie. Un seul sortait pour faire mes commissions et aller chercher la Réforme. Oh ! les bons coeurs ! Quel dommage que l'armée ne soit pas composée entièrement d'hommes de cette trempe-là ."

Le désir de faire de la propagande républicaine fut cause que je me mis en rapport avec plusieurs ouvriers messins, entre autres avec un tisseur. Ce dernier m'invita à aller chez lui. Il fabriquait de la peluche pour homme, et me dit qu'il y avait près de huit cents métiers tant à la ville qu'à la campagne. Les fabricants fournissaient les métiers aux ouvriers. Les peluches ordinaires étaient payées soixante-quinze centimes le mètre, c'était une des professions les plus prospères dans le pays. Les ouvriers avaient l'habitude de passer les fers de la main gauche au lieu de les passer de la main droite comme le font à Lyon les veloutiers et les faiseurs de peluche. Je lui ai demandé pourquoi il faisait ainsi. Il m'a répondu : - Je n'en sais rien, on m'a appris à faire comme ça.

La peluche qu'il fabriquait était belle.

Les métiers étaient organisés simplement à l'ancien système; au lieu d'avoir une petite mécanique qui permet de travailler avec une seule marche ou pédale, ils avaient encore sept marches.

CHAPITRE II

Fin de l'amour de mademoiselle Jeanne


Jusqu'à cette époque j'avais correspondu avec Mlle Jeanne. Ses premières lettres étaient remplies de protestations d'amour, de promesses de fidélité sans bornes, etc. Dans l'avant-dernière, elle montrait de l'impatience. Elle me pressait de revenir, ce qui était impossible. Enfin dans la dernière, datée du mois de septembre 1846, elle me dit qu'elle était demandée en mariage, qu'un bon parti se présentait, et que si je ne revenais pas vite, elle allait se marier.

Cette déclaration me surprit beaucoup; j'étais jeune, je croyais encore à l'amour sans fin, devant durer autant que la vie. Depuis j'ai réfléchi sur bien des choses, et j'ai remarqué que l'amour et l'amitié, ces deux sentiments qui tiennent une si grande place dans le coeur humain, ont généralement besoin pour rester vifs de la vue des personnes aimées. En amour et en amitié l'habitude joue un grand rôle.

Ayez un ami, voyez-le souvent, l'habitude de le voir deviendra un besoin, vous serez contrarié si le travail, les affaires ou autres exigences de la vie vous séparent pendant quelque temps. Mais que cette séparation se prolonge par une cause quelconque, ce sentiment s'émoussera; vous l'aimerez toujours sans doute, mais d'une autre manière, si vous le revoyez deux ou trois ans plus tard, ou seulement quelques mois après votre séparation. Sa vue vous causera certainement du plaisir, mais ce plaisir ne sera pas aussi grand qu'il aurait été si vous l'aviez revu peu de temps après son départ.

L'amour de Jeanne n'avait survécu que sept à huit mois à notre séparation.

Je lui écrivis pour lui dire que je n'étais pas libre, que je ne pouvais pas encore aller l'épouser, et que j'étais bien contrarié de la résolution qu'elle voulait prendre. Enfin je la dégageai de toutes les promesses et je terminai en souhaitant qu'elle fût heureuse.

Malgré son inconstance, je dois dire qu'au milieu des agitations de ma vie tourmentée, je me la suis toujours rappelée avec plaisir. C'est à elle que je dois d'avoir passé quelques jours heureux dans ma jeunesse, jours trop courts en comparaison des longs jours que j'ai vécus dans les prisons d'État.

CHAPITRE III

Propagande républicaine
Je suis dénoncé


Pendant les mois qui s'étaient écoulés à partir de mon arrivée au corps, j'avais fait de nombreux prosélytes. Ils étaient tous acquis à l'idée républicaine et devaient de leur côté faire de la propagande dans leurs pays après leur libération pour préparer l'avènement de la République.

Tout alla bien durant six ou sept mois, mais une dénonciation faite au commandant vint entraver les progrès de la mission que je m'étais donnée.

Je fus menacé d'être traduit devant un conseil de guerre pour délit d'embauchage.

Il aurait fallu pour cela qu'il y eût une organisation quelconque, un complot établi en vue d'une action déterminée, tandis qu'il n'y avait eu qu'une propagande pacifique et des discussions sur la forme de gouvernement qui me paraissait être la meilleure.

Avant de terminer cet épisode, il faut que je fasse connaître l'auteur de cette dénonciation :

Le jour de mon installation à la caserne, j'avais remarqué dans un coin de la chambre un soldat qui ne se mêlait pas aux jeux des autres; il prenait rarement part à la conversation générale. Il était sec, sa figure maigre, en lame de couteau, me produisit une mauvaise impression; son front était déjà ridé, bien qu'il n'eût que vingt-trois ans, son regard était à demi voilé par des paupières exagérées; sa parole doucereuse était marquée d'un léger accent provençal, et pendant qu'il parlait sa bouche grimaçait un sourire. Instinctivement j'éprouvai pour lui la répulsion qu'on ressent à la vue d'un reptile, d'un crapaud, d'un être immonde et venimeux. En voilà un qui ne sera pas mon ami, pensai-je aussitôt.

A la fin de la veillée, je regardais mes cochambristes se coucher un à un, j'hésitais à me déshabiller devant tous ces hommes; sans être pudibond à l'excès, j'éprouvais pourtant un certain embarras. Mes regards se portèrent sur celui qui m'avait produit une si mauvaise impression, je le vis s'agenouiller dans la ruelle de son lit ; il pria sans doute, puis se mit en devoir de quitter ses vêtements jusqu'à son caleçon exclusivement qu'il garda pour se mettre au lit. C'était un moyen de se coucher avec décence en nombreuse compagnie. Il passait habituellement son temps à lire ou à écrire; ses habitudes studieuses me firent un peu revenir de ma première impression. Il sortait fréquemment : j'appris bientôt qu'il allait chez les jésuites.

Les Pères jésuites de Metz faisaient ce qu'ils pouvaient pour attirer à eux les soldats. Ils disaient dans leur chapelle une messe exprès pour les militaires, ils leur prêtaient des livres de piété et organisaient des jeux pour distraire ceux qui allaient les visiter.

La propagande religieuse se faisait dans l'armée au moyen d'agents affiliés plus ou moins à la Compagnie de Jésus.

L'individu dont je parle était un agent zélé des Pères jésuites.

Il ne recevait jamais un sou de sa famille, pourtant il avait toujours de l'argent dans ses poches; il en dépensait pas mal, car il payait à boire à ceux qui voulaient l'accompagner chez ses patrons. Aussitôt qu'ils étaient entrés dans la jésuitière, les bons Pères les entouraient, leur faisaient toutes sortes de prévenances et c'était rare quand les troupiers ne rapportaient pas sous leur tunique une médaille de la sainte Vierge ou un scapulaire qui devait les préserver des balles en cas de guerre.

Pour être juste, je dois déclarer que mon cochambriste s'acquittait de sa mission avec un zèle et un dévouement que rien ne rebutait. Sa propagande n'était pas limitée à la compagnie, elle s'exerçait sur tout le bataillon. C'est en montant la garde qu'il remplissait consciencieusement et avec fruit son rôle. Les gardes des postes sont en général formées d'hommes appartenant à toutes les compagnies. Il cherchait les moins intelligents, car il savait par expérience que ses boniments ne réussiraient pas auprès des autres hommes plus éclairés.

Dans la chambre, ses camarades ne l'appelaient que "le Jésuite", "le Cafard". Il ne s'en fâchait pas, en apparence du moins, mais il s'en vengeait en faisant des rapports sur leur compte.

Jaloux de l'influence que j'avais acquise sur mes camarades, il résolut de me faire un tour de sa façon.

Pour arriver à ses fins, il fit semblant de ne plus aller à la messe, et demanda à lire la Réforme; en un mot, il avait reçu de ses chefs l'ordre de jouer un nouveau rôle.

Mes rapports avec lui s'étaient bornés à des discussions sur des sujets religieux, mais jamais je n'avais été impoli avec lui; au contraire, j'avais engagé mes amis à le laisser tranquille, à ne pas l'insulter.

Un jour, il vint à moi et me pria d'aller me promener avec lui à la campagne. Il voulait s'éclairer. Jusqu'à présent, disait-il, j'ai vécu étranger à la politique, mais aujourd'hui, je serais désireux de connaître vos opinions.

Malgré la méfiance qu'il m'inspirait, je consentis à lui accorder ce qu'il demandait. Je lui dis que j'étais républicain et que je faisais tous mes efforts pour propager mes opinions.

Deux ou trois jours après cette promenade, afin sans doute de faire disparaître la défiance que nous conservions mes amis et moi à son égard, il donna de l'argent Dour acheter des brochures républicaines et socialistes. C'était un engagé volontaire et son engagement prit fin en septembre 1846. Le jour de son départ, il remit au commandant un écrit dans lequel il me dénonçait comme un homme dangereux, ennemi du gouvernement. Il disait que j'avais organisé une société secrète dans le bataillon, que je lisais chaque jour la Réforme à haute voix, entouré de mes adeptes, qu'on n'avait qu'à visiter nos sacs, qu'on y trouverait des brochures socialistes et dans le mien des lettres de socialistes exaltés de Lyon.

Cela n'empêcha pas ce fourbe de me serrer la main et de m'embrasser avant de partir. J'avais eu la bonhomie d'aller avec plusieurs camarades de la chambrée l'accompagner pour ne pas le laisser partir seul comme un mauvais sujet qui n'a pas d'amis.

Le commandant chargea le lieutenant de faire la visite des sacs, de m'interroger ainsi que trois de mes camarades dénoncés comme moi et de nous faire mettre en prison si nous avions des choses compromettantes.

Le lieutenant me fit appeler par son ordonnance; j'allai chez lui, il commandait la compagnie, le capitaine était en congé.

- Vous vous êtes mis dans de jolis draps ! me dit-il, dès que je fus près de lui. Cette canaille de jésuite a fait une dénonciation épouvantable contre vous et vos amis. Le commandant est furieux, il m'a donné une chasse parce que je ne vous ai pas assez surveillés. Je suis chargé de faire la visite de vos sacs, allez faire disparaître tout ce que vos camarades et vous pouvez avoir de compromettant de façon que je ne trouve rien lorsque j'irai à la caserne. Ne perdez pas de temps, le Code militaire ne plaisante pas. Le commandant veut vous envoyer devant le conseil de guerre pour embauchage. Vous savez que l'embauchage est puni de mort ?

- Oui, mon lieutenant.

Je remerciai mon brave lieutenant tout en lui disant que nous n'avions rien à craindre, que nous n'avions rien qui fût de nature à nous compromettre.

Malgré cela, je regagnai rapidement la caserne. Je prévins mes amis et nous fîmes disparaître tout ce qui aurait pu faire naître le plus petit soupçon.

Un des trois qui étaient dénoncés avec moi me dit tout bas :

- Le jésuite m'a remis une grande enveloppe cachetée, elle doit renfermer des papiers, mais il m'a fait promettre de ne l'ouvrir que demain.

- Ce doit être encore quelque infamie, lui dis-je; sortez-vite de la caserne, allez du côté du fort Belle-Croix, vous nous attendrez, et nous irons vous rejoindre lorsque le lieutenant aura visité nos sacs.

La visite se fit et tout naturellement on ne trouva rien.

Le lieutenant me conduisit dans la cour de la caserne et me dit : "Dorénavant vous serez surveillé, tenez-vous sur vos gardes, on aura l'oeil sur vous.

"Je suis républicain aussi, ajouta-t-il, mais je n'ai que mon épaulette pour toute fortune; je suis obligé de taire mes opinions. Venez me voir, vous lirez la Réforme chez moi, si vous voulez; je la reçois indirectement, j'ai fait faire l'abonnement au nom de mon propriétaire." Je remerciai de nouveau ce bon et digne homme, puis j'allai rejoindre mes trois amis qui m'attendaient en dehors de la ville.

Quand nous fûmes réunis tous les quatre, nous cherchâmes un endroit isolé où nous pourrions lire sans être dérangés la lettre de cet ignoble cafard. Nous nous assîmes et je brisai le cachet de l'enveloppe.

Ma surprise fut extrême; au lieu d'une lettre, c'était un règlement de société politique secrète, mais l'écriture n'était pas celle du traître.

Après la lecture de cette pièce, nous nous regardâmes tous les quatre.

"Comprenez-vous maintenant, leur dis-je, comme le coup était bien préparé. Quel abominable scélérat !"

Ce règlement contenait un article par lequel les adhérents s'engageaient, en cas d'insurrection, à tuer les officiers, etc., et d'autres monstruosités du même genre.

En faisant promettre à mon camarade de ne pas ouvrir l'enveloppe avant le lendemain, il était facile de comprendre que le jésuite avait compté qu'elle serait saisie avant ce délai et que ce règlement serait pris pour celui de la société qu'il disait exister parmi nous et deviendrait la base d'une accusation en cas de conseil de guerre.

Nous brûlâmes ce prétendu règlement et je recommandai à mes amis le plus profond silence au sujet de cet écrit.

Le jour suivant, le commandant me fit dire qu'il ne voulait pas que la Réforme entrât dans la caserne, que je pouvais m'abonner à l'Estafette, si je tenais à lire un journal. C'était une feuille qui n'avait pas de couleur politique.

CHAPITRE IV

Je deviens moniteur à l'école régimentaire
Je suis nommé caporal


Pendant les mois d'hiver, j'allai à la théorie avec les élèves caporaux. C'était un vieux sergent corse qui était chargé de nous faire réciter nos leçons. Cet homme, d'une intelligence bornée, avait un caractère dur comme le granit des montagnes de son pays; rien ne pouvait l'attendrir. L'adjudant-major connaissant l'esprit méchant de ce sergent, l'avait désigné pour commander le peloton de punition.

Aussitôt qu'un élève omettait une syllabe ou en ajoutait une, ce vieux dur-à -cuire s'écriait : "S... n... de D..., je vous f... dedans. " Il est bon de faire remarquer que presque tous les chefs, à cette époque, juraient comme des enragés. Ils avaient l'air de croire que leurs discours avaient plus d'énergie. Ils s'imaginaient probablement que c'étaient les s... n... de D... qui faisaient obéir.

Le sentiment du devoir chez les uns et la crainte d'être punis chez les autres faisaient beaucoup plus que tous les jurons dont étaient émaillés les discours des grands et petits chefs de l'armée.

Ce vieux sergent n'admettait pas la moindre observation de ses inférieurs. En récitant la charge en douze temps, il m'arriva un jour de dire à la place de ces mots : porter les yeux sur le bout du canon., ceux-ci : porter les yeux sur l'extrêmité du canon. Il s'emporta et me menaça de quatre jours de salle de police, parce que je m'étais permis de dire que l'extrémité ou le bout du canon signifient la même chose.

A la promotion du 1er janvier, j'étais en tête de la liste des élèves caporaux, mais le commandant ne voulut pas me nommer à cause de mes opinions politiques; il raya mon nom en disant : "C'est encore trop tôt, nous verrons plus tard." Au commencement du mois de février, il se produisit une vacance parmi les moniteurs de l'école régimentaire. Le moniteur général était un ex-instituteur, engagé volontaire, bon garçon, mais vaniteux, pédant et n'ayant de l'estime que pour ceux qui avaient à peu près les mêmes connaissances que lui. Son bagage scientifique était peu considérable. Il avait alors le grade de sergent et l'officier directeur des écoles du bataillon le chargea de choisir un moniteur en remplacement de celui qui manquait. Il réunit une vingtaine de chasseurs pris dans toutes les compagnies parmi ceux que l'on supposait aptes à remplir cet emploi. Je me trouvai de ce nombre.

Mes camarades furent presque tous interrogés avant moi. Le moniteur général adressait aux candidats des questions sur la grammaire, sur l'arithmétique et enfin il leur demandait, je n'ai jamais su pourquoi, s'ils savaient ce que c'était que le nadir; aucun ne sut le dire, ils furent tous collés.

Mon tour arriva, je répondis aux questions qu'il m'adressa sur la grammaire et sur l'arithmétique, puis la fameuse question du nadir me fut faite.

Au moment où j'ouvrais la bouche pour répondre, il me dit :

- Vous ne savez pas non plus ?

- Pardon, mon sergent. Le nadir est un point vertical pour chaque lieu de la terre; il est opposé au zénith; le zénith est sur nos têtes et le nadir est sous nos pieds.

- Très bien, me dit-il, et comment savez-vous cela ?

- Je me suis occupé quelque temps d'astronomie et c'est en étudiant cette science que j'ai appris ce qu'est le nadir.

Je fus admis d'emblée; mes camarades, qui avaient tous de la sympathie pour moi, n'en furent pas jaloux; mais entre eux ils n'appelèrent plus le moniteur général que le sergent Nadir.

Cet emploi de moniteur à l'école était conforme à mes goûts, je pouvais être utile à mes semblables en enseignant le peu que je savais.

Le 1er mai 1847, à l'occasion de la fête du roi Louis-Philippe, il y eut, selon la coutume, de nombreuses promotions dans l'armée. Je fus nommé caporal. Mon capitaine vint à la chambre m'annoncer cette nouvelle : "Le commandant hésitait encore, me dit-il-, au 1er janvier, il avait rayé votre nom de la liste, mais comme votre conduite a été excellente, et que vous remplissez vos fonctions de moniteur avec beaucoup de zèle, il vous a nommé, espérant que vous ne vous servirez pas de l'autorité que ce grade va vous donner pour nuire au gouvernement. N'oubliez pas que nous avons tous prêté serment et juré fidélité au roi."

Le serment dont parlait mon capitaine était une formalité à laquelle les soldats n'attachaient aucune importance. Quand les jeunes recrues passaient sous les drapeaux, un officier lisait à haute voix la formule du serinent, chaque homme à son tour levait la main et disait : Je le jure.

Pouvaient-ils refuser de remplir cette formalité, évidemment non ! Ils n'étaient pas libres, on ne les consultait pas; on les aurait certainement punis pour refus d'obéissance. Du moment que le serment n'est pas prêté volontairement, il ne doit pas engager.

Au-dessus du serment il y a l'amour de la patrie et ce sentiment doit suffire pour que chaque soldat fasse son devoir.

Deux jours après, on fit reconnaître les nouveaux promus à l'appel du matin. J'avais le sac au dos, j'allais monter ma première garde comme caporal. Aussitôt que les clairons eurent sonné pour rompre les rangs, le commandant me fit appeler et me dit : "Je vous ai donné de l'avancement malgré vos opinions, j'espère que vous ne me le ferez pas regretter." Puis faisant allusion à la dénonciation du jésuite, il ajouta : "A la suite des rapports qu'on m'avait faits sur vous, j'ai demandé à Lyon des renseignements; on m'a répondu que vous étiez républicain et que vous faisiez partie d'une nombreuse association de communistes. Je veux oublier tout cela, mais, de votre côté, oubliez aussi toutes ces chimères, ces rêves, ces utopies iréalistes, occupez-vous de votre métier." Puis il dit avec force : "Vous êtes intelligent; vous verrez que la part faite au mérite dans l'armée est beaucoup plus grande que ne le disent ses détracteurs."

Je remerciai le commandant, et j'allai rejoindre les hommes de garde pour les conduire au poste.

CHAPITRE V

Camp de Compiègne
Arrivée à Strasbourg


Le 15 août 1847, le 2e bataillon de chasseurs d'Orléans quitta la ville de Metz, cette belle place forte que l'étranger n'avait pas encore souillée par sa présence, et dont les habitants étaient fiers d'ajouter à son nom l'épithète de Pucelle.

Les premières étapes furent fatigantes parce que la chaleur était sufocante. Ce n'est pas agréable de voyager en troupe quand la route est desséchée; les premières files soulèvent avec leurs pieds des nuages de poussière, de manière que ceux qui viennent à la suite en sont constamment enveloppés.

Dans les marches en dehors des villes, aussitôt que le commandant prononce les mots : Pas de route, un bourdonnement se fait entendre sur toute la ligne; il est permis aux soldats de parler. Les loustics s'en donnent tout à leur aise; ils débitent pour la centième fois des historiettes, des anecdotes, des blagues au gros sel : cela fait rire, cela distrait, et la route se poursuit sans qu'on ait le temps de songer à la fatigue. Si le silence se fait dans les rangs, les chefs comprennent que leurs hommes sont fatigués et, dans ce cas, pour prévenir le découragement, ils excitent les boute-en-train à chanter pour relever le moral de leurs camarades.

Ce sont le plus souvent des paroles insignifiantes ou obscènes chantées sur l'air d'un pas redoublé; tous les répètent en choeur : cela fait oublier les souffrances occasionnées par une marche quelquefois longue et fatigante; c'est

J'aime l'oignon frit à l'huile J'aime l'oignon quant il est bon (bis) Gauche, droite, gauche, droite. (bis)

Puis ça recommence :

J'aime l'oignon frit à l'huile..

La durée de ce chant est illimitée; il est en outre à la portée de toutes les mémoires.

Ou bien :

C'est le curé du village, etc. Ou encore :

Bonhomme, bonhomme, Tu n'es pas maître dans ta maison, Quand nous y sommes. Bonhomme, etc.

Le voyage s'effectua sans qu'il survînt un incident digne d'être rapporté, et le douzième jour, nous arrivâmes à Mouchy, à environ huit kilomètres de Compiègne.

Les troupes étaient divisées en deux parties à peu près égales : l'une était campée à Compiègne, et l'autre à Mouchy; les manoeuvres se faisaient dans les terrains compris entre les deux campements.

Pendant toute la durée du camp, je fus chargé de l'ordinaire de la compagnie; la tâche était simple; l'intendance avait fait des marchés avec des entrepreneurs qui fournissaient aux troupes la viande et le pain de soupe. Les caporaux, habitués, d'après ce que l'on disait, à recevoir des remises des bouchers, des boulangers et même des marchands de légumes, étaient très mécontents de n'avoir plus de profits à prélever sur la nourriture des soldats; ils se plaignaient chaque jour de la qualité de la viande, etc.; ils engagèrent les hommes à se plaindre aussi, leur disant qu'on les volait. Il y eut presque une sédition.

Le duc de Nemours, qui commandait le camp, en fut averti; il donna des ordres pour que les vivres fussent de bonne qualité, et tout rentra dans l'ordre.

Avant de lever le camp, le roi Louis-Philippe vint assister à la revue d'honneur; il était à cheval, mais il me parut vieux et affaissé.

Le défilé se fit devant le roi qui avait à ses côtés ses fils et des généraux; derrière lui, dans des voitures, se trouvaient la reine, la princesse Adélaïde, les princes et princesses, etc.

Les capitaines avaient recommandé de crier : Vive le roi ! en passant devant le monarque. Les officiers criaient : Vive le roi ! en saluant avec leurs sabres, mais je vis avec plaisir que les soldats restaient silencieux. Les cris poussés par les chefs n'avaient point d'écho dans les rangs. Le lieutenant de ma compagnie, qui marchait en serre-file, disait aux chasseurs : "Allons, criez donc, tas de cochons !" Les soldats restèrent sourds, malgré cet encouragement.

A l'issue de la revue, le roi fit distribuer à chaque soldat cinquante centimes et un demi-litre de vin, le tout, disait-on, avec l'argent de sa cassette particulière.

Le soir, il y eut beaucoup d'hommes qui étaient ivres; ils criaient alors : Vive le roi !

Avant la distribution d'argent et de vin, point de cris, mais, après, de nombreux vivats en l'honneur de celui qui régalait.

Il y a du chien dans l'homme, pensai-je, il aboie pour celui qui donne la pâtée.

Le 30 septembre, le 2e bataillon de chasseurs d'Orléans quitta le camp et prit la route de Strasbourg, où il allait tenir la garnison.

CHAPITRE VI

24 février 1848
Proclamation de la République


J'étais de garde à la porte des Pêcheurs lorsque la nouvelle de la Révolution de Février parvint à Strasbourg. Le gouvernement du roi Louis-Philippe a été renversé sans que la nation s'en fût émue. A Paris, il fut peu défendu; en province, personne ne songea à s'opposer à l'établissement de la République. Plus tard, ceux mêmes qui avaient contribué à le renverser par leurs intrigues ont osé appeler la révolution de Février une surprise.

Une révolution populaire faite contre le pouvoir n'est jamais une surprise.

Une révolution de palais est généralement le résultat d'une surprise, mais il n'en est pas de même d'une révolution faite par le peuple-, pour qu'elle aboutisse, il faut que le pays en soit plus ou moins complice; la victoire n'est qu'à cette condition.

La proclamation de la République me combla de joie; c'était la forme de gouvernement que je désirais depuis mon adolescence et pour laquelle je n'avais cessé de faire une propagande active. Je croyais que toutes les questions sociales qu'on avait discutées sous le règne qui venait de finir allaient recevoir une solution dans l'intérêt des travailleurs; je pensais qu'il était possible d'organiser le travail de telle sorte que l'ouvrier ne fût plus exposé à ces crises industrielles qui plongent dans la misère tant de malheureux.

Au lieu de faire appel à mes souvenirs, il est plus simple de reproduire quelques extraits d'une lettre que j'écrivis à ma famille le 6 mars 1848 :

"Vive la République ! Tel est le cri que l'on entend sur tous les points de la France. Le peuple de Paris s'est montré grand dans la lutte et généreux après la victoire. Vingt-quatre heures lui ont suffi pour renverser la royauté. La France est libre, le peuple est souverain. Il faudra bien qu'on s'occupe d'améliorer la position des travailleurs. On organisera le travail de manière que chacun soit assuré de vivre en travaillant. Que de maux, que de vices disparaîtront avec la misère qui les engendre. "Je ne pourrais vous dire tout le plaisir que m'a causé l'avènement de la République; depuis que la nouvelle est parvenue à Strasbourg, je suis ivre de joie, je suis heureux. Je puis donc parler librement, personne ne me contredit à présent ; il semble que tout le monde est de mon avis et partage mes opinions.

"Les Strasbourgeois sont joyeux, la ville est en fête; toutes les maisons sont encore pavoisées de drapeaux tricolores; les premiers jours toutes les fenêtres étaient illuminées.

"Le général commandant la division a passé en revue la troupe et la garde nationale; le défilé s'est fait aux cris de : Vive la République. ! La garde nationale criait : Vive la République et Vive l'armée ! Les soldats répondaient par les cris de : Vive la République, Vive la garde nationale !

"Après la revue, soldats et gardes nationaux ont fraternisé ensemble. Tout le monde paraît content. "

Ma soeur Annette m'annonça que mon ami J.B. Bouvard l'avait demandée en mariage; en même temps, elle manifesta le désir de savoir ce que je pensais de ce projet.

Voici la réponse que je lui fis

"Ma chère soeur,

"Tu me fais part de la demande ou plutôt de l'aveu que mon ami Bouvard vient défaire à notre mère au sujet de ses visites. Je ne puis qu'en être content; Bouvard est un excellent garçon, il a les qualités qu'il faut pour faire un bon époux; son caractère et ses habitudes réservées feront le bonheur de celle qui sera sa femme.

"Je te remercie de t'être confiée à moi, je te remercie également de la nouvelle preuve d'amitié que tu viens de me donner en me prévenant de ce qui t'intéresse à un si haut degré; tu as pensé, bonne soeur, que je ne pouvais y être indifférent. En effet, je voudrais pouvoir partager vos joies et vos peines; mon plus grand désir est de vous voir tous heureux. Je ne te fais pas de recommandation sur ce qu'il faut pour faire une bonne ménagère. Ta jeunesse ainsi que la mienne ont été témoins des peines qu'a endurées notre mère. Cela t'a servi d'école; tu as été initiée bien jeune aux détails du ménage. Tu n'es pas comme ces filles que l'on marie et qui n'ont jamais eu d'autres soucis que ceux que leur ont donnés leurs poupées; toi, au contraire, tu dois avoir conscience des obligations que le mariage impose. "

Il y a vingt-quatre ans que j'ai écrit la lettre qui précède; en la copiant aujourd'hui, j'éprouve un véritable bonheur en pensant que mes prévisions se sont réalisées. Ma soeur et mon ami se sont mariés; depuis, ils n'ont cessé d'être des époux modèles.

"Strasbourg, le 17 mars 1848.

"Pour la première fois, les soldats sont appelés à voter pour élire les représentants du peuple ; mais, éloigné de Lyon depuis deux ans, je ne suis pas assez au courant de ce qui s'y passe pour savoir quels sont les hommes dignes de nous représenter et capables de défendre nos intérêts. J'ai consulté tous les Lyonnais du bataillon; ils m'ont donné l'assurance qu'ils voteraient comme moi, que je n'avais qu'à leur faire connaître les noms qu'ils devaient porter sur leurs bulletins : "Il s'agit d'une chose grave, les voix du bataillon peuvent faciliter peut-être la nomination de bons républicains. Il n'y a pas de temps à perdre, ma chère soeur ; va prier mon ami G. Vallier de te faire connaître les choix faits par la démocratie lyonnaise. Je te charge de cette commission parce que, mieux que tout autre, tu comprendras l'importance du service que je réclame ; pas de retard, hâte-toi, c'est un nouveau sacrifice fait à la République ; je compte sur ton dévouement : tout républicain doit en avoir, surtout dans des circonstances semblables."

Dans le département du Bas-Rhin, il se produisit quelques désordres dans les cantons de Mannoutiers et de Wasselone. Des paysans ignorants s'imaginaient que sous la République il était permis de tout faire. Ils allèrent en troupe dans les forêts de l'État abattre des arbres pour leur usage, et sans se gêner, ils choisissaient les plus beaux sujets, ceux qui étaient marqués, disait-on, pour le service de la marine.

On envoya quelques détachements de soldats pour mettre fin à ces déprédations.

Au milieu des populations chrétiennes de ces contrées habitaient un certain nombre de juifs. Ces derniers se livraient au commerce pour la plupart, quelquesuns faisaient la petite banque et prêtaient à un taux usuraire. Si l'emprunteur ne pouvait acquitter sa dette à l'échéance, le prêteur le poursuivait sans merci jusqu'à ce que ses propriétés fussent vendues; de là naissaient des haines héréditaires. Ceux qui croyaient avoir le plus à se plaindre se concertèrent pour attaquer les israélites; ceux-ci n'étant pas assez forts pour résister, prirent la fuite; leurs maisons furent saccagées et quelques-unes furent livrées au pillage.

On envoya des troupes pour rétablir l'ordre. Ma compagnie se mit en marche, à 8 heures du soir; elle arriva à Marlenheim à minuit. Us habitants de ce village, effrayés de ce qui s'était passé dans d'autres communes, nous firent un accueil chaleureux; ils nous appelaient leurs sauveurs, exagérant beaucoup le service que notre présence leur rendait.

L'arrivée des troupes suffit pour empêcher ces regrettables scènes de sauvagerie de se renouveler.

Nous restâmes deux semaines logés chez les habitants, puis nous revînmes à Strasbourg.

Pendant notre séjour à Marlenheim, il y eut une alerte qui inquiéta vivement une partie de la population. Le maire avait été prévenu qu'un certain nombre de paysans des communes environnantes, armés de fusils, de fourches et de faulx, devaient venir saccager les maisons des juifs. J'étais de garde, j'avais six hommes avec moi et j'étais chef de poste. Le commandant du détachement vint me faire part des bruits qui couraient et me demanda si je ferais bonne contenance en face d'une attaque qui paraissait probable. Après lui avoir dit que je ferais mon devoir, qu'il pouvait compter sur ma fermeté, il se retira. Je défendis à mes hommes de quitter le poste sous aucun prétexte, je surveillai moi-même la route et tout se passa tranquillement.

Le commandant fut prévenu dans la soirée que l'attaque se ferait la nuit et qu'on devait tout d'abord enlever le poste. Il crut à un danger sérieux et, de crainte que nous ne fussions accablés par le nombre, il fit doubler le poste et envoya en

même temps un sergent pour le commander. La nuit fut calme, il n'y eut que le sergent qui fut inquiet; le pauvre garçon n'était pas brave, c'était une sorte de fanfaron qui n'ouvrait jamais la bouche sans menacer les soldats de la salle de police. Quand il avait dit à un homme : Je vous f... dedans, il lui semblait qu'il avait fait une prouesse; il retroussait ses moustaches et lissait sa barbiche, mais il n'était pas aussi crâne en présence d'un danger même incertain.

Dans deux ou trois régiments les soldats se mutinèrent et chassèrent ou essayèrent de chasser leur colonel. Je ne sais quels étaient les griefs qu'ils pouvaient avoir; par conséquent, je n'ai pas les éléments nécessaires pour formuler un jugement; néanmoins, je blâmais ces actes d'indiscipline.

Quelques ivrognes, habitués des salles de police, crurent aussi que le moment était venu pour eux de se venger des punitions qu'on leur avait infligées. Je fus prévenu de ce qui se passait dans le bataillon. Quatre ou cinq meneurs vinrent me trouver et me proposèrent de leur aider à chasser le commandant.

La politique était complètement étrangère au complot; ces gens-là n'avaient rien compris à la Révolution de Février. Ils se faisaient une étrange idée de la République; ils croyaient qu'il n'y avait plus de lois, que chacun avait le droit de faire tout ce qui lui plaisait. Pour ces individus, il s'agissait tout simplement de profiter de l'émotion générale pour satisfaire des rancunes et des vengeances personnelles.

Je repoussai leur proposition et m'efforçai de leur faire comprendre tout ce qu'il y avait d'odieux dans leur tentative.

"Nous sommes peut-être à la veille d'une guerre, leur disais-je, où la France aura besoin de tous ses soldats pour sa défense, et vous voulez, pour vous venger et assouvir vos haines, chasser un commandant qui passe pour intelligent et capable, et qui a fait jusqu'ici son devoir de soldat; croyez-vous que le gouvernement provisoire tolérerait un acte de ce genre ? Vous êtes des fous, vous n'avez pas calculé toute la portée de l'injustice que vous voulez commettre. Restez tranquille, renoncez à votre projet pendant qu'il en est temps encore. Je dois vous déclarer que si vous persistiez, malgré mes conseils, non seulement je ne serais pas avec vous, mais je vous combattrais, et nous verrons qui l'emportera des fous ou des hommes de bon sens."

Ils me quittèrent très refroidis et l'affaire n'eut pas de suite.

Le caporal qui faisait les achats pour l'ordinaire de la compagnie tomba malade. On me chargea de le remplacer jusqu'à ce qu'il revînt de l'hôpital. Je me rendis chez le sergent-major qui me donna les livres et quelques renseignements, puis il ajouta; "Vous savez, caporal, on ne paye les fournisseurs que tous les cinq jours; vous viendrez tel jour, je vous donnerai de l'argent pour faire le prêt aux hommes et pour payer ce que vous aurez acheté pour la compagnie." Il m'indiqua les quantités de viande, de pain de soupe et de légumes que je devais acheter chaque jour. Matin et soir, j'allais aux provisions avec des hommes de corvée; le cinquième jour j'allai trouver le sergent-major.

- Avez-vous fait votre compte ? me dit-il.

- Oui, major, les dépenses s'élèvent à telle somme.

- C'est bien ça. Voilà .

Je reconnus l'argent qu'il me donnait, il manquait dix francs, je lui en fis l'observation. Il se mit à rire.

- C'est la règle, dit-il; tous les caporaux qui tiennent l'ordinaire me font cette remise et il leur reste encore la plus grosse part.

- Quelle part, que voulez-vous dire ?

- Comment ! vous ne savez pas que le boucher vous comptera la viande deux sous par kilogramme de moins qu'elle n'est portée sur le livre d'ordinaire; le boulanger vous remettra un sou par franc, soit cinq pour cent sur les achats que vous aurez faits chez lui, et enfin, le marchand de légumes ne vous fera payer que quatre jours au lieu de cinq. Les compagnies sont fortes, c'est un bon fourbi que d'être caporal d'ordinaire.

- Je vous remercie major, vous ferez faire ce bon fourbi par qui vous voudrez; quant à moi, je ne veux pas le faire, voilà vos livres !

Le sergent-major ne pouvait en croire ses yeux et ses oreilles.

- Vous avez tort, il ne faut pas avoir des scrupules exagérés, tous le font.

- C'est possible, mais c'est un vol. Je ne veux pas m'en rendre coupable.

- Que dira le capitaine ?

- Vous arrangerez l'affaire, vous direz que je suis moniteur à l'école et que je fais, en outre, les fonctions de sergent de tir.

- Oui, mais ne parlez pas des dix francs que je voulais retenir, je serais cassé de mon grade.

Je promis de n'en rien dire.

Le capitaine voulut savoir pourquoi je ne voulais pas tenir l'ordinaire. "Il doit y avoir quelque chose là -dessous, dit-il, habituellement les caporaux sont très désireux de cette charge."

Je m'excusai, faisant valoir mes autres fonctions. Le capitaine était un excellent homme; je ne fus pas puni.

Je savais depuis longtemps que les caporaux d'ordinaire volaient leurs camarades en se faisant faire des remises par les fournisseurs, mais je ne savais pas encore à combien elles pouvaient s'élever.

J'avais vu aussi des fourriers retenir à leur profit des rations de pain à des hommes qui arrivaient de permission. Je savais également que les jours de distribution de vin, ils prélevaient quelques litres qu'ils remplaçaient par de l'eau avant de donner les rations aux soldats, mais ce que j'ignorais, c'était qu'il y eût des sergents-majors qui favorisaient ces agissements coupables et qui s'y associaient en se faisant faire des remises sur les vols que commettaient les caporaux chargés d'acheter les vivres de leur compagnie.

Cette affaire me rappelle un incident qui se passa pendant notre séjour au camp de Compiègne.

La compagnie à laquelle j'appartenais recevait chaque jour environ deux litres et demi d'eau-de-vie pour mettre dans l'eau afin de la rendre salubre. On en mettait dans les bidons à eau à Deu près un litre pour plus de cent hommes, et les sous-officiers, au nombre de sept, absorbaient le reste. Les soldats savaient parfaitement que les sous-officiers buvaient la goutte à leurs dépens, personne n'osait se plaindre. Un jour, il s'en trouva un plus hardi que les autres qui se plaignit au capitaine. Celui-ci fit venir le fourrier qui jura sur l'honneur que les distributions se faisaient régulièrement, qu'on n'avait qu'à le demander aux autres chasseurs, qu'on verrait bien s'ils ne recevaient pas leur compte, et que celui qui se plaignait était un grincheux, un vilain soldat, qui n'était jamais content, qui jetait le trouble dans la compagnie, etc.

Le capitaine interrogea successivement une dizaine d'hommes qui déclarèrent tous qu'ils étaient contents de la manière dont se faisaient les distributions.

Trompé par ces déclarations dictées par la crainte, le capitaine parla sévèrement au malencontreux plaignant; il termina son discours par ces mots : "Tâchez à l'avenir que vos réclamations soient fondées, ou, autrement, je vous punirai; je ne serai pas indulgent comme aujourd'hui."

Je suis convaincu que ces abus n'existent plus dans l'armée; aujourd'hui, l'instruction s'est répandue et avec elle le sens moral s'est développé.

La conscience des fourriers et des caporaux qui volaient les soldats n'était pas troublée le moins du monde; ils ne croyaient pas que leurs fourbis fussent des actes malhonnêtes, parce que tous faisaient comme ça.

Voici des extraits de plusieurs lettres que j'écrivis à ma famille dans le courant de l'année 1848.

"Strasbourg, 2 avril 1848.

"Aussitôt notre retour de Marlenheim, on m'a demandé pour être employé aux écritures au bureau de recrutement; j'y vais de 9 heures du matin à 4 heures du soir, et après je suis libre; je ne monte plus la garde, je n'assiste plus aux revues ni aux exercices. En un mot, je ne fais plus de service.

"Cette situation me plaît assez ; j'emploie mes soirées à faire de la propagande républicaine; seulement il y a quelque chose qui me contrarie :je crains, si nous avons la guerre, d'être laissé au dépôt à cause de ce petit emploi. "

"Strasbourg, le 25 mai 1848.

"Vous me dites que la misère est grande à Lyon ; je crois qu'elle est encore plus affreuse à Strasbourg. Dans les grandes villes, où l'on redoute des troubles à cause de l'agglomération des ouvriers, on leur vient en aide par le moyen des ateliers nationaux; mais ici où le peuple est patient, on ne fait presque rien pour lui.

"Cependant, on vient d'ouvrir un chantier où ceux qui y travaillent gagnent un franc vingt-cinq centimes par jour; pour y être admis, il faut de véritables protections. Notez que les vivres sont à peu près aussi chers qu'à Lyon : vous voyez que les ouvriers strasbourgeois sont encore plus malheureux que ceux du département du Rhône.

"On dirait que les ennemis de la République se sont entendus pour ne pas faire travailler; ils comptent par ce moyen dégoûter le peuple de cette forme de gouvernement et le contraindre d'accepter comme sauveur Henri V ou le petit comte de Paris. Il n'en sera rien, je l'espère.

"Il y a longtemps que le peuple souffre patiemment, la bourgeoisie devrait faire quelque chose pour lui; ce serait dans l'intérêt des deux classes. Je crains une guerre civile, l'orage commence à gronder, il serait temps de le conjurer par des mesures efficaces."

"Strasbourg, le 16 juillet 1848.

"Après les terribles événements qui viennent de se passer à Paris, je me trouve très heureux d'être en garnison dans une ville aussi tranquille que celle-ci; il n'y a pas la moindre agitation.

"Les journaux m'ont appris qu'il y avait eu de l'émotion à Lyon occasionnée par la reprise des canons qui étaient au pouvoir des Croix-Roussiens depuis la proclamation de la République. Les ouvriers ont bienfait de les rendre; ils ont peut-être évité une guerre civile qui aurait pu être funeste à la République.

"En ce moment, les réactionnaires s'efforcent de calomnier les ouvriers des villes auprès des habitants des campagnes. Ils disent que les républicains veulent partager les biens, supprimer la famille et détruire la religion, que ce sont des fainéants qui ne veulent pas travailler, etc., etc.

"La révolte, d'ailleurs, n'est pas un moyen de salut, ou, alors, il faudrait après la victoire organiser une dictature forte qui terrorisât les ennemis de la République. Mais le peuple n'est pas encore suffisamment éclairé pour faire ses affaires lui-même; il vaut mieux qu'il prenne patience et qu'il s'instruise, ce n'est que par ce moyen qu'il obtiendra de bons résultats. A présent que tout Français est électeur et éligible sans condition de fortune, le peuple tient dans ses mains l'instrument qui peut et doit l'affranchir.

"Adieu, je vous embrasse", etc.

"Strasbourg, le 9 novembre 1848.

"Depuis quelque temps, je m'ennuie, j'espérais beaucoup plus de la République. Les déceptions succèdent aux déceptions. Je croyais qu'on allait sérieusement s'occuper d'améliorer le sort du peuple. Ce n'est pas que j'ignorais que les ouvriers sont loin d'être assez éclairés pour ne pas se laisser séduire et tromper par des promesses menteuses. Le peuple s'est trop fié aux paroles des Lamartine. Il devait exiger des actes alors qu'il était puissant. Tout n'est pas perdu, il nous reste le suffrage universel; c'est une conquête immense, sans doute, mais quand le peuple saura-t-il s'en servir ? Je suis dans un pays où la masse est tellement ignorante qu'il ne s'écoule pas de jour sans que j'aie de vives discussions sur les questions les plus simples.

"Beaucoup d'Alsaciens trouvent que tout va bien pourvu qu'ils puissent boire leur chope de bière; quant aux abus et aux privilèges, ils pensent qu'il y en a toujours eu et qu'il y en aura toujours. Est-ce que la terre ne pourrait pas tourner sans ça ? A côté de ces insouciants, je dois vous dire que j'en connais de très intelligents, ayant des opinions avancées; mais ceux-ci ont voyagé, la plupart ont rapporté leurs idées politiques de Paris ou des autres grandes villes.

"Je vais souvent chez le correspondant de Cabet, M. Bergemer; c'est un très honnête homme, et sa compagne une excellente femme, ils ont toutes sortes de bontés pour moi.

"Je vois aussi un grand nombre d'autres citoyens dont j'ai fait la connaissance dans les réunions publiques et dans les clubs; je leur fais partager mes opinions, cela me dédommage de l'ennui que d'autres me font éprouver.

"La nomination du président est la question capitale du moment, elle intéresse l'avenir même de la République.

"Vous devez connaître mieux que moi les divers candidats qui se présentent : Louis-Bonaparte, Cavaignac, Ledru-Rollin, Raspail, Lamartine et Bugeaud.

"De ces six candidats ceux qui réuniront le plus grand nombre de voix, ce sont les deux premiers. Louis Bonaparte a dans son passé Strasbourg et Boulogne

c'est donc un prétendant; il n'en faut pas.

"Cavaignac n'a malheureusement pas tenu sa parole ; il avait dit : "Il n'y aura ni vainqueurs ni vaincus, il n'y aura que des frères égarés" On sait ce qu'il a fait des vaincus de Juin.

"Ledru-Rollin n'est pas socialiste, et pourtant il est de ceux qui ne renient pas les principes de la Révolution de Février. Il demande le droit au travail et l'organisation du travail, ce qui conduit, si l'on veut être logique, à la suppression de la propriété individuelle; je mets au défi qui que ce soit d'accorder le droit au travail et de l'organiser sans transformer la propriété actuelle. Cela n'a pas besoin d'être démontré, c'est trop évident. Je pense donc que tous ceux qui demandent ces choses en veulent les conséquences, ou ils ne seraient pas de bonne foi.

"Raspail n'obtiendra qu'un petit nombre de voix, il est trop avancé pour les électeurs des campagnes.

"Lamartine, la sirène du gouvernement provisoire, en aura encore moins. Quant à Bugeaud, je crois qu'il n'en aura pas du tout.

"On fait circuler en ce moment dans les casernes la biographie du général Cavaignac, on en a donné à tous les officiers, sous-officiers et caporaux; ces derniers la lisent aux simples soldats. Elle ne renferme que les traits les plus saillants de la vie du frère de Godefroy. Elle ne contient pas de profession de foi ; c'est plus commode : ne faisant pas de promesses, on ne lui reprochera pas de manquer à ses engagements.

"Cela calmera peut-être l'enthousiasme des soldats pour Bonaparte, car autrement, je crains que les neuf dixièmes de l'armée ne votent pour lui.

"Adieu, je vous embrasse" etc.

CHAPITRE VII

Mes rapports avec les démocrates strasbourgeois
On m'offre la candidature à la députation


L'emploi que j'avais au bureau de recrutement me laissait libre tous les jours après 4 heures du soir, et le dimanche après 10 heures du matin. J'avais par conséquent beaucoup de temps à dépenser; je l'utilisais dans l'intérêt de la République. Je m'étais mis en rapport avec tous les ouvriers intelligents qui s'oc-cupaient de politique, j'assistais régulièrement aux séances du Club des tra-vailleurs. Ceux qui y prenaient la parole n'étaient pas des orateurs brillants, mais, en général, ils montraient beaucoup de bon sens et paraissaient animés de bonnes intentions. Dans ces réunions, j'ai appris à connaître de nobles coeurs bien dévoués à la cause républicaine, dont j'ai gardé le meilleur souvenir.

Je cessai d'être employé au bureau de recrutement pendant quelques mois, parce que le 14 décembre 1848 je fus promu au grade de sergent. On me fit reprendre mon service ; le nombre des sous-officiers du dépôt était trop faible pour permettre d'en détacher dans les administrations.

Les progrès qui s'étaient faits dans l'esprit public étaient énormes; la Républi-que ne semblait plus attaquée par personne; dans les réunions, on discutait toutes les questions sociales. En un mot l'éducation républicaine du peuple se faisait de jour en jour. La masse des électeurs strasbourgeois qui avait voté pour Louis-Bonaparte aurait bien voulu se débarrasser de lui deux mois plus tard. "Strasbourg, le 14 mars 1849.

"Le jour de l'anniversaire de la Révolution de Février, je me trouvais de piquet avec quinze hommes sur la place d'armes ; mes hommes étaient placés de distance en distance ; ils avaient pour consigne de maintenir la foule, afin de laisser la place libre à la garde nationale qui était passée en revue par le préfet.

"J'étais bien placé pour voir ce qui se passait; j'allais et je venais pour m'assurer si mes hommes exécutaient leur consigne exactement et poliment. Eh bien, je puis vous dire que la majorité des gardes nationaux est républicaine; ils n'ont cessé défaire entendre les cris de : A bas le ministère ! A bas la réaction ! A bas les royalistes ! Vive la montagne ! Vive la République démocratique et sociale ! Vive la République rouge !

"De ma vie je n'ai vu un homme aussi penaud que le préfet. En passant la revue, il marchait comme un homme qu'on aurait poursuivi.

"Tout le monde s'attendait, à la suite de cette manifestation, à ce que la garde nationale fût dissoute; on n'en a rien fait. On réserve ça pour une autre occasion.

"La cause républicaine gagne chaque jour de nouveaux adhérents. Tandis que le nombre des clubs diminue à peu près partout, il augmente ici. Tous sont socialistes, on y discute toutes les questions que la Révolution de Février a mises sur le tapis. Les Alsaciens sont lents à s'y mettre, mais une fois qu'ils y sont, ils s'entêtent. Il serait difficile aujourd'hui de leur faire renoncer à la République. Au 10 décembre, ils auraient volontiers battu ceux qui ne voulaient pas voter pour Bonaparte, aujourd'hui ils se battraient pour le chasser.

"Adieu" etc

Le 24 février 1849, mes amis de Strasbourg m'offrirent la candidature à la représentation nationale; j'étais si loin de m'attendre à un pareil honneur que je les priai de ne pas insister et de ne plus m'en parler.

Néanmoins, ils insistèrent disant qu'ils voulaient nommer un soldat, qu'ils connaissaient mes opinions, qu'ils m'avaient choisi, que ma candidature avait été adoptée dans des réunions préparatoires et qu'ils pensaient bien que le comité central ratifierait leur décision.

Afin qu'il n'y ait pas d'équivoque, je les prévins que mon intention était de retourner dans ma famille à la fin de mon temps de service, que je n'aimais pas la vie de caserne.

"C'est précisément pour cela que nous voulons vous nommer notre représentant. Si vous aimiez la vie de caserne, vous ne seriez pas notre homme, parce que vous n'auriez pas les opinions que vous avez. "

Je les remerciai de l'honneur qu'ils me faisaient. "Les élections sont encore éloignées, leur dis-je; d'ici là, j'espère que vous en trouverez de beaucoup plus capables, sinon de plus dévoués; alors nous oublierons notre conversation d'aujourd'hui. Chacun de nous fera son devoir pour faire sortir de l'urne les noms de ceux qui auront été adoptés définitivement par le comité départemental"

Ma candidature, au lieu d'être abandonnée par eux, prit de la consistance et se propagea dans tous les quartiers de la ville. Dans le cas où ma candidature serait maintenue par les comités, je pensais que je n'obtiendrais pas le nombre de voix nécessaires pour être nommé, étant inconnu en dehors de la ville de Strasbourg. Comptant sur un échec à peu près certain, je me gardai bien d'en parler à mes parents.

Un projet de dissolution fut présenté à la Constituante par le représentant Rateau, sa proposition fut votée et les élections générales furent fixées au 13 mai 1849.

Au commencement de la période électorale, j'écrivis à mon beau-frère Bouvard ce qui suit :

"Strasbourg, le 11 avril 1849.

"Les élections approchent ; je ne te ferai pas une longue lettre, je consacre tous mes instants à aider les Strasbourgeois à préparer les élections prochaines. Le sort de la République va se décider, il est du devoir de tout républicain de ne pas rester oisif ou indifférent.

"Je te prie de m'envoyer la liste des candidats du département du Rhône aussitôt que les démocrates socialistes en auront adopté une. Fais cela le plus tôt possible afin que je puisse voir les Lyonnais de la garnison pour m'entendre avec eux et leur faire accepter notre liste.

"N'oublie pas que les soldats votent huit jours avant les électeurs civils.

"Adieu" etc.

Je fus redemandé à la fin du mois par le commandant du dépôt de recrutement pour travailler dans ses bureaux. Tous les jours j'étais libre après 4 heures du soir, ce qui me permettait d'assister aux réunions publiques ou privées.

Les élections devant se faire bientôt, le comité départemental, composé d'un délégué par canton, se réunit à Strasbourg. Il procéda à l'examen des nombreuses candidatures qui surgissaient de tous les côtés et arrêta une liste définitive de douze noms parmi lesquels était le mien.

C'est une rude corvée que d'être candidat dans certaines situations. Chacun veut vous voir, chacun veut vous entendre parler, on devient un objet de curiosité; les invitations pleuvent. Réunion par ci, réunion par là, réunion partout; fatigué ou non, il faut marcher, on devient en quelque sorte la chose des électeurs.

Il y avait alors un homme qui a exercé sur les élections de 1849, dans le

département du Bas-Rhin, une influence considérable et probablement décisive. C'était M. Küss, professeur à la faculté de médecine de Strasbourg. Il jouissait d'une grande popularité, justifiée largement par son caractère, son savoir et la fermeté de ses convictions politiques; il refusa la candidature qui lui était offerte par les républicains de toutes nuances, et, avec son désintéressement habituel, il se dévoua pour faire triompher la liste républicaine. Il parcourut le département pendant une quinzaine de jours pour recommander et appuyer chaudement, auprès des électeurs ruraux, la liste du comité des démocrates socialistes. Après le 4 septembre 1870, il devint maire de Strasbourg. Aux élections du 8 février 187 1, il fut nommé député à l'Assemblée nationale, puis il eut la douleur de voir son pays abandonné aux Prussiens; le coup fut terrible pour lui. Le vieux patriote mourut quelques jours après l'adoption du traité de paix par l'Assemblée de Bordeaux.

Le deuxième dimanche avant les élections, les républicains de Bischwiller organisèrent une réunion électorale en plein air, dans le genre des grands meetings anglais; plusieurs candidats furent priés de s'y rendre afin de faire leur profession de foi devant les électeurs. Je me trouvais au nombre des invités.

Des électeurs vinrent nous attendre sur la route à une lieue de la petite ville où nous nous rendions; la voiture qui nous transportait fut entourée et escortée jusqu'au local où se tenaient les organisateurs de la réunion. Les citoyens se mirent en rangs, drapeaux en tête, et la colonne se mit en marche en chantant alternativement la Marseillaise, le Chant du départ et le Chant des Girondins. Le long du chemin, la colonne se grossit de tous les électeurs des villages voisins qui venaient assister à la réunion.

Une construction en planches de trois à quatre mètres de hauteur avait été élevée pour servir de tribune aux orateurs; devant elle, un hémicycle était formé avec des piquets plantés dans la terre et reliés par de grosses cordes pour empêcher la foule de s'approcher trop près et pour laisser en même temps une place libre aux organisateurs de la réunion ainsi qu'aux candidats.

Il y avait au moins huit à dix mille personnes. Derrière les rangs serrés des spectateurs se tenant debout, il y avait des cavaliers et des voitures pleines d'hommes et de femmes qui étaient venus là comme à un spectacle. C'était la première fois, il est vrai, qu'on voyait une réunion aussi nombreuse dans le pays.

Mes futurs collègues à l'Assemblée législative montèrent successivement à la tribune; ils s'exprimèrent en allemand, afin d'être compris par tous les auditeurs. Enfin, mon tour arriva; le coeur me battait avec force en gravissant l'échelle qui conduisait sur la plate-forme. Je savais ce que j'allais dire, mais je craignais que l'émotion ne m'étreignît la gorge de manière à ce que je ne pusse pas me faire entendre de tout le monde, de plus, mes amis avaient parlé dans l'idiome du pays; en parlant français, je risquais de n'être pas compris par une partie des personnes présentes.

J'avais mon uniforme de chasseur à pied; dès qu'on me vit paraître à la tribune, des applaudissements éclatèrent de tous côtés. J'étais loin de les mériter; néanmoins, j'avoue qu'ils me servirent d'encouragement; mon émotion se dissipa et je repris un peu d'aplomb.

Je parlai de toutes les réformes que je croyais possibles, laissant de côté tout ce qui aurait pu être classé au rang des utopies.

Le public se montra très indulgent et très sympathique pour moi.

A la fin de la réunion, le cortège se reforma de nouveau ; on nous fit placer, mes collègues et moi, au premier rang, et l'on nous conduisit jusqu'à l'endroit où se tenait le club républicain ; nous y dinâmes ; puis, mes collègues se rendirent à Haguenau, et moi je restai : n'ayant pas de permission, je voulais rentrer à la caserne avant 10 heures du soir. Il y a une coutume en Alsace qui parait singulière au Premier abord à ceux qui ne la connaissent pas. Lorsqu'un Alsacien boit dans une brasserie, s'il voit entrer un de ses amis, il lui offre sa chope; celui-ci la prend et la porte à ses lèvres, c'est une espèce de communion fraternelle. Ce jour-là, je ne saurais dire le nombre de chopes qui me furent offertes en signe d'amitié et que je dus porter à mes lèvres.

La population de Bischwiller s'occupait de la fabrication des draps, c'était la principale industrie du pays.

Dans la salle du club on me pria de monter à la tribune, d'y parler et de raconter l'histoire de ma vie, si cela ne me contrariait pas.

Je consentis bien volontiers à le faire; je parlai de mon enfance; puis, lorsque je dis qu'à l'âge de treize ans j'avais travaillé sur le métier, que j'étais un tisseur en soie, un canut de Lyon, des bravos, des trépignements et des applaudissements se firent entendre dans toute la salle. Je terminai ma biographie et je descendis de la tribune. Alors tous ces braves tisseurs en drap m'entourèrent, me serrèrent les mains. Il semblait que ma profession établissait un lien de plus entre eux et moi. Plus de deux cents vinrent m'accompagner à une distance de quatre kilomètres de la ville, et là, nous nous embrassâmes cordialement, souhaitant tous le triomphe de la République.

Quels braves gens que ces Alsaciens ! quelles bonnes et franches natures ! Je me séparai d'eux ému, comme si j'avais quitté de vieux amis, touché jusqu'au fond du coeur de toutes les preuves de sympathie qu'ils m'avaient données.

Le soir j'arrivai à la caserne avant l'heure à laquelle je devais rentrer; le lendemain je me rendis comme à l'ordinaire au bureau de recrutement pour y travailler.

Dans la journée un planton de la division apporta une lettre du général qui chargeait le commandant du recrutement de m'interroger pour savoir si j'avais assisté à une réunion électorale.

Voici la substance des derniers paragraphes de cette lettre

"J'ai reçu un rapport du brigadier de la gendarmerie de Bischwiller dans laquelle il dit que le sergent Commissaire a assisté à une réunion électorale dans laquelle il a fait un discours anarchique et incendiaire. " Le général ajoutait : "Vous m'informerez des réponses que vous fera le sergent Commissaire; engagez-le vivement à se désister; dites-lui qu'il ne sera pas puni, et qu'on lui tiendra compte de renoncer à une candidature qui déplaît au gouvernement. "

Le commandant me fit passer dans son cabinet. Il commença par me questionner. Je lui déclarai franchement que j'avais assisté à la réunion de Bischwiller et à plusieurs autres à Strasbourg, que j'avais accepté une candidature, et dans tout cela, ajoutai-je, je n'ai fait qu'user d'un droit reconnu par la Constitution.

- Mais, malheureux, vous vous perdez ! Voyez ce que le général m'écrit.

Il me communiqua la lettre, en la lui rendant, je dis :

- Tout est vrai, mon commandant, excepté que mes paroles n'étaient ni anarchiques ni incendiaires; je suis prêt à répéter tout ce que j'ai dit, et je défie qu'on y trouve rien de contraire aux lois. J'ai parlé de réformes à faire, c'est vrai, mais pacifiquement, avec le consentement de la majorité du pays.

- Allons, allons ! sergent Commissaire, il faut écrire une lettre dans laquelle vous déclarerez que vous refusez toute candidature. Faites cela dans l'intérêt de l'uniforme que vous portez. On aura soin de vous, mais rompez avec les hommes de désordre.

- Je ne ferai pas ce que vous me demandez, mon commandant; on m'a offert la candidature le 24 février dernier, il y a plus de deux mois, j'ai eu le temps de réfléchir : c'est donc librement que je l'ai acceptée. Quant à ces prétendus hommes de désordre, permettez-moi de vous dire qu'ils veulent, au contraire, l'ordre réel; ils ne veulent pas seulement l'ordre dans la rue, l'ordre matériel, mais ils désirent surtout l'ordre moral. Avant de porter l'uniforme, je désirais ce qu'ils demandent aujourd'hui; quand je serai rentré dans mes foyers, je me joindrai à eux pour réclamer les réformes que je crois utiles jusqu'à ce que nous ayons obtenu satisfaction.

- De quel pays êtes-vous ?

- Je suis de Lyon, du moins j'y ai été élevé.

- De Lyon, cela ne m'étonne pas, vous êtes un homme impossible. Les Parisiens et les Lyonnais sont des individus ingouvernables.

Le commandant se fâcha, il fit une charge à fond sur les républicains. Je ne pouvais lui répondre sur le même ton, c'était mon supérieur et l'égalité devant la loi militaire n'existe pas pour des individus ayant des grades différents.

Le jour suivant, le général me punit de quinze jours de prison pour avoir dépassé les limites de la garnison sans autorisation. La punition était forte, je n'avais manqué à aucun service et j'étais rentré avant l'heure à laquelle les sousofficiers étaient tenus de rentrer.

La prison du bataillon était située au rez-de-chaussée de la maison où étaient les ateliers de la caserne. C'était un local assez grand pour contenir une douzaine de prisonniers. En face de la porte se trouvait un vieux lit de camp usé et tailladé dans beaucoup d'endroits; des détenus ne sachant comment se distraire s'étaient amusés à le découper avec leurs couteaux; d'autres avaient écrit leurs noms sur les murs. Dans un des coins opposés, il y avait un baquet infect : c'était tout ce qui composait l'ameublement du logis; les murs étaient sales, gras, humides et puants, on y sentait une âcre odeur renfermée de tabac qui prenait à la gorge.

Avant d'entrer en prison, j'avais prié un de mes collègues d'aller prévenir de ce qui m'arrivait quelques amis dont je lui donnai les adresses. Le soir le Démocrate du Bas-Rhin annonça mon incarcération, toute la ville le sut très rapidement. Le lendemain, des dames républicaines m'apportèrent un énorme bouquet et un superbe rosier en fleurs, le tout accompagné d'un billet qui finissait par ces mots :

"Nous espérons fermement que le suffrage universel vous ouvrira les portes de la prison. Courage", etc.

Dans la journée des enfants vinrent devant la porte et à côté de la sentinelle crier : Vive Commissaire ! Vive la République !

CHAPITRE VIII

Prison de la citadelle de Strasbourg


L'autorité militaire s'imaginant que je n'étais pas assez bien gardé par les chasseurs de mon bataillon pensa qu'on pourrait m'enlever d'un moment à l'autre et décida mon transfèrement à la prison de la citadelle. Je dois dire, à la vérité, qu'on y mît des formes ; au lieu de me faire conduire par la garde, on me fit accompagner par le sergent-major de ma compagnie; tous mes collègues m'accompagnèrent jusqu'à ma nouvelle prison, à l'exception du maître d'armes qui craignit de perdre son emploi.

Un de mes amis alla raconter ce qui venait de se passer aux rédacteurs du journal le Démocrate du Bas-Rhin. Ces messieurs firent paraître un article excessivement bienveillant pour moi, dans lequel on parlait de la preuve de sympathie que m'avaient donnée mes collègues en m'accompagnant de la prison de la caserne à celle de la citadelle qui était à l'autre extrémité de la ville.

Les officiers, qui n'étaient pour rien dans cette affaire, rédigèrent néanmoins, à l'instigation du général, une protestation pour démentir le fait de mon accompagnement; ils la signèrent et la firent signer aux sous-officiers.

Un seul eut le courage de refuser, c'était celui qui avait fourni les renseignements au journal. Son refus lui valut d'être envoyé par punition aux isolés en Afrique. Quant aux autres, la crainte de s'attirer la haine de leurs chefs, crainte qui ne fut que trop justifiée par ce qui arriva à mon ami Poulain, fit qu'ils eurent la faiblesse de mentir, de nier un fait connu de tout le bataillon.

A la suite de ces incidents, il y eut une grande agitation parmi les républicains strasbourgeois; les têtes s'échauffèrent, les clubs décidèrent qu'une commission composée d'officiers de la garde nationale ferait une démarche auprès du général pour tenter d'obtenir ma mise en liberté. Parmi les membres de la commission se trouvaient M. Beyer, peintre de talent et capitaine de la garde nationale, puis M. Enery, professeur, tous deux candidats à la députation.

On fit de nombreuses demandes d'autorisation pour me visiter; elles furent toutes refusées. Par suite de ces refus, les journaux annoncèrent que j'étais au secret le plus rigoureux. Le public fit toutes sortes de conjectures et, l'imagination populaire aidant, le bruit courut que j'étais dans une oubliette ou au moins dans un cul de basse-fosse.

Pendant ce temps-là je ne m'amusais pas certainement, mais j'étais loin d'être aussi mal qu'on le croyait. La chambre que j'occupais était spacieuse, bien aérée, et j'avais un peu de paille sur le lit de camp.

Cette chambre, me dit-on, avait servi de prison au colonel Parquin, un des complices de Louis Bonaparte dans l'échauffourée de Strasbourg.

La nourriture n'était ni saine ni abondante : elle se composait de pain de munition et d'une soupe maigre chaque jour; l'ordinaire n'était pas varié. La femme du concierge, en m'apportant la première fois l'écuelle pleine de soupe qui m'était destinée, s'excusa de ne pouvoir m'apporter autre chose.

- Croiriez-vous, me dit-elle, qu'on ne me donne que trois sous par jour pour la nourriture de chaque prisonnier. Que voulez-vous que je fasse avec quinze centimes ? Je fais de la soupe, ces pauvres garçons ont au moins quelque chose de chaud à manger.

- Quinze centimes, c'est peu, lui dis-je; je comprends qu'on n'est pas en prison pour y avoir toutes ses aises et y faire des repas plantureux, mais l'alimentation devrait être suffisante pour que la santé des incarcérés ne s'altérât pas, ou autrement on ne se borne pas à priver les individus de leur liberté, on les condamne à mourir lentement de faim.

- Vous avez bien raison, Monsieur, mais nous ne sommes pas les maîtres.

Dans le 37e de ligne, caserné alors dans la citadelle, il y avait un adjudant très républicain; ce brave homme fit ce qu'il put pour adoucir ma captivité. Le concierge avait trois charmantes demoiselles, l'adjudant faisait la cour à l'aînée qu'il devait épouser. En attendant, il rendait quelques petits services à son futur beau-père; il lui faisait ses écritures et lui lisait le journal. Il sollicita et obtint pour moi l'autorisation de descendre chez le concierge où je pouvais prendre quelques suppléments de nourriture et y passer une partie de la journée. Le logement du concierge était au rez-de-chaussée; l'entrée était au bas de l'escalier qui conduisait à ma chambre; il était convenu que la porte de ma prison resterait ouverte pendant que je serais en bas, et, dans le cas où un chef viendrait visiter la maison pour un motif quelconque, je devais monter rapidement l'escalier et rentrer dans ma chambre. Ma position fut bien améliorée par suite de ces arrangements. Je lisais les joumaux, je faisais les écritures du concierge à la place de l'adjudant; ce dernier venait me tenir compagnie le plus qu'il pouvait. Au bout de quarante-huit heures, j'étais regardé comme un ami par toute la famille.

La délégation nommée par les clubs se rendit auprès du général, exposa la situation, parla de l'effervescence d'une partie de la population et pria le général d'ordonner ma mise en liberté pour calmer les républicains, sans quoi ces messieurs ne répondaient pas de la tranquilité publique. En outre, ils demandèrent à me voir, afin de rendre compte à ceux qui les avaient délégués de la manière dont j'étais traité.

Le général accorda l'autorisation de me voir pour le lendemain, mais il ne voulut pas promettre ma mise en liberté; il dit qu'il verrait, qu'il réfléchirait, etc.

Le matin du jour où je devais être visité parla commission, le général chargea le colonel du 37e de ligne de s'assurer par lui-même de la situation qui m'était faite. Il vint le matin à l'heure du rapport, je me trouvais chez le concierge; pendant qu'on alla lui ouvrir, je remontai vite pour entrer dans ma chambre, mais je trouvai la porte fermée, à mon grand désappointement. Le geôlier porte-clefs qui faisait le service intérieur, l'ayant trouvée ouverte, l'avait fermée, sans s'inquiéter si j'étais dedans ou dehors.

Le colonel demanda où j'étais. La dame du concierge s'empressa de dire :

- Je vais le chercher, mon colonel.

- Non, je veux voir où il loge.

J'entendais ce qui se disait au bas de l'escalier; j'aurais bien voulu être dans ma chambre avec la porte fermée et verrouillée sur moi. C'est la seule fois de ma vie que j'aie désiré être en prison. Je craignais que ma présence sur le palier n'attirât des désagréments à ce bon et brave concierge.

Le colonel monta.

- C'est vous qui êtes le sergent Commissaire ?

- Oui, mon colonel.

- Comment se fait-il que vous soyez là ?

J'allai répondre, mais la femme du concierge me tira d'embarras.

- Mon colonel, nous l'avons fait descendre en bas un moment; il a l'air si doux, nous avons pensé qu'il n'y avait pas de danger, mais c'est la première fois, mon colonel, je vous jure que c'est la première fois.

- C'est bon, fit le colonel.

Puis, s'adressant à moi :

- Il me semble que vous n'êtes pas tenu à un secret aussi rigoureux qu'on veut le dire. - Ouvrez, madame.

La concierge appela le porte-clefs et fit ouvrir. C'est là que vous logez ?

Oui, mon colonel.

Vous n'avez pas de couchette ?

Non, mon colonel, cinq livres de paille composent toute ma literie. C'est aujourd'hui que nous votons. Voulez-vous voter ?

Certainement, j'y tiens beaucoup.

Eh bien, vous êtes raisonnable, vous ne voulez pas tenter de vous évader ? Je vous ferai accompagner par un de mes sergents-major.

- Pourquoi m'évaderais-je ? Je n'ai aucun intérêt à le faire.

A 10 heures, un sergent-major qui avait le bras orné de trois chevrons vint me chercher et nous allâmes au quartier Finckmatt où la garnison votait.

Après avoir exercé mon droit de citoyen, je revins en compagnie de mon surveillant me faire emprisonner de nouveau.

Entre 4 et 5 heures du soir, je reçus la visite de la commission qui avait fait des démarches pour obtenir ma mise en liberté. Les citoyens qui la composaient m'apprirent qu'ils étaient délégués par la garde nationale et par les clubs; ils me mirent au courant de ce qui avait été fait et me parlèrent de l'attitude de la population. J'en fus très touché, mais je priai ces messieurs de recommander le calme à nos amis, leur disant que je serais désolé s'il survenait quelque chose de fâcheux à cause de moi. Quand la nuit vint, je me promenai quelques instants dans l'obscurité, allant et venant d'un mur à l'autre dans ma chambre; puis je m'étendis sur la paille. Je pensai à la République, aux élections, à ce que l'on ferait de moi si je n'étais pas nommé. Que pourrait-on me faire, me disais-je ? M'envoyer finir mon congé en Afrique ? C'est la moindre des choses. Je passerais par Lyon, j'aurais le bonheur de revoir ma famille que je n'ai pas vue depuis trois ans. Comme je vais trouver changés mon frère Hippolyte et ma petite soeur Marguerite. Ils doivent être grands à présent. Avec quel plaisir je vais embrasser ma mère et ma soeur Annette : elles sont si bonnes pour moi !

Je finis par m'endormir. Sur un matelas ou sur la paille, peu importe, quand on est jeune on dort partout.

Une porte qu'on ferma bruyamment me réveilla, je changeai de position, le lit n'était pas tendre. Je fermai les yeux pour me rendormir, lorsqu'un bruit se produisit non loin de moi et une voix de femme m'appela par mon nom. Je me levai brusquement comme si j'avais été mû par un ressort. Je ne savais d'où pouvait venir cette voix, je ne pensais pas au petit guichet ou vasistas placé au milieu de la porte, les geôliers s'en servent pour surveiller les prisonniers.

- Qui est-ce qui m'appelle ? dis-je.

- C'est moi, Monsieur Commissaire.

Je reconnus la voix, c'était celle d'une des demoiselles du concierge.

- Je vous ai dérangé, vous dormiez peut-être ?

- Non, Mademoiselle, j'étais éveillé, lorsque vous m'avez appelé, d'ailleurs je ne me plaindrai jamais d'être dérangé par vous.

- Mon père vient de recevoir du général une lettre qui vous concerne, je ne sais à quel propos, mais je viens vous prévenir afin que vous ne dormiez pas. Quand mon père sortira, je tâcherai de lire la lettre et je reviendrai vous dire ce qu'elle renferme.

Je remerciai cette aimable demoiselle qui avait la bonté de s'intéresser à moi.

Pour me tenir éveillé je me promenai. Mon cerveau travaillait, je fis toutes sortes de conjectures, et à la fin je pris le parti de ne plus y penser.

La demoiselle revint, ouvrit le petit guichet et m'appela :

- Eh bien, mademoiselle, avez-vous lu cette fameuse lettre ?

- Oui, Monsieur, vous allez nous quitter.

- Tant mieux !

- Tant mieux, répéta-t-elle, vous n'êtes pas gentil ce soir, Monsieur Commissaire.

- Pardon, Mademoiselle, c'est la prison que je quitterai avec plaisir, mais je n'oublierai jamais les attentions et les bontés que vous et votre famille avez eues pour moi. Si je reste à Strasbourg, je viendrai vous voir, si vous le permettez.

- Venez souvent, Monsieur, mon père aime à causer avec vous et mes soeurs et moi nous aimons à vous entendre. Bonne nuit.

- Merci, mademoiselle, et bonne nuit.

"Je vais donc sortir de prison demain, me disais-je, je reverrai mes amis avec bien du plaisir."

Je m'étendis de nouveau sur la paille, mais je restai les yeux fermés sans dormir. La demoiselle vint m'appeler encore une fois, je me dirigeai vers la porte.

- Y a-t-il quelque chose de nouveau, mademoiselle ?

- Je viens vous dire que je n'avais pas lu toute la lettre, j'étais si contente que je m'étais empressée de vous annoncer votre mise en liberté pour demain, mais il y a une condition que je n'avais pas lue. M. l'adjudant X vient d'arriver, il a lu la lettre et dit qu'il n'est pas sûr encore que vous sortiez de prison. Le général donne l'ordre de vous mettre en liberté demain matin, si, d'ici là, il n'est pas venu de contre-ordre.

Je remerciai la demoiselle de ces nouveaux détails, puis elle referma le guichet.

Il était 10 heures, le clairon de garde sonna l'extinction des feux; que faire dans l'obscurité ? J'allais me recoucher.

Dans la nuit j'entendis du bruit, je me levai, je regardai à travers les barreaux de la fenêtre : je vis des soldats rangés en bataille, on faisait l'appel; un moment après on fit former les faisceaux et les hommes remontèrent dans leurs chambres.

Ces pauvres soldats ont été dérangés bien inutilement, la ville fut très calme.

Le lendemain matin, le concierge, n'ayant pas reçu de contre-ordre, m'ouvrit les portes de la prison. C'était le 13 mai 1849, le jour des élections.

En arrivant à la caserne, j'écrivis une lettre à ma famille pour la rassurer sur mon compte. En voici un extrait :

"Strasbourg, le 13 mai 1849.

"Je ne suis plus à la prison de la citadelle grâce aux démarches que les habitants de Strasbourg ont faites auprès du général.

"Les Strasbourgeois ont été si bons et m'ont donné tant de preuves de sympathie que j'en suis fier ; je m'efforcerai de me rendre digne de l'estime de tous ces braves gens.

"Mais tout n'est pas fini pour moi, l'avenir est gros d'orage; quoi qu'il m'ai-rive, je suis résigné à tout souffrir pour la République.

"Adieu", etc.

Le général, cédant à la pression de l'opinion publique, avait ordonné ma mise en liberté, mais le jour suivant, il envoya un ordre au commandant du dépôt du 2e bataillon de chasseurs à pied qui devait le faire lire à l'appel de 11 heures. Cet ordre était conçu dans un style laconique

"Ordre de la division

Le sergent Commissaire, s'étant rendu indigne d'être employé au but-eau de recrutement, reprendra son service à partir de ce jour. "

Le capitaine qui commandait le dépôt du 2e bataillon, bon et brave soldat, mais d'une intelligence très ordinaire, me fit appeler chez lui.

- Vous voyez, le général est mécontent. Pourquoi diable vous faites-vous remarquer ? Avez-vous besoin de faire voir que vous êtes républicain rouge ? Estce que vous croyez que je n'ai pas des opinions, moi ? Je n'en parle jamais, cela me permet de servir tous les gouvernements. Je ne suis pas le soldat de Pierre ou de Paul, je suis le soldat de la France.

- Vous avez raison, mon capitaine, c'est la France que nous devons servir; c'est avec l'argent des contribuables qu'on paye l'armée et non avec celui de tel ou tel monarque. Quant à avoir des opinions dont on ne parle jamais et pour lesquelles on ne fait rien pour en amener le triomphe, permettez-moi de vous dire qu'il vaut autant ne pas en avoir.

TROISIEME PARTIE

LE REPRESENTANT DU PEUPLE


CHAPITRE I

Mon élection à Strasbourg et à Lyon


Les élections se firent avec beaucoup de calme ; la petite persécution dont j'avais été l'objet, au lieu de me nuire, contribua à ma nomination; elle fit faire du bruit autour de mon nom et le fit connaître dans les cantons ruraux.

Les bulletins de vote portaient mon nom accompagné de ma profession

"Sébastien Commissaire, sergent au 2e bataillon de chasseurs à pied et tisseur de Lyon. "

Je figurais sur la liste avec un double titre : soldat et ouvrier.

La liste rouge, comme on l'appelait, passa toute, à l'exception d'un seul de ses candidats : onze sur douze furent nommés. La liste blanche éprouva un échec formidable; un seul de ses candidats obtint assez de voix pour être élu.

Lorsque le résultat fut connu, la ville prit un air de fête, la population était joyeuse; de tous côtés les républicains se félicitaient de la victoire pacifique qu'ils avaient remportée et disaient : " Si les autres départements ont voté aussi bien que nous, l'avenir de la République est assuré."

Parmi les représentants que le Bas-Rhin venait de nommer, il y en avait un avec lequel j'étais en relation d'amitié avant les élections. C'était M. Bansept, ouvrier cordonnier. Le jour de la proclamation des élus, nous nous rendîmes au Club des Travailleurs; la salle regorgeait, tous les ouvriers républicains étaient venus pour voir leurs représentants.

Dès qu'on nous vit à la porte, la foule se serra à droite et à gauche pour nous faire le passage, et l'on cria de tous les points de la salle : A la tribune, la tribune ! Mon ami, encore plus timide que moi, me pria de monter le premier; je me disposais à le faire pour lui donner le temps de se remettre, lorsque de tous côtés on cria : "Ensemble à la tribune, tous les deux, nous voulons voir nos deux représentants à la fois."

Notre présence à la tribune fut saluée par un tonnerre d'applaudissements; l'enthousiasme était à son comble.

Je remerciai les électeurs d'avoir eu confiance en nous, etc., puis je terminai en priant nos amis de réserver leurs applaudissements pour plus tard. "Quand nous viendrons vous voir, si vous trouvez que nous avons fait notre devoir, que nous avons rempli notre mandat avec dévouement, vous nous applaudirez."

Mon ami parla à peu près dans le même sens.

On criait avec force : Vive Bansept, Vive Commissaire, Vivent nos représentants !

- Mes amis, m'écriai-je, ne dites pas : Vive un tel, la flatterie perd les hommes, crions tous : Vive la République démocratique et sociale !

Les applaudissements éclatèrent aussi forts qu'au commencement; nous descendîmes de la tribune et tous ces citoyens voulurent nous serrer les mains.

En 1848 et 1849 et jusqu'au coup d'État du 2 décembre 185 1, les républicains radicaux dans les réunions publiques avaient l'habitude de terminer les séances par le cri de : Vive la République démocratique et sociale !

Il aurait mieux valu sans doute crier tout simplement : Vive la République

Mais alors c'était un moyen de se distinguer des royalistes du comité de la rue de Poitiers qui se disaient les partisans de la République honnête et modérée, comme s'il pouvait y avoir une République malhonnête.

Ce comité, composé des hommes les plus influents des gouvernements déchus, ralliait autour de lui tous les éléments hostiles à la République, légitimistes, orléanistes et bonapartistes.

Les partisans de la branche aînée et ceux de la branche cadette espéraient jouer les bonapartistes et se rendre maîtres de la situation pour restaurer la monarchie. De leur côté, les bonapartistes s'alliaient aux gros bonnets du royalisme pour déconsidérer la République. C'est en leur compagnie qu'ils firent plus tard la loi du 31 mai 1850, loi qui restreignait le suffrage universel, supprimait trois millions d'électeurs et qui devait plus tard favoriser l'égorgement de la République.

Quand on connut officiellement le nom des nouveaux réprésentants, la musique de la garde nationale donna une sérénade à tous ceux qui se trouvaient à Strasbourg. J'étais chez mon ami Bansept, qui travaillait une paire de bottes, tout en causant avec moi lorsque la musique vint jouer devant sa maison ses airs les plus gais. Le représentant ouvrier sortit dans sa tenue de travail, c'est-à -dire avec son tablier et les manches de sa chemise retroussée jusqu'au-dessus du coude; il prononça quelques paroles qui partaient du coeur pour remercier les musiciens de l'honneur qu'ils lui faisaient.

Je restai avec mon ami et, pendant ce temps, la musique se rendit à la porte de la caserne des Ponts-Couverts où était caserné mon bataillon. Quand je rentrai, l'on me dit que les soldats qui étaient tous dans la cour ou aux fenêtres avaient manifesté leur joie à plusieurs reprises en criant : Vive la République !

Conformément à l'ordre du général, j'avais repris mon service dans la compagnie; je montai la garde une seule fois après ma nomination et encore mes chefs voulaient m'en dispenser, mais j'ai tenu à faire mon devoir jusqu'au bout. J'avais été bien surpris la première fois que les Strasbourgeois m'offrirent la candidature, mais mon étonnement fut encore plus grand lorsque j'appris que mes amis de Lyon m'avaient proposé comme candidat au comité central. Je ne l'ai su que le jour de ma sortie de la prison de la citadelle. Ce fut un de mes amis, M. Vivier, conseiller municipal de la Guillotière, qui me l'annonça en ces termes

"Lyon, le 9 mai 1849.

" Mon cher ami,

"Je sors du comité, nous avons passé la nuit pour arrêter la liste définitive. Votre nom est un des onze que nous avons choisis.

"Vous devez penser si j'ai appuyé votre candidature, moi votre élève en politique.

"Dans quelques jours, j'espère vous annoncer votre nomination.

"Votre dévoué ami.

"Vivier."

Mes amis de Strasbourg furent très contents de mon élection dans le Rhône, elle leur prouvait qu'ils ne s'étaient pas trompés sur mon compte, puisque j'avais laissé à Lyon des souvenirs honorables assez vivaces pour qu'on songeât à moi après plus de trois ans d'absence.

Voici un extrait d'un journal de Lyon, le Peuple souverain, du 19 mai 1849

"Lyon, 28 floréal an LVII (de l'ère chrétienne, 18 mai 1849).

"Proclamation des onze représentants montagnards du Rhône

"Dès 3 heures la place des Terreaux se remplissait d'une foule silencieuse et pacifique, avide de saluer de ses acclamations les noms de ses élus; un bataillon était dans la matinée venu renforcer le poste de l'Hôtel de Ville, mais la vue de nos soldats n'a plus, pour la démocratie, rien que de sympathique et de rassurant; on prétendait que des barils de poudre et des munitions de guerre avaient été introduits dans le palais municipal, mais personne ne s'en inquiétait, et ces mesures d'intimidation n'excitaient, même chez ceux qui y ajoutaient foi, que le sourire de la pitié et du mépris.

Vers 8 heures, le travail du dépouillement étant achevé, les scrutateurs s'avancèrent sur le grand balcon, un roulement de tambour se fit entendre, auquel succéda le plus religieux silence, et les noms des onze candidats démocratiques furent proclamés dans l'ordre de majorité que les suffrages leur ont donné.

Chanay 72 659 suffrages
Doutre 71334 suffrages
Pelletier 71139 suffrages
Benoît 70 968 suffrages
Morellet 70 934 suffrages
Mathieu (de la Drôme) 70 659 suffrages
Greppo 70 233 suffrages
Fond 70 219 suffrages
Faure 70 107 suffrages
Commissaire 69 920 suffrages
Raspail (Benjamin) 69 308 suffrages
"Chacun de ces noms était accueilli par des applaudissements enthousiastes; celui de Raspail fut accompagné d'un cri unanime parti de tous les coeurs : L'amnistie ! l'amnistie ! Puisse l'écho en retentir jusqu'à Doullens et adoucir la rigueur des quelques jours d'une captivité que notre triomphe va faire enfin cesser.

"Mais la scène la plus touchante nous était réservée pour la proclamation de Commissaire, le sergent; ce fut alors comme un éclat de tonnerre : Vive la ligne ! vive l'armée républicaine, criaient les citoyens pressés sur la vaste place; Vive la république ! vive nos frères de Lyon ! répondaient les soldats groupés sur les marches du perron, et l'émotion gagnait tous les coeurs, et des larmes étaient dans bien des yeux, et des mains inconnues se resserraient, et la blouse et la tunique s'embrassaient comme pour imaginer le règne de la fraternité qui nous attend.

Puis comme à un signal donné, et par un de ces merveilleux mouvement d'instinct populaire, la foule s'écoula paisible comme elle était venue, satisfaite sans ostentation d'avoir, dans sa manifestation, usé de son droit et accompli un devoir et triomphant par sa retraite sans désordre et sans clameurs, aussi dignement des provocateurs, qu'elle les avait fièrement défiés par sa présence. "

Le 23 mai 1849 fut le jour fixé pour le départ des nouveaux députés du BasRhin.

Dès le matin les maisons étaient pavoisées, des drapeaux et des banderoles tricolores flottaient à toutes les fenêtres.

Il était venu une grande quantité d'hommes de la campagne pour prendre part à la manifestation. On peut évaluer au moins à cinquante mille le nombre des personnes qui voulurent nous accompagner en dehors des portes de la ville à une distance de quatre à cinq kilomètres.

Les citoyens se placèrent par rangs de huit à dix de front; les gardes nationaux en uniforme sans armes prirent la tête de la colonne; après eux venait la musique qui jouait des airs patriotiques; derrière elle marchaient les représentants, puis venait la masse de ceux qui s'étaient joints à la manifestation; ceux-ci chantèrent la Marseillaise, le Chant du départ et le Chant des Girondins.

Cet immense cortège traversa la ville en passant par les rues les plus larges. Sur tout son parcours les dames étaient aux fenêtres : les unes agitaient leurs mouchoirs, d'autres jetaient des bouquets et des billets contenant des devises écrites à la main. On m'en remit plusieurs ainsi qu'à mes collègues. En voici quelques-unes que je me rappelle :

Travaillez pour le bien du peuple N'oubliez pas ceux qui vous ont nommés Affermissez la République. Le peuple compte sur ses représentants, etc.

A quatre ou cinq kilomètres en dehors de la ville, la diligence qui faisait le trajet de Strasbourg à Paris nous attendait, des drapeaux flottaient aux quatre coins de l'impériale.

Nous fîmes nos adieux à ceux de nos amis qui restaient et nous partîmes. Les membres du comité et quelques autres citoyens avaient des voitures à eux dans lesquelles ils nous conduisirent jusqu'à Saverne où une collation avait été préparée.

Le sous-préfet et les principaux républicains de la ville vinrent s'entretenir avec nous quelques instants.

Nous nous séparâmes. Nos amis reprirent la route de Strasbourg et nous, nous montâmes cette fois dans la diligence de Lafitte et Caillard pour nous rendre à Paris.

Je n'oublierai jamais cette belle journée, journée pleine de ces émotions qui laissent des souvenirs ineffaçables. Combien des Strasbourgeois se sont montrés bons, dévoués, enthousiastes; ils étaient pleins d'espoir pour l'avenir de la République; avec quelle franchise ils nous parlaient : on sentait que les paroles partaient du coeur quand ils nous disaient : "Faites votre devoir, nous ferons le nôtre."

A peine étions-nous assis dans la voiture que je dis à mes collègues : "Que le peuple est bon ! Comme il se donne tout entier à ceux en qui il a confiance ! Celui qui le tromperait serait bien coupable ! "

La diligence était en retard, le conducteur fit fouetter les chevaux pour rattraper le temps perdu. Dans toutes les villes que nous traversâmes, des républicains vinrent nous saluer en criant : Vive la République !

Je refaisais en sens inverse une partie de la route que j'avais faite à pied en revenant du camp de Compiègne; je revis le village entre Saverne et Phalsbourg où ma compagnie avait été logée, j'avais été adjoint au fourrier pour faire préparer les billets de logement, et, à ma grande surprise, j'avais vu un maire français qui ne savait pas un mot de la langue nationale : il ne parlait qu'allemand ; ce fut l'instituteur, qu'on envoya chercher, qui servit d'interprète entre le maire et moi.

CHAPITRE II

Mon arrivée à Paris
Le 13 juin 1849


La diligence, garnie de drapeaux, avait été remarquée dans le trajet de la barrière à la place Notre-Dame-des-Victoires. Us limiers de la police accoururent pour se renseigner; ils virent descendre de la voiture mon collègue Beyer, lequel, cédant sans doute à une fantaisie d'artiste, avait apporté à Paris un grand sabre de cavalerie. Le lendemain, un journal bonapartiste, qui recevait les confidences de la Préfecture de police, fit un article sur notre arrivée. Il prétendit que nous avions apporté tout un arsenal; on avait même remarqué, disait-il, sur l'impériale de la diligence, un canon, et il concluait en disant que nous étions venus évidemment avec l'intention bien arrêtée de renverser le gouvernement.

Les journalistes à la solde de la réaction sont les mêmes dans tous les temps; ceux de 1849 avaient autant d'effronterie et de mauvaise foi qu'on peut en imaginer.

Je ne connaissais personne à Paris, c'était la première fois que j'y venais; mes collègues décidèrent de loger à l'hôtel Comeille, à côté de l'Odéon; je fis comme eux.

A peine arrivés dans notre logement, deux représentants du bas-Rhin, partisans de la doctrine de Fourrier, me proposèrent de les accompagner dans les bureaux du journal la Démocratie pacifiques pour faire une visite à M. Victor Considérant. J'acceptai avec empressement. J'avais lu la Théorie des quatre mouvements, ouvrage de Fourrier, dans lequel se trouve toute la doctrine de l'Ecole phalanstérienne; j'avais lu aussi les écrits des principaux apôtres du fourriérisme.

Le phalanstère n'a guère trouvé de partisans dans la classe ouvrière. La répartition des bénéfices n'était pas en harmonie avec les idées égalitaires des travailleurs qui s'occupaient de questions sociales; les parts de bénéfice faites au capital et au talent étaient trop considérables par rapport à celle qui restait au travail. La raison qui empêchait les ouvriers de devenir phalanstériens était précisément celle qui flattait le plus ceux qui acceptaient la doctrine de Fourrier, lesquels appartenaient en grande majoriré à la classe bourgeoise.

Quoique non partisan du phalanstère, j'avais néanmoins beaucoup de sympathie pour M. Victor Considérant et pour ses collaborateurs; je les aimais comme des philanthropes qui voulaient sincèrement améliorer la condition du peuple.

M. Victor Considérant nous fit un excellent accueil. Après avoir causé quelques instants avec nous, il nous dit qu'il était l'heure d'aller à l'Assemblée, Nous nous disposions à le quitter lorsqu'il nous proposa d'aller avec lui.

Vous verrez quelques-uns de nos nouveaux collègues, ainsi que quelques anciens qui n'ont pas été réélus. La proposition fut acceptée par mes amis et par moi.

C'est en compagnie de M. Victor Considérant que j'entrai la première fois dans le Palais-Bourbon. Ce jour-là, j'eus l'honneur de voir plusieurs représentants non réélus que je n'aurais jamais vus sans notre visite au chef de l'école phalanstérienne. Il y en a un surtout dont j'ai conservé un excellent souvenir, je veux parler de M. Audry de Puyraveau qui me fit un accueil cordial auquel j'étais loin de m'attendre.

J'allai ensuite à la questure porter mon acte de naissance et donner mon adresse; puis, le soir, en compagnie de mes collègues du bas-Rhin, j'allai à la réunion de la Montagne (extrême gauche de ce temps-là ), rue du Hasard, 6. M. Deville présidait la séance; plusieurs membres de la réunion parlèrent, notamment MM. Ledru-Rollin, Félix Piat, Gent, Gambon, etc.

A la fin de la séance, j'entendis le président se plaindre à un de ses amis de l'un des orateurs. Ce citoyen avait parlé à plusieurs reprises et toujours avec une grande volubilité; c'était un méridional. M. Deville disait de cet orateur : " Sa parole coule sans interruption comme l'eau d'un robinet; s'il ponctuait seulement, on pourrait

encore le supporter, mais tout se tient, on ne sait comment il peut respirer."

L'Assemblée constituante finit ses travaux le 29 mai 1849 et, le jour suivant, l'Assemblée législative se réunit, de sorte qu'il n'y eut pas d'interruption dans le pouvoir législatif.

M. de Kératry père fut appelé à présider l'Assemblée comme doyen d'âge, et les six plus jeunes représentants furent invités à compléter le bureau en qualité de secrétaires provisoires : c'étaient MM. Estancelin, de Coislin, D. Bancel, Boch, A. Roland et moi.

Nous accompagnâmes M. de Kératry dans les salons de la présidence où nous trouvâmes les membres du bureau de l'Assemblée constituante, présidés par M. Armand Marrast, lequel fit un petit discours pour transmettre le pouvoir à son successeur provisoire.

Le doyen d'âge se rendait tous les jours dans ce même salon, les secrétaires provisoires venaient l'y rejoindre avant la séance publique et, quand l'heure était venue, tous se rendaient dans la salle où siégeait l'Assemblée dans l'ordre suivant : le président précédé des huissiers ouvrait la marche, les secrétaires le suivaient sur un rang. Les troupes de service formaient la haie de chaque côté tout le long des couloirs et présentaient les armes tandis que les tambours battaient aux champs; c'était le même cérémonial chaque jour. La première fois que j'entrai dans les salons de la Présidence, j'éprouvai une impression singulière; je regardais les peintures et les dorures avec admiration, je n'avais jamais vu de riches salons. Mes souvenirs se portaient malgré moi sur la pauvre mansarde non plafonnée que j'avais habitée avec ma famille pendant plusieurs années, où l'hiver on entendait gémir la bise qui s'engouffrait entre les tuiles. Ceux qui habitent ces palais, me disais-je, doivent être heureux, rien ne leur manque; ils ne songent guère à ceux qui, privés de tout, vivent entassés dans des logements étroits et malsains.

M. de Kératry était hostile à la République et aux républicains. Je l'avais trouvé bref et sec dans sa réponse à M. Armand Marrast, ancien président de l'Assemblée constituante. Dans le cours d'une séance publique, il fut presque insolent avec M. Ledru-Rollin. Indignés des procédés du président, les trois autres secrétaires provisoires républicains et moi, nous donnâmes notre démission.

L'Assemblée était dans un état d'agitation extrême, la droite debout menaçait la gauche, et celle-ci était tout aussi animée.

Le maréchal Bugeaud monta à la tribune pour la dernière fois de sa vie et fit entendre de sages paroles; c'est à cette occasion qu'il dit que les majorités sont tenues à plus de calme que les minorités.

La tempête s'apaisa, les secrétaires furent invités à reprendre leur place au bureau et la séance se termina sans autre incident.

Les Alsaciens résidant à Paris donnèrent un banquet, le 10 juin 1849, en l'honneur des représentants républicains élus dans les départements du Haut et du Bas-Rhin. Plusieurs toasts furent portés à la République. M. Lagrange, l'ancien combattant de 1834, à Lyon, passa près de l'établissement où la fête avait lieu; il fut reconnu par des ouvriers qui le saisirent et le portèrent en triomphe jusqu'à la tribune. Les diverses propositions d'amnistie qu'il avait faites à la Chambre l'avaient rendu extrêmement populaire dans les faubourgs; ému de l'ovation qu'on lui faisait, il prononça quelques paroles chaleureuses qui lui attirèrent de nombreux applaudissements.

Ce banquet se serait très bien passé si un personnage dont les allures m'avaient déjà parues singulières à Strasbourg, n'était venu, à la stupéfaction générale, porter un toast au choléra. "Je bois au choléra, dit-il, celui-là du moins respecte l'égalité. Au choléra qui vient d'emporter le maréchal Bugeaud." (Le maréchal était mort dans la matinée.)

Les journaux de la réaction s'emparèrent de ce toast abominable pour jeter la déconsidération sur le parti républicain. Les meilleures causes sont souvent compromises par des exagérés qui jouent le rôle d'agents provocateurs à leur insu.

Les élections du 13 mai 1849 n'avaient pas répondu aux espérances des républicains. Dans un grand nombre de départements, la coalition des royalistes de toutes couleurs, aidée de l'influence des prêtres, avait fait nommer ses candidats, de sorte qu'à la majorité républicaine de l'Assemblée constituante succédait une majorité royaliste considérable, unie toutes les fois qu'il s'agissait de prendre des mesures qui devaient nuire à la République. D'un autre côté, le président Louis Bonaparte inspirait une légitime défiance soit à cause de son passé, soit à cause des persécutions qu'il faisait exercer contre les républicains.

En outre, au mépris du paragraphe 5 du préambule de la Constitution de 1848 et en violation de l'article 54, il ordonna aux troupes françaises de prendre la ville de Rome de vive force et de détruire la République romaine.

Au début de la séance, le 11 juin 1849, M. Ledru-Rollin, qui devait interpeller le gouvernement sur l'illégalité de l'expédition de Rome, déclara les interpellations inutiles vu les ordres donnés à l'année expéditionnaire d'Italie et déposa une demande de mise en accusation du Président de la République et de ses ministres.

Voici le texte de cette pièce :

"Les citoyens représentants du peuple soussignés proposent à l'Assemblée nationale le décret suivant : ils demandent l'urgence et le renvoi immédiat dans les bureaux :

L'Assemblée nationale législative,

Vu le paragraphe 5 du préambule de la Constitution ainsi conçu

"La République française respecte les nationalités étrangères comme elle entend faire respecter la sienne, n'entreprend aucune guerre dans des vues de conquête et n'emploie jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple";

Vu l'article 54 de la Constitution ainsi conçu :

"Le Président veille à la défense de l'État, mais il ne peut entreprendre aucune guerre sans le consentement de l'Assemblée nationale";

Vu enfin le paragraphe premier de l'article 68 de la Constitution ainsi conçu :

"Le Président de la République, les ministres, les agents et dépositaires de l'autorité publique sont responsables, chacun en ce qui le concerne, de tous les actes du gouvernement et de l'administration";

Considérant que le corps expéditionnaire aux ordres du général Oudinot a, contrairement aux votes du 17 avril et du 7 mai dernier de l'Assemblée constituante, été dirigé contre la liberté du peuple romain;

Que d'autre part, la guerre contre Rome a été entreprise non seulement sans le consentement de l'Assemblée nationale, mais encore au mépris de la volonté formellement exprimée par elle de ne point attaquer la république romaine; considérant que ces faits constituent le crime de violation des paragraphes 5 et 54 précités,

Décrète

Le citoyen Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République, et les citoyens Odilon Barrot, Buffet, Lacrosse, Rulhière, de Tracy, Passy, Drouin de l'Huys et de Falloux, ses ministres, sont accusés d'avoir violé la Constitution.

Landolphe, Heitzmann, Rougeot, Bertholon, Mathé, Rolland, Gendriez, Racouchot, Martin Bernard, Anstett, Gaston Dussoubs, Faure, Rattier, Ennery, Fargin Fayolle, Pelletier, Combier, Pflieger, Baudin, Viguier, Boch, Jollivet, Chovelon, Greppo, Richardet, Fond, Sartin, labrousse, Hofer, Lasteyras, Monnier, Saint-Marc-Rigaudie, Breymand, Sonnier, Cassal, Chouvy, Janicot, Arnaud (du Var), Salmon, Suchet, Benoît, Rouet, Savoie, Avril, Terrier, Jehl, Pons-Tende, Vauthier, Dupont, Daniel Lamazière, Rouaix, Cantagrel, Miot, Michel (de Bourges), Malardier, Louriou, Pilhes, Rochut, Commissaire, Detours, Deville, Ronjat, Roselli-Mollet, Nadaud, Antony Thouret, Montagut, Laclaudure, Marc-Dufraisse, J. Maigne, Gilland, Delavallade, Gambon, Richard (du Cantal), Pierre Leroux, Durand-Savoyat, Glaizal, Laurent, Robert, Pierre Le Franc, Guiter, Cholat, Bourzat, Chavoix, Menand, Danayrousse, Penières, Guisard, Mie (Auguste), Vignes, Chaix (Hautes-Alpes), Noël Parfait, Bansept, Bancel, Wacheresse, Kopp, Testelin, Latrade, Doutre, Pascal Duprat, Brives, Boichot, Versigny, Bruckner, Delebecque, Duché, Fawtier, Westercamp, Beyer (Eugène), Considérant, Renaud, James Demontry, Deruey, Baune, Boisset, Bruys, général Rey (Tarn), Saint-Ferréol, Rantian, Bouvet (Aristide), Bajard, Belin, Jules Leroux, Curnier, Sautayra, Tamisier, Saint-Romme, Delbrel, Piat (Félix), Vasseur (Louis), Repellin, Barrault (Emile), Péan (Emile), Michott Boutet, Morellet, Lamennais, Lafon, Crépu, Martin (Alexandre), Ledru-Rollin, Besse (Tarn), Arago (Emmanuel), Frichon, Charras, Ceyras, Ducluzeau, Madesclaire."

M. Ledru-Rollin termina son discours en réponse à M. Odilon Barrot par les paroles suivantes :

"Lesfaits sont là, les textes de nos décisions sont explicites, vous avez manqué à votre devoir, vous avez manqué à votre mission. La Constitution est violée, nous la défendrons par tous les moyens possibles, même par les armes. "

Rappelé à l'ordre, le citoyen Ledru-Rollin ajouta :

"L'article 110 de la Constitution déclare ceci : La Constitution est confiée au patriotisme de tous les Français. "

"J'ai dit et je le répète, la Constitution violée sera défendue par nous, même les armes à la main. "

Ces paroles étaient excessivement graves; prononcées par M. Ledru-Rollin qui était alors le chef du parti républicain, elles équivalaient à une déclaration de guerre.

La Montagne, pourtant, n'avait pas été consultée et n'avait pas autorisé le grand orateur à l'engager imprudemment et témérairement.

Les représentants de la Montagne auraient pu ne pas accepter la solidarité de cette déclaration, ainsi que l'ont fait les autres républicains de l'Assemblée. M. Ledru-Rollin aurait perdu un peu de son prestige, mais on aurait épargné à la République tout le mal que la journée du 13 juin lui a fait.

Par entraînement les hommes politiques sacrifient quelquefois l'intérêt de leur parti à celui d'un homme. Voilà le danger des idoles !

Sur les interpellations de M. Ledru-Rollin, l'ordre du jour pur et simple fut adopté par 361 voix contre 203.

Dans la soirée du 11, des délégués de la commission des vingt-cinq") vinrent à la réunion de la Montagne; ils étaient impatients, ils poussaient énergiquement à une prise d'armes, et lorsque des représentants leur disaient : "Notre appel ne sera pas entendu, le peuple en masse ne se lèvera pas-, les événements de juin 1848 ont enlevé la partie la plus énergique du parti socialiste; d'un autre côté, le choléra moissonne chaque jour quatre ou cinq cents victimes, il y a peu de familles qui n'aient à pleurer ou à craindre pour l'un des siens; le moment est mal choisi, nous marcherons à une défaite certaine, il vaut mieux, sans l'intérêt de la république, attendre des conditions plus favorables" : ah ! voilà le mot lâché, il faut attendre. Vous pouvez attendre vous qui avez vingt-cinq francs par jour, etc.

Ces Messieurs de la commission des vingt-cinq affirmaient que la population était prête, qu'elle n'attendait qu'un signal pour courir aux armes et renverser le gouvernement de Bonaparte.

Il y a des représentants sur lesquels pèse une grande responsabilité.

Lorsque la question fut agitée pour savoir quels étaient les moyens qu'on emploierait pour donner suite à l'engagement pris par M. Ledru-Rollin, divers représentants supputaient les chances bonnes et mauvaises de la situation en cas de lutte armée. Un représentant dit qu'il avait à sa disposition trois mille hommes armés de pied en cap; un autre renchérit et déclara qu'il avait dix mille hommes organisés en sections, tous armés et prêts au premier signal; enfin, un troisième parla de quarante mille hommes armés et prêts à marcher, etc. : c'était une véritable armée.

Toutes ces légions de combattants n'existaient que dans l'imagination de ces députés, les évènements l'ont bien prouvé.

Je rappelle cela parce que ces déclarations, j'en suis convaincu, faites par des représentants qui habitaient Paris, ont dû influer sur les résolutions de leurs collègues qui arrivaient de la province.

Le 12, les journaux républicains publièrent les proclamations suivantes

"PROCLAMATION DE LA MONTAGNE AU PEUPLE,

A LA GARDE NATIONALE ET A L'ARMÉE

"La majorité de l'Assemblée législative vient de passer dédaigneusement à l'ordre du jour sur les affaires d'Italie.

"Par ce vote la majorité s'est associée à une politique qui viole la Constitution.

"Nous avons déposé un acte d'accusation contre le pouvoir exécutif, nous le soutiendrons demain, nous voulons épuiser tous les moyens que la Constitution met entre nos mains.

"Que le peuple continue à avoir foi en ses représentants comme ses représentants ont foi en lui.

"(Suivent les signatures.)"

"Nous, rédacteurs de la presse républicaine, nous membres du Comité démocratique socialiste, nous disons au peuple de se tenir prêt à faire son devoir.

"La Montagne fera le sien jusqu'au bout.

"Nous avons sa parole.

"Cinq représentants ont été délégués par elle pour aviser.

"Tous les républicains se lèveront comme un seul homme.

"Les Membres de la presse républicaine.

"Les Membres du Comité démocratique socialiste. "

"PROCLAMATION DES ÉCOLES

"Citoyens,

"LaConstitutiondelaRépubliquefrançaise a été violée par le pouvoir exécutif.

"La majorité royaliste de l'Assemblée législative, par son ordre du jour, se rend complice de sa trahison. Elle se met elle-même hors la loi.

"La lutte est aujourd'hui entre la République et ses éternels ennemis.

La minorité de l'Assemblée, la Montagne, soutient seule l'inviolabilité de nos droits.

"A vous, citoyens des écoles de Paris, qui avez pris l'initiative de la protestation vengeresse de Février, de vous réunir les premiers autour du drapeau constitutionnel; au signal de nos représentants, marchons tout en avant au cri de : Vive la République !

"Le Comité des étudiants républicains :

"Rabut, A. Blondin, Couer de Roy, Duvivier, Fonvielle, Faurias, Hélie, Hubbard, Lebloys, Mourrizet, Joubert, Moutard, Watripon."

Le 12, il y eut à la Chambre une longue séance qui se prolongea jusqu'à 10 heures du soir. La majorité repoussa la mise en accusation du président et de ses ministres, par 377 voix contre 7; la Montagne s'abstint de voter.

Par ce vote, la majorité s'associait à la violation de la Constitution.

Un des enragés de la droite, avec lequel j'eus une discussion assez vive à la bibliothèque de l'Assemblée, me tint ce langage :

"Nous savons aussi bien que vous que la Constitution est violée, mais elle est violée dans l'intérêt du grand parti de l'ordre qui veut le rétablissement de la monarchie, et nous ne voulons pas qu'elle soit violée aux yeux du pays. "

Voilà quelle était la bonne foi de ces soi-disant défenseurs de la famille, de la religion et de la propriété.

A la suite du rejet de la mise en accusation du pouvoir exécutif, la Montagne ne considéra pas son local de la rue du Hasard suffisamment sûr. M. Victor Considérant offrit les salons de la Démocratie pacifique; il fut convenu qu'on s'y réunirait pour prendre une détermination.

J'arrivai au rendez-vous un des premiers, mes collègues arrivèrent successivement et, enfin, la séance s'ouvrit.

Un membre de la réunion demanda si l'on avait des nouvelles des quartiers ouvriers, si l'on connaissait les dispositions de la population. M. M. N... dit qu'il avait des renseignements très exacts. Selon lui, "la masse de la population ne bougerait pas, parce qu'elle ne comprenait pas bien ces questions de violation de la Constitution, qu'il y avait pourtant un petit nombre d'hommes dévoués, toujours prêts à sacrifier leur vie pour la République, mais qu'il croyait qu'on agirait sagement en se bornant à une manifestation pacifique"

M. Baudin, député de l'Ain, mort héroïquement, le 2 décembre 1851, en défendant la Constitution violée encore une fois par Louis-Napoléon Bonaparte.

demanda la parole. Il parla dans le même sens que M. M. N.... et conclut comme lui à une simple manifestation.

Pendant que M. Baudin parlait, M. Michel (de Bourges) était debout, les deux mains appuyées sur sa canne, la tête baissée, les yeux à demi fermés, dans l'attitude d'un homme qui médite et se prépare à parler. Avant que M. Baudin eût fini son discours, M. Michel releva la tête et demanda la parole.

Depuis 1834, Michel (de Bourges) avait la réputation d'un grand orateur aussi, lorsque son tour de parler arriva, il se fit un profond silence dans la salle, chacun était avide de l'entendre et de connaître son opinion.

Les hommes sont ainsi faits; ils s'imaginent volontiers que celui qui a un grand talent oratoire doit nécessairement être un grand politique.

Michel commença son discours par cette phrase :

"Citoyens, hier vous avez été beaux, aujourd'hui vous avez été grands, demain vous serez sublimes", etc., etc.

Ces paroles, prononcées par l'orateur avec sa voix forte et pénétrante, avec l'accent et le ton qui lui étaient propres, produisirent un effet immense sur les auditeurs : ils furent enfiévrés soudainement, et de pacifiques, les dispositions de la réunion devinrent belliqueuses.

Michel, comme tous les grands orateurs, était un grand artiste. Il me semble encore entendre la voix du tribun au début de son discours, c'était comme un crescendo grondant qui éclata au mot sublime. Pendant un moment je me sentis électrisé, je subis l'influence du discours de Michel ainsi que les autres représentants, bien que je ne partageasse pas leur opinion sur l'armée. J'étais convaincu que nous marchions à un échec certain.

Michel termina son discours en recommandant l'emploi des moyens violents. Sa parole avait produit un tel effet que Baudin redemanda la parole et, sous l'impression des paroles enflammées de Michel, il fit un discours excessivement révolutionnaire.

C'est là un exemple remarquable de l'influence des grands orateurs sur les assemblées.

Si Michel ne fût pas venu on se fût abstenu de parler à la réunion, il est probable que tout se serait borné, le 13 juin, à une simple manifestation pacifique.

Des délégués appartenant à différents comités vinrent aux renseignements. On introduisit un ancien constituant, M. X ... ; il parlait, disait-il, au nom d'un grand nombre de citoyens. Il proposa à la Montagne de se réunir dans la salle Molière, rue Saint-Martin, ajoutant qu'il disposait de six mille hommes armés qui formeraient la garde des représentants et protégeraient leurs délibérations.

Personne ne crut à l'existence des six mille hommes armés et la proposition ne fut pas acceptée. MM. Ledru-Rollin, Victor Considérant et Félix Piat rédigèrent une proclamation qui fut remise aux délégués de la presse qui attendaient, dans une pièce à côté, l'issue des délibérations de la Montagne.

Il était 3 heures du matin quand on se sépara, et l'on se donna rendez-vous dans la matinée, rue du Hasard. Quand on réfléchit à la manière dont les choses se passaient, on trouve que tout était mené avec beaucoup d'imprudence.

Voilà des représentants qui jouent leur liberté, leur vie peut-être, qui préparent une prise d'armes, la logique les poussait là . Ils trouvent que la salle habituelle de leurs réunions ne leur offre pas assez de sécurité. A l'assemblée on se dit à voix basse qu'on se réunira dans les salons de la Démocratie pacifique, afin d'éviter les embûches de la police, puis le secret est si mal gardé que des délégués des différents comités viennent aux renseignements. Malgré les indiscrétions, la police n'a rien su. La police politique est généralement très mal faite; en dépit de nombreux mouchards ou agents secrets qui ont déposé dans le procès de Versailles, il a été facile, pour ceux qui avaient assisté aux différentes réunions, de constater que la police ne savait rien, absolument rien.

Le 13 juin, les journaux la Révolution démocratique et sociale, la démocratie pacifique, le Peuple, la Vraie République et la Tribune des peuples publièrent la proclamation de la Montagne.

"AU PEUPLE FRANÇAIS

"Le peuple seul est souverain. Les délégués du peuple quels qu'ils soient, le Président de la République, les ministres, les représentants eux-mêmes, ne reçoivent et ne conservent leur mandat qu'à la condition d'obéir à la Constitution.

"Quand ils la violent, leur combat est brisé.

"La Constitution dispose :

"ART.54 - Le Président de la République veille à la défense de l'État ; mais il ne peut entreprendre une guerre sans le consentement de l'Assemblée nationale.

"ART. 5 du préambule. - La République française respecte les nationalités étrangères comme elle entend faire respecter la sienne; elle n'entreprend aucune guerre dans des vues de conquêtes et n'emploie jamais ses forces contre la liberté d'aucun peuple.

"Or, le Président de la République a déclaré la guerre à Rome sans le consentement de l'Assemblée nationale.

"Bien plus, au mépris du décret de l'Assemblée du 7 mai, il a continué défaire verser le sang français ;

"Enfin, il a employé les forces de la France contre la liberté du peuple romain.

"Cette double violation de la Constitution est éclatante comme la lumière du soleil.

"Les représentants du peuple soussignés ont fait appel à la conscience de leurs collègues en leur proposant la mise en accusation du pouvoir exécutif.

"La majorité de l'Assemblée a rejeté l'acte d'accusation, elle s'était déjà rendue complice du crime par son vote du 11 sur les affaires d'Italie.

"Dans cette conjoncture, que doit faire la minorité ?

"Après avoir protesté à la tribune, elle n'a plus qu'à rappeler au peuple, à la garde nationale, à l'armée, que l'article 110 confie le dépôt de la Constitution et des droits qu'elle consacre à la garde et au patriotisme de tous les Français.

"PEUPLE, LE MOMENT EST SUPREME !

"Tous ces actes recèlent un grand système de conspiration monarchique contre la République. La haine de la démocratie, mal dissimulée sur les bords de la Seine, éclate en toute liberté sur les bords du Tibre.

"Dans cette lutte engagée entre les peuples et les rois, le pouvoir s'est rangé du côté des rois contre les peuples.

"Soldats ! vous comptiez arracher l'Italie aux Autrichiens ; on vous condamne à seconder les Autrichiens dans l'asservissement de l'Italie.

"Au moment où la Prusse, la Russie et l'Autriche menacent nos frontières de l'est, on veut faire de vous les auxiliaires des ennemis de la France.

"Gardes nationaux, vous êtes les défenseurs de l'ordre et de la liberté. La liberté et l'ordre, c'est la Constitution, c'est la République.

"Rallions-nous donc tous aux cris de : Vive la Constitution ! Vive la République !

"(Suivent les signatures, au nombre de cent vingt-deux.)"

"DÉCLARATION AU PEUPLE

"Le Président de la République et les ministres sont hors la Constitution ;

"La partie de l'Assemblée qui s'est rendue hier leur complice par son vote s'est mise hors la Constitution.

"La garde nationale se lève;

"Les ateliers se ferment ;

"Que nos frères de l'armée se souviennent qu'ils sont citoyens et que comme tels le premier de leurs devoirs est de défendre la Constitution.

"Que le peuple entier soit debout !

"Vive la Constitution ! Vive la République

"Le Comité de la presse républicaine.

"Le Comité démocratique et socialiste.

"Les Délégués du Luxembourg.

"Le Comité des écoles.

La proclamation de la Montagne était beaucoup trop longue ; elle exposait la situation sans dire assez clairement ce qu'il fallait faire. Les ouvriers ne comprennent pas ces sous-entendus, ces réticences, et les violations de Constitution les touchent peu.

Vers les 10 heures du matin, le 13, je me rendis rue du Hasard. Les représentants étaient peu nombreux. Ceux qui étaient là paraissaient inquiets, agités ; ils sortaient à la recherche des nouvelles et rentraient. Ceux qui arrivaient étaient entourés, on les questionnait, on leur demandait si la proclamation avait produit de l'effet sur l'esprit de la population, s'il y avait de l'agitation, de l'effervescence dans les faubourgs, etc.

En général, les réponses n'étaient pas favorables au mouvement. Quelques citoyens, désirant faire une manifestation pacifique, avaient convoqué la population pour 11 heures, place du Château-d'Eau.

Voici un paragraphe de l'appel à la garde nationale, publié par les soins des organisateurs de la manifestation.

"Nous, délégués de la 5e légion, engageons, au nom de la patrie en danger, les citoyens appartenant à toutes les légions de la Seine à se réunir aujourd'hui mercredi, à 11 heures du matin, au Château-d'Eau, en face de la mairie du Ve arrondissement, en tenue, sans aucune arme, pour, de là, nous transporter à l'Assemblée législative, afin de lui rappeler le respect dû à la Constitution, dont la défense est confiée au patriotisme de tous les citoyens. "

Je trouvais qu'il était absurde de convoquer, sans aucune arme, des citoyens qui devaient nécessairement se heurter contre des troupes armées : c'était les exposer à se faire massacrer sans défense. Qui veut la fin doit vouloir les moyens. De deux choses l'une : ou l'on voulait renverser le gouvernement qui avait violé la Constitution, et alors il fallait l'attaquer carrément avec toutes les ressources qu'on pouvait avoir ; on n'ignorait pas qu'un pouvoir quelconque qui dispose d'une armée ne se laisse pas détruire sans se défendre; ou bien, on ne voulait pas renverser le gouvernement, mais le rappeler seulement à la stricte observation de la loi, et, dans ce cas, à quoi pouvait servir cette manifestation ? A rien, si ce n'est à procurer au gouvernement une facile victoire qui devait le rendre plus fort.

Tout le monde savait que le général Changamier, en prévision des évènements, avait renforcé l'armée de Paris en faisant venir des troupes des garnisons de Versailles, de Saint-Germain, de Fontainebleau, d'Évreux, de Rambouillet, de Melun, d'Orléans, etc. Le gouvernement était donc prêt. Je sais bien que la manifestation n'est pas le fait des représentants; j'ai toujours pensé qu'un pouvoir occulte l'avait organisée dans l'intérêt de Louis-Bonaparte; seulement, ce que je veux constater, c'est que ceux qui dirigeaient la Montagne n'ont rien fait pour l'empêcher.

La manifestation partit de la place du Château-d'Eau, suivit la ligne des boulevards et se dirigea du côté de l'Assemblée. Lorsque la tête de la colonne arriva près de la Madeleine, le général Changamier, jugeant le moment opportun, la fit couper en deux, au débouché de la rue de la Paix; il la fit charger à droite et à gauche par les 2e et 3e dragons, sur la chaussée, et dans les contre-allées par les 6e, 7e et 10e bataillons de chasseurs à pied et par le bataillon de gendarmerie mobile composé des anciens gardes municipaux.

Après cette charge, qui fit un certain nombre de victimes, la manifestation fui terminée, les citoyens se dispersèrent en criant : Aux armes !

Alors des représentants vinrent dans la rue du Hasard annoncer que la manifestation avait été dispersée violemment, et que des citoyens sans armes avaient été frappés.

Les membres les plus influents de la réunion décidèrent d'aller au Conservatoire des arts et métiers en passant par le Palais national pour prendre le colonel Guinard et les artilleurs qui étaient avec lui. Dans cette journée, il y eut beaucoup d'indécision de la part d'hommes qui auraient pu jouer un grand rôle ; ils désiraient le renversement du gouvernement, mais ils ne prenaient pas les mesures qu'il fallait pour obtenir ce résultat.

Il aurait fallu nommer une commission investie d'une sorte de dictature pendant les évènements. Cette commission aurait donné des ordres, réuni tous les éléments d'opposition et dirigé le mouvement. Au lieu de cela, personne ne voulait assumer la responsabilité d'une prise d'armes ; tout s'est passé sans ordre, sans direction et dans l'anarchie la plus complète.

Sur 203 représentants qui avaient voté contre l'ordre du jour pur et simple au sujet de l'interpellation de Ledru-Rollin, dont 148 avaient signé la mise en accusation du président et de ses ministres, il y en eut à peine une soixantaine qui exposèrent leur vie ce jour-là .

MM. Ledru-Rollin, Michel (de Bourges) et Victor Considérant étaient les trois personnages les plus influents ; ils formaient un groupe à part dans le Conservatoire ; ils décidèrent un peu tard de faire afficher un appel aux armes.

M. Ledru-Rollin écrivit cet appel avec un crayon; la feuille de papier était placée sur le fond de son chapeau.

Ce placard était ainsi conçu :

"AU PEUPLE, A LA GARDE NATIONALE, A L'ARMÉE

"La Constitution est violée, le peuple se lève pour la défendre, la Montagne est à son poste.

"Aux armes

"Vive la République ! vive la Constitution

"Au conservatoire des arts et métiers, le 13 juin, à 2 heures.

"Les Représentants de la Montagne."

La plupart de ceux qui étaient au Conservatoire des arts et métiers ignorèrent, ce jour-là, l'existence de cet appel aux armes, personne ne le signa. M. LedruRollin dit à celui qui devait le faire imprimer de mettre au bas de l'affiche les noms de ceux qui avaient signé la mise en accusation du pouvoir exécutif.

Les représentants qui se trouvaient dans le Conservatoire avaient mis leurs insignes. Il régnait un peu de confusion, chacun voulait donner des ordres et l'on ne faisait rien ; puis, il faut bien le dire, l'attaque a été si prompte qu'on ne nous a pas donné le temps de nous organiser.

Avec les représentants se trouvaient quelques artilleurs qui avaient suivi leur colonel ; il y avait aussi des citoyens disposés à se battre, et enfin, des agents secrets qui espionnaient et observaient ce qui se passait. Nous les avons vus cités comme témoins dans le procès de Versailles.

Quand les troupes arrivèrent, on cria : Les représentants en avant ! Ceux-ci, revêtus de leurs insignes, allèrent au devant de la troupe. Les soldats tiraient mal, les coups portaient trop haut ou trop bas, les balles sifflaient au-dessus de nos têtes, puis le feu cessa bientôt. Les tambours battaient la charge, les soldats marchaient dans la position d'apprêtez armes, prêts à faire feu ou à croiser la baïonnette, selon le commandement qui leur serait fait. Ils venaient du boulevard par la rue Saint-Martin.

Mes collègues et moi nous criâmes : Vive la Constitution ! vive la République ! Nous tentâmes vainement de parler aux soldats pour leur faire comprendre la violation de la Constitution, mais poussés par les serre-files, ils avançaient toujours en nous refoulant jusque dans la cour du Conservatoire où la résistance était impossible.

Je ne sais qui avait eu l'inspiration de choisir le Conservatoire comme centre d'action, mais ce que je sais, c'est que le général Changarnier avait pris quelques mesures pour investir le monument, nous étions tous pris comme dans une souricière.

Ne connaissant pas le Conservatoire, je suivis au hasard un certain nombre de mes collègues ; nous nous trouvâmes dans une grande salle que j'ai su depuis être la salle dite de dessin et des filatures. Il y avait environ une trentaine de représentants, quelques artilleurs de la garde nationale et des citoyens sans armes.

La salle formait un grand parallèlogramme : une compagnie d'infanterie nous suivit de près ; elle se rangea en bataille et, par un mouvement inexplicable, instinctif peut-être, cette compagnie nous mit en joue à bout portant. Si une détonation se fût fait entendre, soit volontairement, soit accidentellement, nous étions tous fusillés. L'officier qui commandait la compagnie s'empressa de faire relever les armes, et nous en fûmes quittes pour une émotion de plus.

En face d'une mort inattendue, il y a peu d'hommes qui conservent leur sang-froid, la plupart se troublent. J'en ai vu qui ont perdu leur coiffure en se baissant précipitamment pour se soustraire aux balles sans songer à la ramasser.

Celui qui s'attend à mourir, après avoir été vaincu dans une lutte de laquelle il espérait le triomphe de ses opinions, peut monter sans pâlir sur la plate-forme d'un échafaud, ou se tenir debout sans faiblir en face d'un peloton d'exécution, parce qu'après sa condamnation il a pu se préparer à mourir, il a eu une sorte d'agonie morale.

Après avoir échappé à la fusillade, l'instinct de la conservation prit le dessus, chacun chercha à sauver sa vie et sa liberté comme il put. D'ailleurs, on pouvait espérer que tout n'était pas fini ; les citoyens qui faisaient partie de la manifestation couraient aux armes; on était en droit de compter que la résistance allait s'organiser sur différents points de la ville ; il fallait donc sortir du Conservatoire d'une manière ou d'une autre. Il était important qu'il y eût des représentants en liberté pour diriger le mouvement. Pour ma part, je mis mon écharpe et ma rosette dans ma poche, je sautai par une fenêtre dans un terrain qui était alors derrière la salle de dessin, puis j'escaladai une palissade en planches qui servait de clôture à cette espèce de jardin dans lequel j'étais tombé et je me trouvai dans la rue. Je cherchai à m'orienter pour me rendre rue du Hasard, dans l'espérance d'avoir des nouvelles de mes collègues.

L'affaire était si mal organisée qu'on n'avait même pas prévu un échec. En cas de dispersion, on ne savait pas où se réunir. On avait oublié qu'un bon général ne doit pas compter d'une manière absolue sur la victoire ; il doit aussi penser aux moyens d'opérer sa retraite en cas de revers. Hélas ! on n'avait songé à rien de semblable. Je rencontrai M. Cholat, capitaine d'artillerie, député de l'Isère. Il avait mis ses insignes ; un officier d'artillerie de la garde nationale lui donnait le bras ; derrière eux, une centaine de gamins criaient : Vive la Montagne ! Vive la Constitution !

Mon collègue ignorait ce qui venait de se passer au Conservatoire, je le lui appris.

- Et Ledru, me dit-il ?

- Il a payé de sa personne, il a été très brave ; je ne sais ce qu'il est devenu, mais je crois qu'il a pu s'échapper.

M. Cholat remit ses insignes dans sa poche, pria les gamins de ne plus le suivre, puis me serra la main en disant : "C'est une affaire f ... ichue, les brouillons de la commission des vingt-cinq ont trompé Ledru sur les dispositions du peuple."

M. Cholat oubliait que lui-même, dans la réunion du 11 juin, avait parlé de forces considérables dont il disposait. Ce n'était pas le moment de le lui rappeler. Nous nous séparâmes.

Un peu plus loin, je rencontrai un Alsacien que j'avais vu quelquefois ; je le priai de me conduire rue du Hasard.

- Gardez-vous bien d'y aller, me dit-il, vous y seriez arrêté immanquablement. Donnez-moi un mot pour le secrétaire, je m'y rendrai moi-même et je reviendrai vous dire ce qu'il y a de nouveau.

J'entrai dans un café où je l'attendis.

Il revint bientôt, me dit qu'on ne savait rien, qu'il n'y avait pas de réunion, que plusieurs représentants avaient été arrêtés et que la police avait saisi une affiche contenant un appel aux armes.

Nous sortîmes et nous rencontrâmes dans la rue quelques compatriotes de mon compagnon ; tous avaient assisté au banquet du 10. L'un d'eux proposa de désarmer la première patrouille que nous rencontrions, si ceux qui la composaient refusaient de crier : Vive la Constitution ! Vive la République ! C'était un moyen d'engager une action. Tous approuvèrent la proposition. Bientôt, il s'en présenta une ; nous nous mîmes à crier : Vive la Constitution ! Vive la République ! Messieurs les gardes nationaux crièrent plus fort que nous : Vive la Constitution ! Vive la Montagne !

Par ce fait et par d'autres, j'acquis la certitude qu'il y avait beaucoup de mécontentement ; mais il aurait fallu le laisser grandir, ne pas brusquer les choses.

En politique, le succès est souvent à ceux qui savent attendre. Un écrivain a dit : "La patience est le commencement du génie."

Les impatients compromettent ou perdent toutes les causes.

Il était 8 heures du soir, je n'avais pas encore déjeuné ; j'entrai dans un restaurant où je pris quelques aliments.

Paris avait un aspect triste, morne ; la plupart des boutiques étaient fermées. Les troupes bivouaquaient sur les places et dans quelques rues, comme s'il y avait eu dans la ville une bataille.

Voyant que tout était fini, je voulus me rendre à l'Assemblée : mes amis insistèrent pour que je n'en fisse rien.

- Vous serez arrêté.

- Eh bien, je vais aller me coucher, je suis fatigué.

On voulait encore que j'aille coucher dans un autre quartier; je ne voulus pas céder et j'allai passer la nuit dans mon logement, hôtel Corneille.

Le 14, j'allai à l'Assemblée; les bancs où siégeaient les membres de la Montagne étaient dégarnis, le côté gauche de la Chambre était désert. J'éprouvai un sentiment de tristesse en revoyant les places vides où s'asseyaient naguère mes collègues emprisonnés ou en fuite.

Les membres de la majorité étaient radieux, ils se félicitaient d'avoir réussi à commencer l'étranglement de la République.

Parmi les représentants républicains présents, il s'en trouvait peu qui eussent été au Conservatoire des arts et métiers; les autres s'étaient abstenus d'y paraître, soit qu'ils n'approuvassent pas les actes de la Montagne, soit qu'ils aient jugé prudent de garder la chambre ou d'aller respirer l'air de la campagne pendant que les événements se passaient à Paris. Un de ceux qui s'étaient abstenus proposa aux membres de la gauche de se réunir dans un bureau pour aviser. M. Crémieux fut prié de présider. Le plus grand nombre de ceux qui assistaient à cette réunion ignoraient ce qui s'était passé au Conservatoire, et croyaient que tout s'était borné à une manifestation pacifique. Un membre proposa de faire une déclaration collective par laquelle tous les membres présents se déclareraient solidaires de ce qui s'était fait la veille.

Je demandai la parole. Je dis "qu'un appel aux armes avait été affiché et que, par ce fait, la démarche du Conservatoire perdait son caractère pacifique, qu'il fallait que chacun sût bien à quoi on allait s'engager".

Ce fut fini, personne n'eut plus le désir de se déclarer solidaire.

Après cela, nous eûmes à la Chambre un spectacle lamentable. Un député de la droite, M. Grandin (d'Elbeuf) monta à la tribune et montra l'affiche qui contenait l'appel aux armes. Plusieurs députés montèrent successivement à la tribune pour déclarer qu'ils n'avaient pas signé cette affiche et qu'ils protestaient contre l'abus qu'on avait fait de leurs noms.

Personne n'avait signé cette affiche; elle avait été faite à un moment et dans des conditions où l'on ne pouvait pas la faire signer. La Montagne était vaincue, on blâmait publiquement ce que quelques-uns de ses membres avaient fait; mais si elle eût été victorieuse, il est probable que la majorité de ceux qui reniaient leurs signatures auraient été fiers d'avoir eu leurs noms apposés au bas de ce placard.

On a dit que l'insurrection de juin 1848 avait été une bataille de soldats sans chefs; on pourrait dire le contraire du 13 juin 1849, ce jour-là, on vit beaucoup de chefs dans la rue et très peu de soldats.

CHAPITRE III

Je suis poursuivi pour l'affaire du 13 juin
Mon arrestation à Saverne


Après la défaite de la Montagne, le Président de la République, Louis Bonaparte, fit une proclamation dans laquelle on remarquait cette phrase :

"Il est temps que les bons se rassurent et que les méchants tremblent."

Ceux qu'il appelait méchants n'étaient autres que les républicains qui avaient voulu rappeler le gouvernement et la Chambre à la stricte observation de la loi.

Cette menace produisit son effet, les réactionnaires n'eurent plus de retenue : les soi-disant amis de l'ordre, les défenseurs de la propriété, profitèrent de l'occasion pour saccager les imprimeries et briser les presses qui imprimaient les journaux républicains. La propriété des démocrates ne fut pas plus respectée que leurs personnes. Les prisons regorgeaient d'hommes arrêtés à la suite du 13 juin.

La force primait le droit une fois de plus. Les partisans de la monarchie suivent invariablement la même politique, sans se soucier de la justice; le lendemain de chaque insurrection, ils frappent impitoyablement leurs adversaires. Il n'y a plus que des vainqueurs qui frappent des vaincus.

Une expérience de plusieurs années m'avait appris que les hommes qui s'occupent de politique agissent prudemment en écrivant peu.

Dans tous les procès pour complot, attentat ou simplement pour délit de société secrète, ce sont généralement des lettres et des papiers saisis qui servent de base à l'accusation.

Après le 13 juin, je n'écrivais que des lettres très courtes à ma famille, et encore je les adressais à un de mes beaux-frères qui ne portait pas le même nom que moi et qui n'était pas signalé à la police par ses opinions.

Grâce à ces précautions, grâce aussi à ma présence à l'Assemblée le 14 juin, le gouvernement était embarrassé pour me poursuivre ; il aurait voulu donner cette satisfaction aux généraux que ma présence à la Chambre contrariait, mais il n'avait pas de preuves contre moi.

Malgré cela, le 16 juillet 1849, le procureur général de Paris adressa à la Chambre une demande d'autorisation de poursuites contre trois de mes collègues et moi. A la fin de la séance plusieurs représentants m'entourèrent et me conseillèrent de fuir, de passer à l'étranger pour me soustraire à la prison.

Je résistai d'abord, objectant qu'il était bon qu'un certain nombre de représentants comparussent devant la haute Cour, afin de plaider de nouveau la violation de la Constitution.

- Partez, me dit-on de tous côtés, vous reviendrez vous constituer prisonnier à l'ouverture du procès; de cette manière, vous éviterez plusieurs mois de prison préventive.

Je finis par consentir. Un de mes collègues du Bas-Rhin me conduisit chez M. X, qui eut la bonté de me prêter de l'argent pour faire le voyage et subvenir à mes premiers besoins jusqu'à ce que j'aie pu me procurer du travail. Je lui fis une procuration pour qu'il puisse toucher l'indemnité qui m'était due à la Chambre, de sorte qu'à la fin du mois, il devait rentrer dans les avances qu'il me faisait. Il me donna, en outre, un petit paquet et une lettre pour son beau-frère qui était maire d'une commune des environs de Saveme. Dans cette lettre, M. X priait son parent de me délivrer un passeport sous le nom que je lui indiquerais, afin que je puisse gagner la frontière sans entraves.

L'intention de M. X était bonne, mais il aurait mieux valu pour ma sécurité personnelle que je prisse le chemin de fer du Nord : je serais arrivé promptement en Belgique, et là, j'aurais été à l'abri des poursuites de M. Louis Bonaparte.

A la sortie de l'Assemblée, des agents de police furent chargés de me suivre ou filer, selon le mot employé par ces messieurs, mais les nombreuses visites que je fis dans la soirée, à pied ou en voiture, leur firent perdre ma trace; cela ressort d'un rapport qu'ils firent, lequel est rempli de renseignements fantaisistes ou erronés.

Je priai la dame d'un de mes amis d'aller me retenir une place pour Saverne à la diligence de Strasbourg, sous le nom de Sébastien.

Avant de rentrer à l'hôtel, j'allai dire adieu à un de mes collègues. Il était en compagnie d'un homme très intelligent, fin, insinuant et très audacieux; il était employé dans un ministère, faisait le républicain et s'introduisait chez tous les représentants ouvriers auxquels il faisait ses offres de service. Plusieurs fois, j'avais reçu sa visite; il était sans doute payé pour cela; il se donnait comme l'ami de citoyens pour lesquels j'avais une grande estime. Un jour, il me proposa de m'écrire un discours que j'aurais appris par coeur ou que j'aurais lu à la tribune. Je le remerciai.

- Je ne veux pas, lui dis-je, faire comme le corbeau de la fable qui se pare des plumes du paon. Si je parle à la Chambre, je ne parlerai que sur une question que je connaîtrai bien, après l'avoir étudiée sérieusement. Si je ne suis pas assez sûr de ma mémoire, j'écrirai d'avance ce que je voudrai dire, afin de ne rien abandonner au hasard de l'improvisation.

- Ce que je vous propose, dit-il, n'a rien d'extraordinaire, c'est dans l'intérêt du parti; c'est moi qui ai fait le discours que M. Y a prononcé à la Constituante; j'ai écrit aussi le catéchisme socialiste que M. Z a publié; cela lui a donné une grande popularité; ceux qui ne le connaissent pas croient qu'il en est l'auteur.

- Je n'ai pas à examiner si ces Messieurs ont bien ou mal fait de se faire passer pour les auteurs de discours ou brochures qui ne sont pas leurs oeuvres ; quant à moi, je refuse formellement de me prêter à une tromperie de ce genre.

Depuis ces explications, je ne l'avais plus revu; il sut que j'allais partir, et j'ai tout lieu de croire que ce fut lui qui me dénonça. Quelques mois plus tard, j'appris par un professeur de chimie qui le connaissait, que ce faiseur de discours ne se contentait pas d'être employé dans un ministère, mais qu'il émargeait encore aux fonds secrets en qualité d'agent secret.

Le lendemain, 17 juillet, je m'éloignai de Paris. Le 18, la diligence s'arrêta à Nancy et ne devait repartir que cinq heures après son arrivée. J'allai, en compagnie de quelques voyageurs, visiter les tombeaux des ducs de Lorraine, puis je revins à l'hôtel, écrire une lettre à ma famille pour la tranquilliser.

"Nancy, le 18 juillet 1849.

" Ma chère Mère, etc.

"Les journaux vous ont appris sans doute ce qui m'arrive.

"Soyez sans inquiétude, j'ai cédé au conseil de mes amis, je m'exile volontairement pour éviter la prison préventive. Demain j'atteindrai la frontière.

"Ne vous tourmentez pas, rappelez-vous les paroles que Michel (de Bourges) a prononcées à la Chambre des pairs, à propos d'un procès politique : Ces jugements font la honte des juges et la gloire des accusés.

"D'ailleurs, je n'ai rien à me reprocher, j'ai fait mon devoir.

"Adieu, je vous embrasse tous. Espérons des temps meilleurs. "

La diligence se remit en route et arriva vers les 2 heures du matin à Saverne. La voiture, à son arrivée, fut entourée par des gendarmes, et le maréchal des logis, après avoir demandé les papiers aux voyageurs, les lisait à la lueur d'un falot que tenait un de ses hommes. Lorsque mon tour arriva, je lui montrai ma médaille de représentant.

- Avez-vous un passeport ? me dit le maréchal des logis.

- Non, Monsieur, mais la médaille suffit pour les représentants.

- Elle peut suffire à Paris, mais dans les départements il faut nécessairement un passeport; je suis obligé de vous arrêter.

- Vous n'en avez pas le droit. Réfléchissez à ce que vous allez faire. Je suis représentant du peuple et inviolable en vertu de l'article 36 de la Constitution.

J'avais dans ma poche un exemplaire de la Constitution de 1848; je lus au maréchal des logis l'article 37 ainsi conçu :

"Ils (les représentants) ne peuvent être arrêtés en matière criminelle, sauf le cas de flagrant délit, ni poursuivis qu'après que l'Assemblée a permis la poursuite", etc.

- Vous avez bien compris ? Si vous mettez la main sur un représentant du peuple, vous encourez une grave responsabilité.

- Qui me prouve que cette médaille est bien la vôtre ?

Je lui fis voir le congé temporaire que m'avait délivré le ministre de la guerre pour assister aux séances de l'Assemblée.

Le maréchal des logis parut satisfait, il se retira avec ses gendarmes, et j'entrai dans un hôtel pour attendre que le jour parût. La visite des gendarmes ne me sembla nullement extraordinaire; je savais que le gouvernement, depuis le 13 juin, avait donné des ordres pour qu'on exerçât une surveillance active sur les voyageurs qui voulaient passer la frontière.

La commission qui avait été chargée d'examiner la demande en autorisation de poursuites dirigée contre plusieurs de mes collègues, une quinzaine de jours auparavant, avait mis huit jours avant de faire son rapport. Je pouvais donc espérer qu'il en serait de même pour moi; je croyais, par conséquent, avoir tout le temps nécessaire pour passer en Suisse, m'imaginant que le gouvernement ne me ferait pas arrêter avant que la Chambre eût accordé l'autorisation de me poursuivre.

Je dois avouer que j'étais bien confiant. Dès que le gouvernement fut prévenu de mon départ, il télégraphia au lieutenant de gendarmerie de Saverne pour qu'il m'arrêtât; de plus, il prévint la commission de la Chambre des députés que j'étais en fuite et que j'allais échapper si elle ne se hâtait de faire son rapport. Aussi, chose extraordinaire pour un cas de ce genre, l'on vit une commission, nommée dans les bureaux à 1 h. 1/2, venir le même jour à 3 heures faire son rapport à l'Assemblée; il concluait naturellement à l'autorisation de poursuites.

La gauche en masse s'abstint de voter, de sorte que le nombre réglementaire de députés votants n'existait pas pour que le vote fût valable; le vote fut renouvelé, la gauche s'abstint encore. Devant ce parti pris, le vote fut renvoyé au lendemain.

C'était un moyen de donner à mes collègues poursuivis et à moi le temps de fuir. Le gouvernement ne tint aucun compte des abstentions, il agit absolument comme si le vote eût été valable.

J'ignorais tous ces détails, je ne les ai connus qu'à mon retour à Paris.

Croyant n'avoir plus rien à démêler avec les gendarmes, je me couchai et ne tardai pas à m'endormir; j'avais passé près de deux nuits en diligence, j'avais besoin de repos. Je dormais donc d'un profond sommeil, lorsque je fus réveillé par les coups qu'on frappait à la porte de ma chambre. Je demandai ce que l'on voulait.

- Ouvrez, au nom de la loi, me dit une voix que je reconnus pour être celle du maréchal des logis de gendarmerie.

Cette visite nocturne ne m'annonçait rien de bon.

Je sautai à bas du lit, je m'habillai lestement, je m'approchai de la fenêtre avec l'intention de m'évader par là ; ma chambre n'était qu'au premier étage, mais je vis que la fuite n'était pas possible; deux gendarmes postés devant la maison avaient les yeux braqués sur ma fenêtre. J'allai ouvrir la porte. Cette fois, le maréchal des logis était accompagné du lieutenant et de deux gendarmes.

L'officier me dit qu'il avait reçu une dépêche télégraphique qui lui donnait l'ordre d'arrêter un individu voyageant sous le nom de Sébastien, qui devait arriver à Saveme le 19 par la diligence Lafitte et Caillard.

Je répétai au lieutenant tout ce que j'avais dit à son subordonné dans la nuit. J'invoquai la Constitution, je parlai de la responsabilité qu'il encourait : rien n'y fit. Il s'excusa sur ce que sa mission avait de pénible, mais l'ordre est formel, ajouta-t-il, je dois l'exécuter. Je vais envoyer à Strasbourg une estafette à cheval et, s'il y a méprise, vous serez mis en liberté ce soir.

Malgré mes protestations, je fus enfermé dans la prison de Saverne. Voici le rapport de la gendarmerie, lequel est loin d'être un modèle de véracité :

"Nous soussignés, Faule (Jean), Lienhart (Ulric), Collin (François-Napoléon), Sidel (Joseph), Vogler (Antoine), et Burkard (Jacques), maréchal des logis et gendarmes à la résidence de Saverne (Bas-Rhin),

"Rapportons qu'en vertu d'une dépêche télégraphique du ministre de l'Intérieur en date du 17 juillet et les ordres de notre lieutenant, nous prescrivant d'arrêter à son arrivée à Saverne, par la diligence Lafitte et Caillard, le nommé Sébastien, porteur d'un passeport sous ce nom, parti de Paris le 17 au matin et devant arriver à destination de Saverne le 19 de bonne heure,

"Nous nous sommes rendus au relais de cette voiture : nous avons demandé le passeport aux voyageurs; cependant l'un de nous s'est fait représenter la feuille de départ des voyageurs, où se trouvait inscrit le nom de Sébastien.

"Le premier voyageur qui mit pied à terre, requis de nous montrer son passeport, nous répondit par ces mots : "Je n'en ai point, je suis représentant du peuple, je m'appelle Commissaire; voici ma médaille, elle sert de passeport aux représentants de la France, c'est l'usage. "

"Peu satisfait de ces explications, moi, Faule, maréchal des logis, je fis observer au voyageur qu'une médaille de représentant pouvait suffire à Paris, mais que dans les départements un passeport était de rigueur, et que j'allais faire prévenir mon lieutenant de cet incident : ce qui eut lieu. Je fis surveiller l'auberge du Cerf, où le voyageur entra après quelques allées et venues dans le faubourg.

"Sur cet avis qui me fut donné par les gendarmes Collin et Burkard, moi, Didier (Pierre-Arsène), lieutenant de gendarmerie à Saverne, je me rendis au quartier de la gendarmerie où j'ordonnai de conduire le voyageur; je lui fis part de la teneur de mes ordres; à quoi il répondit : "Prenez garde, lieutenant, je suis inviolable, vous violez la Constitution. Je suis Commissaire, représentant du peuple, mon inviolabilité est entière. J'étais lundi 16 à la Chambre, aucun parti n'est pris à mon égard; montrez-moi l'ordre d'arrêter le représentant Commissaire, et cherchez votre Sébastien ailleurs. "

"Je répondis :

"Monsieur, je n'ai pas ordre d'arrêter le représentant Commissaire, mais j'agis en vertu d'une dépêche télégraphique émanée du ministre de l'Intérieur, portant qu'un nommé Sébastien, muni d'un passeport sous ce nom, est parti de Paris le 17 juillet par la diligence Lafitte et Caillard, qu'il doit descendre le 19 à Saverne, lieu de sa destination. Vérification faite de la feuille de départ, vous voyagez sous le nom de Sébastien, parce que toutes les circonstances contenues dans la dépêche vous sont rigoureusement applicables;

"En conséquence, je vous déclare que vous êtes arrêté. "

"Le voyageur me fit cette observation : "Mon prénom est Sébastien ; je n'ai pas voulu passer pour le représentant Commissaire, parce qu'en diligence, j'aurais été l'objet d'une curiosité gênante ; il y a d'ailleurs d'autres Sébastien. Je ne suis pas celui que vous cherchez. "

"Je répondis :

"Je persiste dans ma déclaration, votre identité avec le citoyen Commissaire n'est pas démontrée; pour moi, vous n'êtes autre que Sébastien. "

"Et immédiatement je le fis écrouer sous ce nom.

"En ce moment, il déclara de nouveau n'être porteur d'aucun passeport, et il remit au maréchal des logis l'autorisation de M. le ministre de la guerre pour se rendre à l'Assemblée, titre que je lui fis restituer après en avoir pris lecture.

"De tout ce que dessus nous avons rédigé le présent procès-verbal pour être adressé à qui de droit.

"Fait et clos, les jour, mois et an que dessus. "

Le concierge de la prison me donna une chambre qui était réservée aux prisonniers ayant une certaine importance; il se mit entièrement à ma disposition pour tout ce dont je pouvais avoir besoin. Je m'empressai d'écrire une lettre au beau-frère de M. X ; je lui envoyai en même temps le petit paquet qui lui était destiné.

Je profitai des bonnes dispositions du concierge avant qu'il eût reçu des ordres plus sévères à mon égard.

Dans la journée, je reçus la visite du procureur de la République, du maire de Saverne, du médecin de la prison et du sous-préfet. Ce dernier me dit : "On se méfie de moi, je n'ai pas été prévenu de votre arrestation; la dépêche a été envoyée directement au lieutenant de gendarmerie; je ne tarderai pas à être révoqué."

Le cerbère à la garde duquel j'étais confié était un type curieux dans son genre; au lieu d'être rude et grossier comme le sont trop souvent ses pareils, il était d'une obséquiosité remarquable. Quand il entrait dans ma chambre, soit pour m'apporter à manger, soit pour autre chose, il se courbait jusqu'à terre et ne me parlait jamais qu'à la troisième personne, en ayant soin de ne pas omettre mon titre de représentant : "Monsieur le représentant veut-il ceci ? Monsieur le représentant at-il passé une bonne nuit ?" etc. Bref, il m'ennuyait avec ses manières; je n'aime pas les gens qui s'aplatissent devant leurs semblables, c'est pour moi le signe de la dégradation humaine.

- Parlez-moi comme je vous parle, à la seconde personne, je vous prie, lui disje, le lendemain de mon incarcération.

- Je n'oserai jamais, Monsieur le représentant.

- Puisque je vous en prie, faites-le pour me faire plaisir.

- Monsieur le représentant est trop bon, mais je n'oserai jamais.

Je pris le parti de ne plus faire attention aux grimaces de cet homme.

Il avait l'échine excessivement souple; avec un peu plus de savoir, dans un autre milieu, il aurait certainement fait son chemin.

La chambre que j'habitais avait deux fenêtres, elle était au premier étage; on voyait, par-dessus le mur qui fermait la cour ou préau affecté aux prisonnières, un chemin fréquenté par de rares passants. Dès le premier soir le bruit de mon arrestation s'était vite répandu dans la ville et de nombreux promeneurs vinrent dans le chemin pour me voir. Quelques-uns, qui avaient sans doute voté pour moi aux élections de mai, me saluèrent et crièrent : Vive la République ! Au-dessous de ma chambre se trouvait la prison des femmes; elles venaient prendre l'air deux heures chaque jour dans la petite cour située au bas de mes fenêtres; elles étaient peu nombreuses et la plupart avaient l'aspect de femmes qui se livrent à la mendicité.

Elles avaient le teint hâlé; leurs cheveux étaient mal peignés, et pour vêtements elles n'avaient que des haillons. L'une d'elles avait une petite fille de six à sept ans, blanche et rose comme une petite Alsacienne pleine de santé; son teint frais contrastait avec celui des femmes qui l'entouraient, dont la peau du visage était basanée par les rayons du soleil et la poussière des chemins.

L'enfant levait souvent les yeux pour me voir à travers les barreaux des fenêtres; je lui jetai d'abord des sous; elle courait les ramasser, me remerciait et les donnait à sa mère en lui disant : "Tiens, maman tu m'achèteras quelque chose quand nous irons demeurer ailleurs."

La pauvre petite ne semblait pas se douter qu'elle habitait une prison. Lorsque mes sous furent épuisés, je gardai le dessert du dîner qu'on m'apportait à mes frais du restaurant, et je lui jetai un fruit, un biscuit ou un morceau de sucre. Elle tenait avec ses deux petites mains le bas de son jupon, le relevait de manière à former un creux ou poche, puis elle me regardait et recevait très adroitement les objets que je lui jetais. Aussitôt que je lui faisais signe que je n'avais plus rien, elle allait vers sa mère lui offrir ou lui faire goûter ce que je lui avais envoyé.

Pendant le temps que je passai à la prison de Saverne je n'oubliai pas un jour de donner quelque chose à cette pauvre petite; dans mon infortune je me trouvais heureux de pouvoir faire plaisir à un petit être qui faisait un si triste apprentissage de la vie.

Le huitième jour de mon emprisonnement, je reçus la visite de deux employés de la préfecture de police; ces messieurs me prévinrent qu'ils venaient me chercher, que la malle-poste était retenue et qu'aussitôt son arrivée nous partirions pour Paris.

M. Gérard, le sous-préfet, vint aussi me voir et m'annonça que pour prévenir une manifestation, il me ferait passer en dehors de la ville pour me rendre à la poste afin d'éviter les curieux.

Ces précautions n'empêchèrent pas qu'une foule nombreuse ne stationnât autour de la malle-poste. Lorsque je fus sur la voiture, je me découvris pour saluer ceux qui avaient voulu assister à mon départ. Je poussai le cri de : Vive la République !

La foule me répondit plusieurs fois par les cris de : Vive la République ! vive Commissaire !

Il n'y avait que trois places dans la voiture : les agents me firent placer au milieu; j'avais un de ces messieurs à ma droite et l'autre à ma gauche; puis la voiture s'éloigna rapidement de Saveme.

Les employés de la police qui m'accompagnaient furent très convenables, je

n'ai eu qu'à me louer d'eux-, ils ont eu pour moi tous les égards compatibles avec ma situation de prisonnier. L'un d'eux était M. Balestrino, un Lyonnais, qui devint sous l'Empire chef de la police de sûreté. Il fumait, disait-il, dans une pipe qui avait appartenu à M. Caussidière quand il était préfet de police.

Ces messieurs tentèrent plusieurs fois de me faire parler des évènements politiques; j'étais sur mes gardes, ils ne purent rien obtenir, si ce n'est des réponses banales sur des faits connus de tout le monde. Au dîner ils cherchèrent à me délier la langue en me faisant boire des vins capiteux. Ce moyen ne leur réussit pas davantage : j'ai la tête solide, je supporte très bien la boisson; d'ailleurs, je ne dépasse jamais certaines limites. Lorsque j'ai assez bu, le vin ou toute autre boisson me répugne, il me serait difficile d'arriver jusqu'à l'ivresse. Force leur fut donc de renoncer à ce moyen; ils se grisèrent sans obtenir le résultat qu'ils espéraient.

On pourrait trouver ces procédés peu loyaux, mais, après tout, ces messieurs faisaient leur métier.

En arrivant à Paris, je fus conduit à la Préfecture de police. On me plaça dans une pièce où les agents secrets venaient apporter leurs rapports et recevoir leurs instructions. Tous me regardaient-, j'ai supposé qu'on m'avait mis là pensant que quelque agent me reconnaîtrait ou se rappellerait m'avoir vu dans la journée du 13 juin.

Ces mouchards étaient habillés de toutes les façons et semblaient appartenir à toutes les classes de la société. Les uns avaient des blouses et des bourgerons d'ouvriers, leurs vêtements étaient tachés de plâtre et de mortier; ils devaient exercer leur profession chez les marchands de vins des faubourgs. D'autres étaient vêtus très élégamment; d'autres encore avaient des rubans à la boutonnière et enfin d'autres avaient des infirmités vraies ou simulées. Il y avait aussi les femmes, ouvrières et grandes dames. Tous ces gens passaient, me regardaient et remettaient leurs rapports à un monsieur coiffé d'un bonnet de velours noir.

M. Carlier arriva et donna l'ordre de me conduire dans un cabanon du Dépôt.

Dans l'après-midi, je comparus devant le juge d'instruction qui m'interrogea sur ma participation aux événements du 13 juin. Je refusai de répondre, réservant ce que j'avais à dire pour le procès, dans le cas où je jugerais à propos de me défendre.

Le soir, je quittai le cabanon du Dépôt et je fus écroué à la Conciergerie où je trouvai dix de mes collègues qui m'y avaient devancé. C'étaient MM. Deville, Fargin-Fayolle, Gambon, J. Maigne, Daniel Lamazière, Boch, Suchet, Pilhes, Vauthier et Brives.

A l'exception de MM. Gambon et Brives, tous avaient été arrêtés le 13 juin.

Le secret avait été levé pour tous. Mes codétenus pouvaient recevoir les visites de leurs parents au parloir; de plus, ils avaient organisé le moyen de correspondre sans que leurs lettres passassent par le greffe. Je fis comme eux, je profitai de leurs arrangements et pendant toute la durée de mon emprisonnement à Paris, je pus écrire à ma famille et recevoir ses lettres sans que ma correspondance fût lue par le directeur de la prison.

J'éprouvai une véritable satisfaction de me trouver réuni à mes collègues; je pouvais parler librement sans craindre la trahison; je pouvais épancher les sentiments qui débordaient dans mon coeur, parler de mes affections, de ceux que j'aimais. J'étais entouré de coeurs sympathiques qui tous avaient, au delà des murs de la Conciergerie, des êtres qui leur étaient chers, qui souffraient de leur absence et de leur séquestration.

Toutes les cellules étaient occupées, on mit dans celle de M. Brives une couchette pour moi; je partageais la cellule de cet excellent homme jusqu'à ce qu'un arrêt de non-lieu le rendit à la liberté. Après son départ, je gardai seul le logement commun.

Pour loger les représentants du peuple poursuivis à la suite du 13 juin, l'administration des prisons avait fait évacuer le quartier dit des femmes; il se composait de dix cellules au premier étage et d'un réfectoire au rez-de-chaussée où les détenues prenaient leurs repas.

Toutes les portes des cellules s'ouvraient dans un long corridor qui s'étendait depuis le haut de l'escalier jusqu'au logement de la directrice, lequel était situé au même étage, mais en retour, il formait à peu près un angle droit avec la façade de la petite cour qui servait de préau à cette partie de la prison.

Cette cour avait presque la forme d'un triangle isocèle dont les appartements de la directrice formaient la base, les cellules l'un des côtés, et le cachot de la reine Marie-Antoinette ainsi que la chambre de bains l'autre côté.

Dans cette cour, entourée de bâtiments élevés, c'est à peine si, les jours de beau temps, un rayon de soleil vient, pendant quelques instants, sécher une partie des pavés presque toujours mouillés par l'humidité.

Il faut bien reconnaître que le progrès s'est fait sentir dans les prisons comme ailleurs.

Les vieilles prisons ont été construites sans tenir compte des notions de l'hygiène la plus élémentaire; en général, elles sont humides, mal éclairées et mal aérées; on dirait que ceux qui les ont fait bâtir n'étaient préoccupés que d'une chose : faire des prisons solides pour empêcher les évasions, mais ils n'avaient aucun souci de la santé et de la vie de ceux qui devaient être enfermés vivants dans ces sortes de tombeaux.

Les prisons modernes, tout en étant construites de façon à rendre les évasions à peu près impossibles, sont moins obscures, moins humides et beaucoup mieux aérées

La prison préventive n'est pas comparable à celle qui suit la condamnation; cette dernière est beaucoup plus pénible sous tous les rapports. La privation de liberté n'a pas encore produit sur l'organisme ses effets énervants et débilitants; le prévenu reçoit les visites de sa famille et de ses amis, ce qui est une grande consolation; il peut aussi, lorsqu'il a de l'argent, se procurer une nourriture autre que celle de la prison. En outre, un prisonnier politique, pendant la prévention, a l'espoir d'être acquitté; les hommes en général et les républicains surtout se font facilement illusion. Celui qui n'a dans le coeur que de bons sentiments, qui n'est pas méchant, est porté à juger les autres d'après ses propres impressions jusqu'à ce que l'expérience l'éclaire et lui fasse apprécier sainement les hommes et les choses à leur juste valeur. Cela ne veut pas dire que les bons en s'éclairant deviennent méchants, non, mais les vieux républicains, tout en restant humains et généreux, savent parfaitement qu'ils ont des adversaires implacables; c'est pour cette raison que les républicains sont souvent persécutés et jamais persécuteurs.

Après le 24 février, les républicains maîtres du pouvoir proclament l'oubli du passé, serrent la main à tout le monde et, au nom de la fraternité, donnent l'accolade aux adversaires de la veille qui deviendront les ennemis du lendemain. Mais que la réaction triomphe, soit par les fautes des républicains, soit par l'ignorance de la masse des électeurs, au lieu de poignées de main et d'accolades fraternelles, elle emprisonne, transporte et exile tous ceux qu'elle considère comme dangereux parce qu'ils sont hostiles à ses projets de restauration monarchique.

La nourriture des prisonniers se composait d'une ration de pain, d'une soupe maigre le matin et de légumes secs le soir; deux fois par semaine, le jeudi et le dimanche, la soupe maigre était remplacée par une soupe grasse et une portion de viande.

Mes amis s'étaient arrangés pour prendre leurs repas en commun ; je n'eus qu'à profiter des dispositions qu'ils avaient prises. Le matin, nous mangions la soupe de la prison et le soir on nous apportait à nos frais le dîner du restaurant.

Les journées s'écoulaient vite ; de 11 heures à 4 heures, ceux qui recevaient des visites se rendaient dans un parloir commun ; après la fermeture du parloir on lisait les lettres et les journaux qu'on avait pu se procurer par un moyen ou par un autre. L'heure du dîner arrivait, ensuite on discutait sur la politique ou sur d'autres sujets.

Nous nous divisions par petits groupes et, en nous promenant dans la cour, nous nous communiquions réciproquement les nouvelles que nous avions apprises.

La division par petits groupes était nécessaire pour pouvoir causer sans que le gardien chargé de nous surveiller entendît ce que nous disions ; pendant qu'il écoutait ce qui se disait dans un groupe, il n'entendait pas ce qui se disait dans les autres.

Au commencement de septembre, j'eus une grande joie : je reçus la visite de l'un de mes amis de Lyon qui m'apporta des nouvelles de ma famille. Il obtint la permission de me voir deux jours de suite et, chaque fois, il ne me quitta qu'à la fermeture du parloir; j'avais des renseignements à lui demander sur ma famille et mes amis et tant de choses à lui dire !

Voici quelques extraits de lettres que j'écrivis à mes parents dans le courant du mois de septembre 1849.

"Prison de la Conciergerie, le 8 septembre 1849.

"Ma Chère mère, etc.,

"Nous avons reçu les pièces du procès, elles forment deux gros volumes inquarto dont l'un a plus de neuf cents pages. Près de trois mille témoins ont été entendus. La partie de l'instruction qui me concerne a été faite avec un acharnement incroyable.

"Comme les preuves manquaient, on a imaginé une lettre stupide que l'on me fait écrire à un sieur Charles Georges, de Landau, dont je n'ai jamais entendu parler, mais ce qu'il y a de plaisant, c'est que la lettre est écrite en langue allemande. L'auteur a pensé que je savais l'allemand parce que j'avais été élu dans le Bas-Rhin. J'espère bien que tout cela tournera à la honte de ceux qui ont inventé cette pièce odieuse et ridicule.

"Ma santé est toujours bonne. Je m'habitue à la prison autant qu'il est possible de le faire.

"Je voudrais que le procès fût déjà terminé.

"Il va falloir passer quatre ou cinq semaines, en face d'adversaires politiques, c'est une perspective qui n'a rien d'agréable.

"Le verdict du haut-jury ne saurait être douteux pour moi ; je m'attends à une condamnation, non à cause de ce que j'ai fait ou de ce que j'aurais pu faire, mais bien parce que je n'étais qu'un simple sergent lors de ma nomination ; on ne reculera devant rien pour empêcher mon retour à l'Assemblée législative.

"D'avance je suis résigné, je subis l'oppression du despotisme sans m'avouer vaincu pour toujours. Quand on a pour soi le droit, on finit tôt ou tard par triompher.

"Je suis disposé à ne pas répondre lorsqu'on m'interrogera ; c'est l'avis de mes amis ; nous ne voulons pas reconnaître pour juges des hommes convoqués par un pouvoir qui a violé la Constitution.

"Adieu, je vous embrasse", etc.

"Conciergerie, le 19 septembre 1849.

"Mes chers Parents,

"Hier j'ai été interrogé par M. Bérenger (de la Drôme), le président de la haute Cour. Fidèle au système que j'ai suivi dans mes précédents interrogatoires, j'ai refusé de répondre aux questions qui m'étaient adressées.

"Dans trois semaines je comparaîtrai devant un tribunal spécial pour répondre à l'accusation de complot et d'attentat contre le gouvernement. Il est probable que je serai condamné, quoique peu de charges pèsent sur moi.

"Les haines et les jalousies soulevées par mon élection ne sont pas encore éteintes; au contraire, la réaction craignant que la proie ne lui échappe, me fait insulter, calomnier et tourner en ridicule par ses journaux. Je vous envoie comme échantillon un extrait du journal l'Assemblée nationale, il y est question de la lettre grotesque inventée par l'accusation, mais en l'exagérant encore.

"Vous verrez qu'on a poussé l'infamie jusqu'à supposer un nom d'homme afin de donner un air de véracité à l'article et de faire croire au public que j'ai écrit une lettre idiote et ridicule.

"Adieu, je vous embrasse", etc.

EXTRAIT DU JOURNAL "L'ASSEMBLÉE NATIONALE" DU 15 SEPTEMBRE 1849

"On écrit de Paris au Times du 13 septembre

"Le gouvernement prussien a envoyé aux autorités françaises un grand nombre de papiers contenant des correspondances de chefs socialistes avec les conspirateurs de Bade. Parmi ces lettres, il en est une du sergent Commissaire, écrite quelques jours avant le 13 juin ; c'est un curieux mélange de présomption, d'ignorance et de férocité. Le style de cette lettre est très grotesque. Le sergent Commissaire (alors représentant du Bas-Rhin et membre de la Montagne) parle de changer la face de l'Europe, comme s'il était Napoléon en personne. Il demande combien il faudrait d'hommes pour révolutionner la Prusse; il lui faut la réponse sur-le-champ; il enverra les forces nécessaires. Les nouveaux républicains, dit-il, sont décidés à traverser le vieux monde, et, s'il le faut, le nouveau. Cette lettre, adressée à M. Georges de Sarrelouis, lieu de naissance du maréchal Ney, est l'oeuvre de l'esprit le plus vulgaire : "Ton père trépassé, dit-il, était républicain pur sang. Notre noble République est très noble, et montera sous peu aux astres", etc. Le sergent Commissaire ne rêvait que victoire. L'ignorance de l'histoire, de la géographie, d'étranges confusions des noms, des hommes, des lieux sont les traits caractéristiques de ces lettres édifiantes du socialisme. "

Les journaux, qui n'osaient pas prendre la responsabilité des calomnies que la réaction lançait contre les républicains, ne les reproduisaient qu'après qu'elles avaient été publiées dans un journal anglais ou belge. Les injures, les mensonges et les calomnies partaient de Paris d'abord, s'imprimaient à l'étranger et les journaux réactionnaires français n'avaient qu'à les reproduire. Les badauds, qui n'étaient pas au courant de ces procédés, croyaient que c'était vrai parce que l'article était extrait d'un journal étranger.

Pour les honnêtes gens de tous les partis, la personne d'un prévenu devrait être à l'abri des injures, des insinuations malveillantes et surtout de la calomnie; le devoir étroit serait de laisser à la justice le soin de faire son oeuvre. Malheureusement il n'en est pas toujours ainsi. Il y a des gens qui ne craignent pas d'attaquer des hommes sans défense, ils le font d'autant plus volontiers qu'ils sont assurés que leur mauvaise action restera impunie.

En réponse à l'article reproduit par les journaux l'Assemblée nationale et le Courrier français, je leur envoyai par un huissier la lettre suivante

"Conciergerie, le 16 septembre 1849.

"Monsieur le Rédacteur,

"Vous reproduisez dans votre numéro du 15 septembre, comme l'empruntant au Times du 13, un entrefilet qui me concerne.

"Il s'agit d'une lettre faisant partie de nombreux papiers saisis par le gouvernement prussien aux mains de ceux que la réaction appelle les conspirateurs du pays de Bade, et transmis par lui aux autorités françaises. Cette lettre, que j'aurais écrite à un monsieur Georges de Sarrelouis, peu de jours avant le 13 juin, se rapporterait aux moyens de révolutionner la Prusse et serait un modèle de style grotesque en même temps qu'un curieux mélange de présomption, d'ignorance et de férocité.

"Je commence par démentir complètement et absolument le fait sur lequel s'appuie l'article reproduit. Je n'ai écrit ni à M. Georges de Sarrelouis, ni à qui que ce soit, de lettre relative soit au pays de Bade, soit à la Prusse. La lettre qu'on m'attribue est donc une pure invention du correspondant du Times. Quant aux réflexions si favorablement accueillies par vous sur mon ignorance en particulier et celle des socialistes en général, je ne crois pas devoir les relever ; je suis habitué déjà aux aménités de la République honnête et modérée.

"J'ajouterai seulement que si, enfant du peuple, je n'ai pas reçu la superficielle instruction de l'esprit dont separent comme d'un trophée les gentilshommes qui rédigent vos colonnes, les faits au milieu desquels j'ai vécu de la vie du prolétaire et du soldat ont détourné mon esprit de la présomption et m'ont appris ce qu'il y a de lâche et de féroce à frapper un adversaire politique qui ne peut pas se défendre et à préparer l'opinion publique contre un homme accusé, dont la personne devrait être sacrée pour tout écrivain qui se respecte.

"Je vous prie et, au besoin, je vous requiers d'insérer cette rectification dans votre plus prochain numéro.

"Agréez", etc.

"S. Commissaire,

"Représentant du peuple. "

Le 22 septembre 1849 et à l'occasion de l'anniversaire de la proclamation de la première République, le directeur de la Conciergerie consentit à ce que MM. Proudhon, GuinardetHubert, qui habitaient un autre quartier de la prison, vinssent dîner avec nous.

J'avais eu l'honneur de voir M. Proudhon à Lyon, avant qu'il allât se fixer à Paris; il venait quelquefois dans les réunions des communistes icariens à la CroixRousse.

Lorsqu'il partit pour Paris, il fut prié par un certain nombre de socialistes de voir les principaux chefs du parti, de s'entendre avec eux, afin d'arriver à n'avoir qu'un programme et d'établir ensemble un plan d'organisation sociale auquel devraient se rallier tous les socialistes de France.

Quelques semaines après son arrivée à Paris, M. Proudhon écrivit une lettre dans laquelle il rendait compte de ses visites aux principaux écrivains socialistes; il disait que la fusion était impossible; chacun de ces messieurs trouvait que son système était préférable à tous les autres et ne désirait qu'une chose, c'était de voir toutes les fractions du parti s'y rallier et l'adopter.

Cette lettre produisit un effet fâcheux sur l'esprit d'un certain nombre d'ouvriers. Comment voulez-vous, disaient-ils, que nous soyons d'accord et unis, nous pauvres ignorants, lorsque des hommes instruits comme le sont les chefs du parti socialiste ne peuvent s'entendre et fondre leurs différents systèmes en un seul ?

A part son front large et élevé, Proudhon n'avait rien de distingué dans sa personne; c'était un rude fils de la Franche-Comté, dont il avait gardé l'accent, malgré un long séjour à Lyon et à Paris.

M. Guinard était mon coaccusé et devait passer en jugement avec moi. Je l'avais vu le 13 juin ; depuis, j'avais eu l'occasion de le voir souvent; il recevait ses visites dans le même parloir que mes collègues et moi recevions les nôtres. C'était un homme grand, bien proportionné; il avait une belle tête, l'air énergique, portait bien l'uniforme et faisait un superbe colonel.

Quant à Hubert, c'était la première fois que je le voyais, sa physionomie me frappa. Il avait la peau très blanche, comme la plupart des rouges; il portait toute la barbe; sa figure maigre et osseuse était allongée, sont front était élevé, sa tête chauve, et son nez aquilin l'aurait fait prendre pour un israélite; ses yeux enfoncés sous ses sourcils rouges brillaient et annonçaient l'énergie; son accent indiquait son origine alsacienne. Je l'observai sans être indiscret; néanmoins il semblait que mon regard l'inquiétait. Il y avait longtemps que je désirais le voir. Cet homme avait souffert pendant bien des années une dure et longue détention au mont SaintMichel et dans d'autres prisons.

C'était lui qui avait prononcé la dissolution de l'Assemblée constituante, le 15 mai 1848, puis au procès de Bourges son honorabilité avait été attaquée par des témoins cités à la requête de M. Raspail et par M. Raspail lui-même. Il avait été accusé d'être l'agent d'un parti monarchique.

M. Hubert nous parla avec véhémence de ce qu'il appelait les calomnies de Raspail. Il prétendait se justifier complètement de l'accusation qui pesait sur lui.

Si j'étais ce qu'on a voulu dire, disait-il, je ne serais pas venu m'exposer à une condamnation certaine, moi qui ai déjà subi tant d'années de prison; je serais resté sur le sol de la libre Angleterre.

Il est certain que cette conduite rendait perplexe et avait fait naître au moins le doute dans l'esprit de ceux qui n'acceptent pas facilement les accusations qu'on lance souvent trop légèrement dans notre parti.

Les débats de son procès n'ont rien éclairci malgré tous ses efforts pour défendre son honneur.

Après le coup d'État du 2 décembre, nous verrons ce que fit Hubert; sa conduite, à la suite de cet événement, nous servira à former notre opinion sur lui.

A mesure qu'approchait le jour où le procès devait commencer, les préoccupations grandissaient. Tout d'abord la majorité de mes coaccusés et moi, nous étions résolus à ne pas reconnaître pour juges les membres d'un tribunal convoqués par le pouvoir qui avait violé la Constitution, mais les conseils des honorables citoyens qui s'étaient offerts spontanément pour nous défendre firent changer d'avis un certain nombre d'entre nous. Pour ma part, il me semblait alors qu'il valait mieux se défendre que de se laisser condamner sans discuter les charges qui pesaient sur nous. Le gouvernement était seul intéressé à ce que la discussion fût étouffée et à ce que le procès eût le moins de retentissement possible.

CHAPITRE IV

Procès de Versailles


Nous arrivâmes à Versailles dans la nuit. On nous installa dans la prison cellulaire qu'on avait préparée pour nous recevoir. Bien que cette prison fût construite pour que les détenus y subissent le système cellulaire absolu, pendant toute la durée de notre séjour à Versailles on ne nous a jamais appliqué le règlement de la maison, nous n'étions isolés que la nuit; le jour, les portes des cellules restaient ouvertes, nous pouvions communiquer tous ensemble et nous réunir si nous le jugions opportun.

M. Hubert comparut devant la haute Cour le lendemain de notre arrivée.

Nous profitâmes, mes coaccusés et moi, du répit que nous donnait le procès de M. Hubert pour nous concerter avec nos défenseurs sur l'attitude définitive que nous devions prendre en face de nos juges. Les défenseurs n'étaient pas plus d'accord que les accusés. Parmi les accusés, quelques-uns voulaient qu'on ne se défendit pas; d'autres auraient voulu que chacun de nous donnât simplement des explications sur la part qu'il avait prise aux événements, et d'autres avocats avec lui croyaient que le meilleur parti à prendre était de plaider dès le début l'incompétence du tribunal qui ne pouvait avoir été convoqué régulièrement par un pouvoir qui avait violé la Constitution, et, dans le cas où le tribunal n'accepterait pas les conclusions et passerait outre aux débats, il fallait protester et se laisser juger sans se défendre.

M. Crémieux et d'autres défenseurs étaient d'une opinion contraire; ils pensaient que nous devions nous défendre.

Il faut parler, disait M. Crémieux, se taire est un mauvais système; celui qui parle a quelque chance d'être écouté. Il faut parler, toujours parler, il faut mourir la parole à la main.

L'opinion de M. Michel (de Bourges) prévalut : elle eut la majorité quand on vota. J'ai beaucoup réfléchi plus tard à l'attitude que nous avions décidé de prendre devant nos juges et, depuis, j'ai toujours pensé que les condamnations eussent été moins nombreuses et moins sévères si l'on eût suivi les sages conseils de M. Crémieux. Après ce vote, on fit de la conduite à tenir une question de discipline, une question de parti : presque tous les accusés s'engagèrent par écrit à suivre la ligne tracée par M. Michel (de Bourges).

Ceux qui refusèrent de signer et qui se défendirent furent tous acquittés, à l'exception d'un seul qui fut condamné à cinq ans de détention.

M. Hubert fut condamné le 12 octobre à la peine de la déportation.

Le 13, mes coaccusés et moi, nous fûmes conduits devant le tribunal qui devait nous juger. On avait pratiqué un passage entre la prison et le palais de justice : cela permettait à nos gardiens de nous conduire à l'audience sans bruit et sans le grand déploiement de force qu'on n'aurait pas manqué de faire si nous avions été obligés de passer sur la voie publique.

Nous étions gardés par des gendarmes mobiles, anciens gardes municipaux; ils venaient nous chercher à la prison et, dans la salle où siégeait le tribunal, nous étions intercalés entre eux de manière que chacun de nous était assis entre deux gendarmes.

La salle avait été transformée et disposée exprès pour le procès. Les membres de la haute Cour occupaient le fond de la salle, les jurés étaient du côté droit par rapport aux juges, les accusés étaient du côté gauche, les défenseurs étaient devant eux.

Dans l'espace compris entre les jurés et les défenseurs, il y avait des tables autour desquelles étaient assis les sténographes officiels et, plus près des juges, il y avait un appui demi-circulaire qui servait de barre où se tenaient les témoins lorsqu'ils faisaient leurs dépositions.

Parmi les défenseurs figuraient la plupart des principaux avocats du parti républicain, tels que MM. Michel (de Bourges), Jules Favre, Crémieux, Théodore Bac, Madier de Montjau aîné, Combier, Thourel, Laissac, etc., etc.

Le tribunal devant lequel nous comparaissions avait été établi par la Constitution du 4 novembre 1848, articles 91, 92 jusqu'à 100.

Voici les principaux :

"ART. 91. - Une haute Cour de justice juge sans appel ni recours en cassation les accusations portées par l'Assemblée nationale contre le Président de la République ou les ministres. Elle juge également toutes personnes prévenues de crimes, attentats ou complots contre la sûreté de l'État, que l'Assemblée nationale aura renvoyées devant elle, etc.

"ART. 92. - La haute Cour est composée de cinq juges et de trente-six jurés. Chaque année, dans les quinze premiers jours du mois de novembre, la Cour de cassation nomme, parmi ses membres, au scrutin secret et à la majorité absolue, les juges de la Haute Cour, au nombre de cinq, et deux suppléants. Les cinq juges appelés à siéger feront choix de leur président, etc.

"Les jurés, au nombre de trente-six, et quatre jurés suppléants, sont pris parmi les membres des conseils généraux des départements. Les représentants du peuple n'en peuvent faire partie. La première séance fut consacrée à peu près entièrement à l'appel des jurés, au tirage pour la formation du jury et à la lecture de l'acte d'accusation qui n'avait pas moins de cent soixante-huit pages in-quarto dont voici les conclusions :

"En conséquence, les susnommés sont accusés, savoir :

"Premièrement, Servient, absent ; Songeon, absent; Chipron, détenu ; Morel, absent; Madier de Montjau, jeune, absent ; Teissier-Dumothay, absent ; André Pasquet, Dufélix et Napoléon Lebon, ces trois derniers détenus.

"D'avoir en juin 1849, participé à un complot ayant pour but

"1° de détruire ou de changer la forme du gouvernement ;

"2° d'exciter à la guerre civile, en armant ou portant les citoyens à s'armer les uns contre les autres ; lequel complot a été suivi d'actes commis ou commencés pour en préparer l'exécution ;

"D'avoir, le 13 juin 1849, commis un attentat ayant pour but

"1° de détruire ou de changer le gouvernement;

"2° d'exciter à la guerre civile, en armant ou en portant les citoyens ou habitants à s'armer les uns contre les autres.

"Deuxièmement, Pardigon, absent ; Duverdier, absent ; Maillard (s'est constitué prisonnier), détenu ; Coeur-de-Roy, absent ; Baune aîné (détenu),

"D'avoir, en juin 1849, participé à un complot ayant pour but

"1° de détruire ou de changer le gouvernement ;

"2° d'exciter la guerre civile en armant ou en portant les citoyens ou habitants à s'armer les uns contre les autres, lequel complot a été suivi d'actes commis ou commencés pour en préparer l'exécution.

"Troisièmement, Thoré, absent ; Langlois, détenu ; Jules le Chevalier, absent ; Charles Delescluze, absent ; Ribeyrolles, absent ; Allyre Bureau, détenu, et Paya, détenu.

"D'avoir, en juin 1849, participé à un complot ayant pour but

"1° de détruire ou de changer le gouvernement ;

"2° d'exciter la guerre civile, en armant ou en portant les citoyens ou habitants à s'armer les uns contre les autres ; lequel complot a été suivi d'actes commis ou commencés pour en préparer l'exécution.

"Quatrièmement, les représentants Ledru-Rollin, absent ; Victor Considérant, absent ; Boichot, absent ; Rattier, absent ; Commissaire, détenu ; Beyer, absent ; Pflieger, absent ; Rougeot, absent ; Menand, absent ; Landolphe, absent ; Hofer, absent ; Kopp, absent ; Anstett, absent ; Rolland, absent ; Cantagrel, absent ; Heitzmann, absent ; Suchet, détenu ; J. Maigne, détenu ; Fargin-Fayolle, détenu ; Pilhes, détenu ; Daniel Lamazières, détenu ; Boch, détenu ; Vauthier, détenu ; Deville, détenu ; Gambon, détenu ; Jannot, absent ; Louriou (s'est constitué prisonnier), détenu ; Félix Piat, absent,

"D'avoir, en juin 1849, participé à un complot ayant pour but

"1° de détruire ou de changer le gouvernement ;

"2° d'exciter la guerre civile en armant ou en portant les citoyens ou habitants à s'armer les uns contre les autres, lequel complot a été suivi d'actes commis ou commencés pour en préparer l'exécution ;

"D'avoir, le 13 juin 1849, commis un attentat ayant pour but

"1° de détruire ou de changer le gouvernement ;

"2° d'exciter la guerre civile, en armant ou en portant les citoyens ou habitants à s'armer les uns contre les autres.

"Cinquièmement, Guinard, détenu; Achintre, détenu; Delahaye, détenu; Merliot dit Mérillo, détenu; Monbet, détenu; Fraboulet de Chalandar, détenu; vernon, détenu; Angelot, détenu; Kersausie, absent; Lemaître, détenu; Villain, absent; Forestier, détenu; Schmitz, détenu; Etienne Arago, absent; Périer, absent.

"D'avoir, en juin 1849, participé à un complot ayant pour but

"1° de détruire ou de changer le gouvernement;

"2° d'exciter la guerre civile en armant ou en portant les citoyens ou habitants à s'armer les uns contre les autres, lequel complot a été suivi d'actes commis ou commencés pour en préparer l'exécution;

"D'avoir, le 13 juin 1849, commis un attentat ayant pour but

"1° de détruire ou de changer le gouvernement;

"2° d'exciter la guerre civile en armant ou en portant les citoyens ou habitants à s'armer les uns contre les autres; crimes prévus par les articles 87-88 et 91 du Code pénal modifiés par l'article de la Constitution du 4 novembre 1848.

"Fait à Paris, au parquet de la Haute Cour de Justice, le 29 septembre 1849

"Le Procureur général près la haute Cour,

"J. BAROCHE. "

Pendant le cours du procès j'acquis cette conviction, c'est qu'en général la police sait très peu de chose de ce qui se passe dans les réunions politiques. Les agents sont certainement ceux qui ont fait les dépositions les plus importantes; malgré cela, ils n'étaient qu'imparfaitement renseignés. Pour que la police soit au courant de ce qui se passe, il faut qu'elle soit représentée dans les réunions privées et, dans ce cas, elle ne peut l'être que par les faux frères qui trahissent leurs coreligionnaires politiques. Ceux qui professent ce vilain métier sont bientôt connus; leur langage, leur attitude dans les réunions, les signalent à leurs camarades, et ils ne tardent pas à devenir suspects. Alors, ils sont tenus à l'écart, ils ne savent plus rien de ce qui se fait et de ce qui se dit dans les réunions politiques; les malheureux sont dans la nécessité de faire des rapports mensongers pour continuer à recevoir leur salaire.

L'instinct populaire se trompe rarement; la grande majorité de ceux que j'ai vu accuser avec persistance ont été reconnus dans la suite pour être de vrais mouchards.

Parmi les nombreux témoins qui figurèrent dans notre procès, il y avait un officier de la gendarmerie mobile, espèce de soudard à rouge trogne, ayant la figure couperosée et un nez, mais un nez charnu, véritable enseigne, qui faisait juger des goûts de son propriétaire. Dans sa déposition, il se vanta d'avoir donné un coup de sabre à un homme sans arme, et simplement parce qu'il criait : Vive la Constitution ! Plusieurs défenseurs firent des observations sur la déposition de ce témoin; celui-ci, se tournant de notre côté, nous apostropha en ces termes, défenseurs et accusés : "Vous êtes un tas de jean-f .. " M. Combier, mon défenseur, indigné de la conduite de cet homme, s'écria : "Vous, vous êtes un assassin !" A l'issue de l'audience, M. Thourel, au nom de ses collègues, (le sort l'avait désigné), envoya deux de ses amis demander à ce capitaine raison de ses injures.

Une rencontre à l'épée eut lieu dans laquelle l'officier fut blessé légèrement; M. Thourel eut la générosité de le ménager.

Louis-Napoléon Bonaparte, qui récompensait tous ceux qui le servaient et se montraient hostiles aux républicains, lui donna de l'avancement. Après le coup d'État du 2 décembre, il le nomma commissaire spécial dans un département du Centre.

Mon défenseur, M. Combier, représentant du peuple (Ardèche), demanda la communication de la lettre stupide qu'on m'attribuait. Le procureur général aurait été bien embarrassé de le faire et surtout de produire l'original; il soutint cependant, mais assez faiblement, son existence.

Alors je demandai la parole; j'étonnai tout le monde, juges, jurés et le public, en déclarant que ceux qui avaient imaginé cette lettre avaient manqué d'habileté; ils me la faisaient écrire en allemand, et j'avais le malheur de ne pas connaître cette langue. On avait supposé sans doute que je devais savoir l'allemand parce que j'avais été élu dans le Bas-Rhin.

Après ma déclaration, le procureur général s'empressa de dire qu'il renonçait à faire usage de cette lettre.

Cette fausse lettre avait été fabriquée par la police de Bonaparte. Dans la note envoyée de Paris au Times, on parle de Napoléon 1er, du maréchal Ney, de victoires, etc.; il est clair qu'il n'y avait qu'un homme nourri de l'histoire écrite par M. Émile Marco de Saint-Hilaire qui avait pu rédiger la lettre et la note. Mais ce qu'il y a de plus fort, pour donner un air véridique à l'affaire, c'est qu'il se soit trouvé un homme chargé de représenter la France à l'étranger, un ministre plénipotentiaire du nom de Lefebvre qui ait pu prêter les mains à une semblable supercherie.

Voici une copie de cette lettre idiote, telle qu'elle est sortie du cerveau du policier bonapartiste; sa lecture fait voir à quels moyens avaient recours ces genslà pour combattre leurs adversaires.

"Traduction d'une lettre De l'accusé Commissaire, écrite en langue allemande Au sieur Charles Georges, à Landau.

" Commissaire, sous-officier du 2e bataillon de chasseurs à pied, actuellement représentant du peuple à l'Assemblée nationale à Paris, à Charles Georges, propriétaire, Pont-du-Cloître, à Landau.

"Paris, le 28 mai 1849.

"Citoyen Georges,

"La République existe en France, c'est connu, mais ce n'est point une République noble adaptée aux droits du peuple.

"Ton bien-aimé père, à tête vénérable, trépassé depuis longtemps, a été républicain pur sang.

"Pénètre-toi bien de ces principes honorables qu'il professait pour le bien public et universel, et n'aie pas peur d'avoir recours à tous les moyens de publicité pour éclairer le monde si oppressé et de l'exciter à la vengeance foudroyante.

"La voix du peuple est la voix de Dieu. L'époque est arrivée où le présage de Siebenpfeiger va s'accomplir.

"Citoyen Georges, et vous tous, citoyens de Landau qui avez toujours conservé des sentiments purs, soyez persuadés qu'une véritable fermeté ne laissera pas de sauver l'Europe.

"La République, introduite heureusement en France, accueillera positivement, avec l'aide du suprême, dans son ciel (la Montagne), tous les nobles, chevaliers, princes, ducs, comtes, barons, rois, empereurs, avec leur train de canaille, à moins qu'ils ne préfèrent de se plonger eux-mêmes, et en général, dans un abîme profond, pour être libérés de toute peine.

"Vive donc la République générale, démocratique et sociale française

"Salut et fraternité.

"Commissaire, sous-officier au 2e bataillon de chasseurs à pied, actuellement représentant du peuple à l'Assemblée nationale, à Paris.

"Mande-moi immédiatement ce qu'il est de Landau, Bade, Wurtemberg, etc., et quelles sont les opinions bourgeoises; si nous pouvons nous mettre en route et nos troupes de quelle force devraient-elles être.

"D'un seul coup, la Prusse, l'Autriche, et la Russie devront périr.

"Vivent les Hongrois et la nation polonaise."

A gauche est écrit :

"Pour copie conforme

"Munich, le 13 août 1849,

"Le Secrétaire général au ministère des Affaires étrangères, "Rappel."

Plus bas est écrit :

" Vu à la légation de France, en Bavière, pour légalisation de la signature cidessus de M. Rappel.

"Munich, le 14 août 1849,

"Le Ministre de France.

"Armand Lefebvre. "

Les républicains strasbourgeois, à l'exemple de ceux de Lyon et de Paris, avaient voulu faire connaître leur opinion sur la violation de la Constitution. Ils avaient aussi fait une manifestation qui avait été promptement dispersée par la troupe. Des arrestations furent faites, et les principaux organisateurs de l'affaire furent emprisonnés. La chambre des mises en accusation, craignant un acquittement, ne voulut pas qu'ils fussent traduits devant un jury alsacien, et, pour cause de suspicion légitime, les envoya devant le jury de la Moselle. Leur procès commença à peu près en même temps que le nôtre. Le 24 octobre nous apprîmes avec infiniment de plaisir qu'ils étaient tous acquittés à l'unanimité.

Cet acquittement aurait été de bon augure pour nous, si nous avions comparu devant un jury ordinaire, mais en 1849, sauf quelques exceptions, les conseils généraux étaient formés de la fine fleur de la réaction et du cléricalisme. Les rares républicains que le sort avait désignés avaient été récusés par le procureur général, M. Baroche, de sorte que l'issue du procès n'était pas douteuse; malgré cela, un certain nombre de mes coaccusés espéraient que le haut jury imiterait le jury de la Moselle. Il est si doux d'espérer !

Pour éviter les déceptions, j'ai l'habitude de n'attendre que le mauvais côté des événements; si mes prévisions ne se réalisent pas, je suis surpris très agréablement.

En dépit de cette vieille habitude, l'acquittement de mes amis de Strasbourg me faisait réfléchir et, de temps en temps, j'avais une lueur d'espoir, mais je ne m'attachais pas à cette idée; le raisonnement me faisait abandonner mes espérances et me rappelait que j'étais en face d'adversaires politiques, et, en politique, dans des circonstances semblables, il n'y a trop souvent que des vainqueurs qui frappent des vaincus.

La prison de Versailles n'était encore que la prison préventive, ce n'était pas encore la prison avec toutes ses rigueurs. Mes coaccusés recevaient les visites de leurs familles et moi celles de quelques amis. En dehors des audiences nous avions peu de temps à dépenser, les journées passaient vite.

Ainsi qu'il avait été convenu, M. Michel (de Bourges) fit, au commencement du procès, un grand discours pour contester la compétence du tribunal; après lui, M. Madier de Montjau aîné développa des conclusions dans ce sens. - Le tribunal passa outre.

Tout se réduisit dès lors à l'audition des témoins et aux explications fournies par ceux de mes coaccusés qui voulurent se défendre.

Le 12 octobre, M. le président fit le résumé des débats. M. Bérenger (de la Drôme) se montra bienveillant et impartial pour un certain nombre de mes coaccusés et pour moi; aussi son résumé ne fut pas publié dans Le Moniteur.

Le jury délibéra toute la nuit. Nous restâmes sur pied également, attendant qu'on vînt nous chercher pour nous lire le verdict. Dans la matinée du 13, on nous fit comparaître pour la dernière fois devant la haute Cour.

Dix de mes coaccusés furent déclarés non coupables : ce sont MM. Forestier, Achintre, Lemaitre, Maillard, Vernon, Merliot, Angelot, Baune aîné et Alyre Bureau.

Dix-neuf de mes coaccusés et moi, nous étions reconnus coupables, les uns de complot et d'attentat, d'autres de complot seulement ou d'attentat et, enfin, trois parmi ces vingt étaient reconnus coupables, mais avec des circonstances atténuantes.

La haute Cour, après s'être retirée dans le lieu de ses délibérations pour fixer les peines, revint dans la salle, et, en séance publique, prononça son jugement.

Dix-sept étaient condamnés à la peine de la déportation et trois à cinq ans de détention. Les déportés étaient MM. Deville, Fargin-Fayolle, Daniel Lamazières, Gambon, Vauthier, Pilhes, Boch, J. Maigne, Guinard, André Pasquet, Dufélix, Napoléon Lebon, Paya, Langlois, Chipron, Schmitz et moi.

MM. Suchet, Monbet et Fraboulet de Chalandar étaient condamnés à cinq ans de détention.

A peine le président eut-il terminé la lecture de l'arrêt de la Cour, que, tous, spontanément, nous criâmes : Vive la République démocratique et sociale. Puis nous chantâmes la Marseillaise et le Chant du départ.

On nous reconduisit dans la prison sans interrompre nos chants.

Les familles de mes amis eurent l'autorisation d'entrer encore une fois dans la prison. La déception était cruelle pour ceux qui avaient espéré un acquittement.

Il n'y avait plus d'illusion à se faire, nous nous trouvions en face de l'affreuse réalité.

Les femmes et les enfants de mes pauvres amis sortirent des cellules les yeux rouges, tous avaient pleuré.

Un silence et une tristesse mortels semblaient régner dans la prison. Mes codétenus, dont la plupart étaient si forts et si courageux, prenaient un air sombre, soit à cause de la nuit que nous avions passée sans dormir, soit à cause de la sévérité de l'arrêt de la haute Cour.

La peine de mort ayant été abolie en matières politiques, en 1848, on nous avait condamnés à la déportation, peine perpétuelle. Nous étions tous jeunes, à l'exception de MM. Deville et Guinard, et bien qu'en politique on ne compte guère sur la perpétuité des peines, ceux qui ne se repaissaient pas de chimères craignaient que notre captivité ne durât bien longtemps.

M. Hubert avait été enlevé le jour même de sa condamnation, sans qu'il sût en quel lieu on le conduisait; ce n'est que plus tard que nous sûmes qu'il avait été transféré à Doullens.

Dans la journée, un gardien nous prévint officieusement de nous tenir prêts à partir. On nous parla de Blaye, du mont Saint-Michel, comme lieu de détention, jusqu'à ce que le gouvernement eût fait voter une loi pour fixer un lieu de déportation.

J'écrivis quelques lignes à ma famille pour lui apprendre ma condamnation.

"Prison de Versailles, le 13 novembre 1849.

"Ma chère mère, etc.

"Courage, nous nous reverrons plus tard; ne désespérez pas, cet état de choses ne saurait durer longtemps.

"Le procès s'est terminé par vingt condamnations, dont dix-sept à la déportation et trois à cinq ans de détention. Je me trouve dans la première catégorie.

"Je compte partir ce soir, mais je ne sais pour quelle destination; on parle de Blaye et du mont Saint-Michel.

"Je vous écrirai dès que je serai arrivé dans la nouvelle prison.

"Si j'étais fataliste, je trouverais que le nombre treize est un nombre singulier pour moi. J'ai été nommé représentant du peuple le 13 mai 1849 ; poursuivi pour les affaires du 13 juin, le procès a commencé le 13 octobre et s'est terminé le 13 novembre. De plus, je suis né en 1822 et, en additionnant tous les chiffres de ce millésime, on trouve encore le nombre treize. "Adieu, ne vous tourmentez pas, cela n'avancerait à rien. La séparation, je l'espère, ne sera peut-être pas de longue durée.

"Je vous embrasse tous, etc.

"S. Commissaire."

Après la sortie des visiteurs, on nous dit de nous préparer à partir sans nous faire connaître le lieu de notre destination.

Les détenus politiques ne sont jamais prévenus d'avance du lieu où l'on doit les conduire. On craint probablement qu'ils ne préviennent leurs parents et leurs amis et que des tentatives ne soient faites pour les enlever des mains de leurs gardiens.

QUATRIEME PARTIE

UN MARTYR DE LA REPUBLIQUE


CHAPITRE I

Prison de Doullens


Dans la soirée du 13 novembre 1849, nous quittâmes la prison cellulaire de Versailles. Notre départ, à cause de la mise en scène, rappelait certaines parties de mélodrame que j'avais vu jouer quelques années auparavant. Alors je ne me doutais pas que je serais acteur dans un long drame qui commencerait à la prison de la citadelle de Strasbourg, et qui ne finirait que dix ans plus tard à la prison de la citadelle de Corté.

L'autorité avait pris des précautions extraordinaires pour empêcher une évasion. On nous fit sortir de la prison par des corridors longs et étroits; tous les détours et issues étaient gardés par des sergents de ville et des gendarmes; les premiers tenaient à la main de grandes torches allumées pour éclairer la marche. Vus à la lueur sinistre et rougeâtre des flambeaux résineux, ces hommes graves, silencieux, presque immobiles, produisaient un effet saisissant.

Le directeur appelait l'un de nous et celui qui était désigné partait entre deux sergents de ville; on aurait dit un condamné à mort qu'on menait au supplice.

En dehors de la prison, il y avait un grand déploiement de forces militaires; au milieu des troupes, d'ignobles voitures cellulaires nous attendaient. Lorsque nous fûmes tous enfermés, chacun dans un compartiment, nous partîmes escortés par un peloton de cuirassiers jusqu'au chemin de fer du Nord. Là, les voitures furent déchargées sans qu'on nous fit descendre; des chevaux furent attelés aux voitures, et l'on nous conduisit à la citadelle de Doullens.

L'administration de la prison de Doullens, n'ayant pas été prévenue de notre arrivée, n'avait rien préparé pour nous recevoir. On nous fit entrer dans une cour (préau) occupée par des condamnés de juin 1848. Ils étaient là depuis un an seulement; malgré ce court espace de temps, la prison avait déjà empreint sur leurs visages un cachet de tristesse et de mélancolie. Leur vue me fit de la peine; je pensais que dans quelques mois j'aurais peut-être un aspect semblable.

Des gardiens nous dirent que nous habiterions cette partie de la prison, et que ceux que nous allions remplacer iraient rejoindre, dans la partie centrale de l'établissement, d'autres condamnés de juin 1848, ainsi que des détenus de Rouen condamnés pour les affaires d'avril de la même année.

Mes amis du procès de Versailles et moi, nous avions encore tous de l'argent sur nous; nous fîmes une collecte en faveur des prisonniers que notre arrivée dérangeait. Ces derniers nous souhaitèrent la bienvenue à leur façon : ils formèrent le cercle et chantèrent plusieurs chansons socialistes faites par des condamnés de Juin. Une de ces chansons avait la prétention d'être la glorification et la justification de cette formidable insurrection. Un des couplets se terminait ainsi :

Ma carabine a prêché l'Évangile, Vainqueurs de juin, c'est à vous de rougir.

Voici le refrain d'une autre de leurs chansons.

Que demandes-tu, peuple effronté ?

Ta misère n'est pas mon affaire,

Que demandes-tu, peuple effronté ?

N'as-tu pas assez de liberté ?

Après quelques instants passés ensemble, nos nouveaux camarades furent emmenés dans le quartier central, et l'on nous plaça, deux par deux, dans les chambres qu'ils venaient de quitter.

La partie de la prison que nous allions habiter se composait d'un bâtiment n'ayant qu'un rez-de-chaussée et un premier étage. Il y avait trois entrées ayant chacune une montée d'escaliers donnant accès aux chambres du premier. Chaque allée ou corridor servait d'entrée à quatre chambres, deux au rez-de-chaussée et deux au premier étage, ce qui faisait en tout vingt quatre places, en admettant que l'administration n'augmentât pas le nombre des détenus par chambre.

Le sort me désigna pour une chambre du premier étage; mon cochambriste était le vénérable M. Deville.

La pièce que nous devions habiter en commun était éclairée par deux petites fenêtres basses et garnies d'énormes barreaux qui interceptaient une partie de la lumière; l'une de ces fenêtres donnait sur un petit préau; l'autre, placée du côté opposé, prenait jour sur une cour transformée en jardin par les détenus politiques, sous le règne de Louis-Philippe.

Je priai M. Deville de choisir le côté de la chambre qui lui plaisait le mieux; il choisit le côté du jardin à cause de l'orientation.

Les murs, le plafond et le plancher de la chambre étaient sales; le mobilier se composait de deux couchettes en bois n'ayant qu'un dossier, de deux petites tables et de quatre chaises. Le nombre de chaises indiquait que la chambre avait été habitée par quatre prisonniers; l'administration avait fait enlever les couchettes vacantes, mais elle avait laissé les chaises, c'était une gracieuseté qu'elle nous faisait. M. Deville et moi, nous plaçâmes nos lits dans les angles opposés, c'està -dire aux extrémités d'une ligne diagonale de notre logement, afin de nous gêner le moins possible.

Cette situation dura peu; quelques jours après notre arrivée, l'administration fit diviser les chambres en deux parties, chacun de nous eut ensuite une cellule indépendante. Il arriva en même temps que nous un nouveau détenu, c'était M. Kléber, capitaine d'infanterie, condamné à la peine de mort pour avoir, le 13 juin, crié : Vive la Constitution, devant sa compagnie; sa peine avait été commuée en dix ans de détention.

Quelques jours après notre arrivée, je pus faire sortir de la prison une lettre sans qu'elle fût lue par le directeur. En voici quelques extraits

"Citadelle de Doullens, le 22 novembre 1849.

" Ma chère Mère, etc.

"C'est la première fois que j'ai voyagé dans une voiture cellulaire, et je vous déclare tout de suite que ce mode de transport me déplaît énormément. Figurezvous une caisse carrée de 50 centimètres de côté dans laquelle on est assis sur une planche; on ne peut s'y tenir debout parce que le plafond est trop bas; de plus, les genoux touchent la cloison qu'on a devant soi, on est donc obligé de faire tout le trajet sans pouvoir changer de position, sans allonger les jambes. Il n'y a point de vasistas : on ignore ce qui se passe autour de la voiture, on ne voit rien, si ce n'est l'infortuné qui est dans la même situation que vous de l'autre côté du couloir. Les voitures ont deux rangs de six cases chacun, séparés par un couloir dans lequel se trouve un gardien. Onze cases sont destinées aux détenus et la douzième, Plus spacieuse, faite sur un tout autre modèle, sert au gendarme qui accompagne le convoi. Dans le fond de ces cases, il y a des fers et des chaînes que l'on met aux condamnés dangereux.

"Nous logeons dans des chambres mal éclairées et malpropres; comme compensation l'air que l'on respire dans la cour est bon.

"Cette forteresse, comme toutes celles bâties sur des hauteurs, a un inconvénient grave : elle est complètement dépourvue d'eau, on est obligé de recueillir les eaux pluviales pour faire la soupe, pour boire et pour se laver. Bien souvent cette eau contient de la suie, elle aurait besoin d'être filtrée.

"Doullens n'est qu'à sept ou huit lieues de la mer à vol d'oiseau; de temps en temps il nous vient des bourrasques qui nous amènent de la pluie. Les gardiens disent qu'il pleut souvent : c'est très heureux, on manquerait d'eau sans cela.

"Je me porte bien, ma condamnation n'a rien changé à ma manière d'être, je suis aussi gai qu'avant; si vous m'aviez vu lorsqu'on lisait l'arrêt, bonne mère, vous auriez été contente de voir comment votre fils supportait l'adversité et savait accepter une peine pour la République.

"La déportation implique la mort civile; je suis donc mort civilement, Patience, les morts ressusciteront.

"Si vous voulez que vos lettres me parviennent, ne parlez pas de politique; elles seront toutes lues avant de m'être remises et le directeur ne les laisserait pas passer.

"Adieu, je vous embrasse", etc.

L'ennui est le grand ennemi des prisonniers; malheur à ceux qui ne savent pas se créer une occupation, ils se démoralisent vite et souffrent beaucoup plus que les autres.

Je me fis acheter du papier, des plumes et de l'encre par le commissionnaire de la prison, puis je me fis acheter des livres à Paris par un de mes amis, et je me mis à travailler. Il est très difficile d'étudier en prison, ceux qui n'y sont pas passés ne s'en douteraient pas; il semble que le silence et l'isolement devraient être favorables à l'étude, il n'en est rien : la liberté est nécessaire au développement de toutes choses; il faut donc une grande puissance de volonté pour obtenir quelques résultats appréciables. Malgré soi, l'esprit est préoccupé, on pense à ceux qu'on aime, à ceux qui circulent à l'air libre sans entraves; on pense aussi au passé, à l'avenir, en s'efforçant d'oublier le présent.

L'hiver arriva avec son cortège de jours froids et pluvieux; les nuits me paraissaient d'une longueur interminable. Jusque-là, la captivité n'avait pas été bien lourde à supporter; à Paris et à Versailles, je recevais des visites, je lisais des journaux. Ces communications à peu près quotidiennes de la France contribuaient puissamment à adoucir ma situation.

A Doullens, j'étais loin de Paris, les visiteurs devaient nécesairement être rares. Ma famille était à Lyon, je ne pouvais guère espérer la voir avant qu'un événement imprévu vienne m'ouvrir les portes de la prison.

J'extrais d'une lettre que j'écrivis vers la fin de l'année les passages suivants :

"Ma Chère Mère, etc.

"Je vous souhaite à tous une bonne année et à vous, ma bonne mère, une excellente santé pour continuer longtemps encore votre carrière laborieuse; à vous aussi, mes frères et mes soeurs, je souhaite une bonne santé : c'est la fortune de l'ouvrier, avec elle et du coeur on peut tout surmonter.

"Sans le 13 juin, j'aurais pu vous voir, vous embrasser tous; nos ennemis en ont décidé autrement. Que voulez-vous ? Mais ce qu'ils n'empêcheront pas, ce sera de vous envoyer à travers l'espace, malgré les murs et les barreaux, malgré les verroux et les geôliers, un gros baiser; recevez-le donc, mes très chers, c'est un baiser du coeur que je vous envoie par la pensée.

"Je vous ai parlé du 13 juin, mais n'allez pas croire que je regrette un seul instant la part que j'y ai prise :je n'ai fait que mon devoir; si tout le monde avait fait le sien, il est évident que je ne serais pas ici. Dans tous les cas, si c'était à refaire, je referais ce que j'ai fait...

"Je suis disposé à faire le sacrifice de ma vie pour la cause de tous et, cependant, il m'en coûterait d'aller comploter dans l'autre monde avant de vous avoir revus, de vous avoir embrassés tous. Je ne veux pas mourir en prison ; je ferai ce que je pourrai pour que ma santé ne s'y altère pas.

"Ma conscience est tranquille, j'éprouve la satisfaction du devoir accompli, c'est une grande force.

"On m'a déjà traîné dans pas mal de prisons; à la citadelle de Strasbourg, où je n'avais qu'une écuelle de soupe maigre pour nourriture et cinq livres de paille pour ma literie; à la prison de Saverne; à la Conciergerie, où les cachots sont humides; à Versailles, où l'on étouffe faute d'air et où l'on ne voit pas un petit coin du ciel, et, enfin, à Doullens, où l'on respire au moins de l'air à volonté. En dépit des prisons et des geôliers, je chante encore de temps en temps les vieux airs et les vieux refrains que je chantais autrefois quand j'avais le bonheur de vivre au milieu de vous.

"Adieu, mille amitiés à tous mes bons amis, je vous embrasse", etc. Dans les premiers jours de janvier 1850, à l'occasion du nouvel an, le directeur de la prison permit aux condamnés de la haute Cour de Bourges, affaire du 15 mai 1848, de venir nous voir. Ils habitaient un bâtiment séparé du nôtre par le quartier central. Ils étaient sept : MM. Barbès, Raspail, Blanqui, Albert, Hubert, Sobrier et Flotte. J'étais loin de m'attendre à les voir.

Quelques-uns, comme Barbès, Raspail et Blanqui, étaient de vieux lutteurs qui avaient acquis à différents titres une grande célébrité dans le parti républicain; les autres, quoique plus jeunes, avaient aussi une grande notoriété, soit à cause des fonctions qu'ils avaient exercées après le 24 février, soit à cause des condamnations politiques qu'ils avaient subies avant l'avènement de la République. A l'exception de M. Hubert, c'était la première fois que je les voyais.

Ce fut avec un vif sentiment de curiosité pour tous, de sympathie et d'admiration pour quelques-uns que je les vis venir dans notre quartier.

En prison, la vie de chaque jour ressemble tellement à celle de la veille, que tout ce qui vient en rompre l'uniformité est accueilli avec plaisir. Cette journée s'écoula rapidement et, le lendemain, le calme énervant des autres jours recommença à se faire sentir.

Une des choses qui me contrariaient le plus, c'était le défaut d'exercice. Le préau était petit et avait une forme triangulaire dans le genre de celui de la Conciergerie. Il était difficile de s'y promener sans gêner les autres. Je pris alors l'habitude avec un ou deux de mes amis de marcher le long des murs en faisant le tour de la cour comme dans un manège; cela allongeait ma promenade et le milieu du préau restait libre pour ceux qui n'aimaient pas la marche ou qui préféraient causer en se promenant lentement ou en restant stationnaires.

Avant ma condamnation je recevais le Moniteur, ainsi que le recevaient tous les députés, mais à partir du jour où je fus condamné, on cessa de me l'envoyer. Comme il n'était guère facile de se procurer des journaux à Doullens, quelquesuns de mes codétenus et moi, nous nous abonnâmes au Moniteur universel; c'était le seul journal dont l'entrée fût tolérée dans la prison. Nous avons toujours continué à nous y abonner dans la suite, les uns ou les autres. Nous n'avions que ce moyen pour nous tenir au courant de la politique générale de notre pays, et de savoir sommairement ce qui se passait chez les autres nations.

Au commencement de l'année 1850, le Gouvernement présenta à l'Assemblée législative un décret de déchéance pour tous les représentants condamnés à versailles. Le décret fut voté et les élections pour remplacer les députés déchus de leur mandat eurent lieu dans le mois de mars.

C'est aussi dans le mois de mars que j'endossai les habits de la prison. Cet uniforme consistait en un pantalon, une veste, un gilet et une casquette plate confectionnés avec du drap bleu foncé.

La plupart de mes amis firent comme moi; il n'y en eut que trois ou quatre qui continuèrent à porter leurs vêtements civils. La tenue de la prison était facultative et non obligatoire; c'est une raison d'économie qui me la fit revêtir, je ne savais combien d'années pourrait durer mon emprisonnement.

Lorsque la belle saison arriva, la prison fut moins triste; notre petit jardin, cultivé par deux de mes codétenus, MM. Gambon et Fraboulet de Chalandar, nous donna un peu de verdure et quelques fleurs. Plusieurs dames de mes codétenus vinrent se fixer à Doullens; chaque jour elles pouvaient venir passer quelques heures dans la prison auprès de leurs maris. Leurs visites donnaient un peu de vie à la petite colonie; par elles nous étions à peu près au courant de ce qui se passait au dehors. En outre, il s'écoulait rarement une semaine sans qu'un député ou un autre ami vînt voir l'un de nous; par ce moyen le temps passait plus vite, on sentait moins le poids de la prison.

Les personnes qui venaient nous visiter, mues par un excellent sentiment, se croyaient obligées de nous donner des nouvelles tout à l'avantage de notre parti.

Selon nos visiteurs :

"Tout allait bien pour nous, les élections de 1852 devaient être républicaines, et alors une amnistie pleine et entière nous rendrait à la liberté, à nos familles et à nos amis. Le président de la République et toute la réaction avec lui faisaient mieux nos affaires que nous ne pourrions les faire nous-mêmes. Les républicains sont persécutés de tous les côtés; cette rigueur fait des mécontents; plus on détestera la réaction et son gouvernement, plus on aimera la République."

Il m'arrivait quelquefois de ne pas être de l'avis de ceux qui parlaient ainsi.

- Ne craignez-vous pas, leur disais-je, qu'en emprisonnant les républicains les plus influents dans tous les départements, on ne décapite le parti et qu'on ne rende un coup d'État possible ? Vous savez bien qu'il suffit de quelques hommes dans une ville pour entraîner la masse des électeurs qui a encore besoin d'être dirigée. Si ces hommes sont en prison, que ferez-vous ?

- Un coup d'État n'est pas possible, répondait-on; Bonaparte est un crétin, incapable d'imiter son oncle. Au lieu des campagnes d'Italie, il n'a fait que les échauffourrées de Strasbourg et de Boulogne.

Dans les prisons politiques plus encore que dans les prisons ordinaires, l'administration est intéressée à avoir des agents qui la renseignent; cette mesure rend les évasions préparées par plusieurs presque impossibles. Dans le cours des préparatifs qui sont longs le plus souvent, il se commet des indiscrétions; les mouchards en sont instruits et s'empressent d'en informer le directeur de la prison.

Dans tous les groupes d'hommes politiques emprisonnés ou exilés, la police entretient des agents. Il y a des gens qui ne peuvent croire que des agents secrets puissent consentir à servir la police dans les prisons. Quelque étrange que cela puisse paraître, c'est pourtant l'exacte vérité. Ce ne sont pas certainement les agents ordinaires qui consentent à passer deux ou trois ans en prison et quelquefois davantage.

Ceux qui sont réduits à cette dure nécessité sont contraints de le faire, et voici pourquoi : dans tous les partis, il y a des honnêtes gens en grand nombre, mais il y a aussi des coquins. Si l'un de ces derniers, jouissant de la considération publique et ayant une certaine influence dans son parti, vient à commettre une vilaine action, un délit par exemple ou un crime, la police peut lui dire : "Nous avons entre les mains la preuve que vous êtes une canaille; nous pouvons vous perdre, mais si vous voulez nous servir, nous ne vous poursuivrons pas, vous continuerez à jouir de la considération publique, à la seule condition de nous rendre des services, moyennant salaire, partout où nous le jugerons nécessaire, en France, à l'étranger et même en prison." De cette manière, on peut expliquer la présence en prison pendant plusieurs années de certains individus que j'ai connus, que j'ai observés longtemps et dont le métier consistait à espionner leurs codétenus.

Le 13 juin 1850 était le premier anniversaire des événements qui avaient amené notre condamnation. Nous aurions voulu, mes amis et moi, faire une petite fête, seulement nous ne savions quoi imaginer pour nous récréer : les moyens de distraction sont si peu nombreux en prison qu'on ne trouvait rien.

A force de chercher et de proposer, je finis par faire adopter un jeu qui était un souvenir de Lyon.

Dans cette lettre écrite à la date du 2 juillet, j'en parle à ma famille en ces termes :

"Je viens de vous dire que je m'ennuie beaucoup, pourtant je ne m'ennuie pas toujours : vous allez en juger. Pour fêter l'anniversaire du 13 juin, il s'agissait de faire quelque chose pour nous distraire; c'est moi qui me suis chargé de trouver un jeu, vous ne devineriez jamais lequel, et, si je ne vous le disais, vous donneriez votre langue au chat. Ce jeu est un de ceux qu'on célébrait jadis à la vogue de la Croix-Rousse : c'est le jeu du casse-pot.

"Trouver un bâton, tendre une corde qui traversait la cour, y suspendre un pot à fleurs dégarni, et le jeu était prêt. Il nous manquait un tambour pour faire du bruit et étourdir celui qui devait marcher les yeux bandés. Nous y suppléâmes avec nos voix; chacun de nous était tenu de faire du bruit aux oreilles du joueur et de dire : Rataplan, rataplan, rataplan, plan, plan, etc. Cela faisait un bruit assourdissant.

"Il y avait de quoi rire de voir tous ces hommes habituellement sérieux, avocats, journalistes, anciens législateurs, se divertir avec si peu de chose.

"Après une heure et demie d'exercice, le malheureux pot fut brisé en cent pièces. Le vainqueur fut enlevé et porté en triomphe sur les épaules des vaincus. On fit le tour du préau en chantant : La victoire est à nous, etc. En somme, nous avons passé un moment très agréable; c'est autant de dérobé aux heures d'ennui de la captivité. "

Dans le courant du mois d'août, on parla de nous transférer à Belle-Isle-enMer ; d'abord ce n'était qu'une rumeur à laquelle on n'attachait peu d'importance; puis mes amis firent prendre des renseignements à Paris, au ministère, et l'on nous apprit que c'était une affaire décidée.

Le gouvernement, en vue de notre transfèrement, faisait faire des réparations aux bâtiments qui avaient servi d'habitation aux transportés de juin 1848, avant qu'ils fussent envoyés à Lambessa.

J'extrais d'une de mes lettres le passage suivant :

"Citadelle de Doullens, 25 août 1850.

"Je croyais que le gouvernement s'était décidé à me laisser ici, il paraît que non. Les prisonniers de Doullens sont trop près de Paris. Ils reçoivent les visites de quelques amis, c'est une consolation trop douce pour des criminels comme eux. En outre, ils s'avisent d'avoir foi plus que jamais en l'avenir de la République et ne manifestent aucun repentir. Le gouvernement ne peut tolérer ça, il a dû se dire :

"Ces vieux républicains ne s'amendent pas, c'est abominable; Doullens n'est pas assez éloigné de la capitale ; il faut les envoyer à Belle-Isle; la Chambre n'a pas voulu que nous les embarquions pour Noukahiva, envoyons-les dans cette île, faute de mieux. -Cependant nous sommes assez bien gardés; sans compter les geôliers qui sont nombreux et les gendarmes, nous avons des soldats qui font faction autour des murs, le fusil chargé.

"Il y a des gens qui s'imaginent que ceux qui sont détenus dans une citadelle ont le droit de se promener partout, qu'il n'y a que les remparts à franchir pour être libre. C'est une erreur que rien ne justifie. En plus des remparts et des murs de la prison, qui sont d'une belle épaisseur, il y a deux murs très élevés qui nous cachent la vue du ciel sur une étendue considérable et isolent la prison. Entre ces murs se trouve un large chemin de ronde dans lequel sont placées des sentinelles prêtes à faire feu sur ceux qui tenteraient de s'échapper. Vous voyez qu'il n'est pas nécessaire de nous envoyer à Belle-Isle pour que nous soyons bien gardés.

"Adieu", etc.

Le directeur de la prison de Doullens fut nommé à la direction de celle qu'on préparait à Belle-Isle. Notre transfèrement était certain, mais ce qui ne l'était pas, c'était la date de notre départ.

Ce changement ne plaisait à aucun de nous, il déplaisait surtout à ceux qui avaient leurs familles fixées à Doullens : c'était un déplacement très coûteux.

Je reçus des nouvelles de Lyon; ma mère n'attendait plus que la permission du ministre pour se mettre en route; j'étais inquiet, j'avais peur que nous fussions enlevés de Doullens avant de l'avoir revue.

Le 3 octobre, le directeur de la prison m'apprit que la permission que j'avais demandée était accordée. J'écrivis quelques lignes à la hâte pour l'annoncer à mon beau-frère Bouvard.

A partir de cette époque jusqu'à la fin de ma captivité, j'ai correspondu avec lui; il écrivait pour ma mère qui avait le malheur d'être illettrée.

"Doullens, le 3 octobre 1850.

"Mon cher ami,

"Je tremble encore, tellement je suis ému. Le directeur vient de me prévenir que le ministre l'autorise à laisser entrer ma mère dans la prison. Je suis si heureux que j'en pleure. Je ne suis plus habitué à la joie.

"Depuis longtemps aucun rayon de bonheur n'était entré dans mon pauvre coeur. La surprise et le plaisir me suffoquent.

"Adieu", etc.

La pensée de revoir ma mère m'absorbait presque complètement. Tout le passé se déroulait devant moi; je me rappelais mon enfance et toutes les misères que ma famille avait endurées; puis en suivant d'année en année, j'arrivais à des temps plus heureux. J'attendais avec une impatience fiévreuse le moment où je pourrais contempler la bonne figure de ma mère. Que de choses à lui dire ! Que de questions à lui faire sur mes soeurs, sur mes frères, sur mes amis et sur Lyon !

De la fenêtre de ma cellule, je voyais la porte sur laquelle on entrait dans le préau, je tenais les yeux fixés sur elle jusqu'à ce que l'heure des visites fût passée.

Après, je descendais dans la cour. Ce sera pour demain, me disais-je. Pourvu qu'elle arrive avant qu'on nous fasse partir.

Enfin, le 11 octobre, j'eus le bonheur de lavoir. Lorsqu'elle entra dans le préau, je courus l'embrasser. Je n'ai jamais éprouvé une aussi grande joie de ma vie. Ma mère pleurait et riait; je faisais comme elle, je pleurais et je riais aussi. Nous nous regardions sans pouvoir nous parler, l'émotion était trop grande. Quand nous fûmes un peu remis, ma mère me prit la tête entre ses deux mains, comme autrefois lorsque j'étais petit; elle me regardait, puis m'embrassait en disant : "Mon pauvre enfant, tu dois être bien malheureux ici ! "

Je la rassurai autant que je le pus.

- Mais vous, maman, - j'avais conservé en grandissant l'habitude de l'appeler ainsi, -parlez-moi de vous, de mes soeurs et de mes frères.

Je passai avec elle cinq heures qui me parurent bien courtes.

Le gardien de service vint la chercher; il fallut nous séparer encore, mais jusqu'au lendemain seulement.

Dès que je me trouvai seul, j'écrivis quelques mots à mon beau-frère Bouvard.

"Citadelle de Doullens, le 11 octobre 1850.

"Mon cher Joanny, etc.

"J'ai le bonheur de t'annoncer que ma mère est arrivée ce matin en bonne santé. Je n'essayerai pas de te dire ce que j'ai éprouvé en la voyant, tu dois le penser.

"Depuis quelques jours, j'étais inquiet, je craignais d'être enlevé avant d'avoir pu l'embrasser. On le fera quand on voudra, je suis prêt maintenant.

"Ma mère restera à Doullens une dizaine de jours, à moins qu'on ne me fasse partir pour Belle-Isle avant ce temps et, dans ce cas, elle se mettra immédiatement en route pour Lyon.

"Adieu", etc.

Ma mère vint le lendemain, à 10 heures du matin; je l'attendais près de la porte ; j'avais laissé de côté l'uniforme de la prison pour revêtir mes habits civils.

Cette journée fut pour moi une journée de bonheur. Ma mère m'avait allaité et élevé; j'avais grandi et vécu près d'elle jusqu'à l'âge de vingt-trois ans. J'étais si heureux de la revoir après une séparation de près de cinq ans ! Je la conduisis dans ma cellule et nous causâmes longtemps. Plusieurs de mes amis vinrent lui faire une visite; puis l'heure de nous séparer sonna. J'embrassai ma mère et je lui dis : "A demain>

Quatre jours s'écoulèrent ainsi, jours heureux. Ce fut une éclaircie au milieu des ténèbres de ma détention.

CHAPITRE II

Premiers mois passés à la prison de Belle-Isle-en-Mer


La prison de Belle-Isle se composait de cinq ou six bâtiments parallèles de cent mètres de long, séparés par des rues de dix mètres de largeur; chacun d'eux était divisé en deux parties dans toute sa longueur par un mur, et de chaque côté de ce mur des chambres avaient été faites au nombre de dix dans une rue et au nombre de cinq dans les autres. Chaque petite chambre devait servir de logement à huit détenus et chaque grande chambre à seize. La moitié du bâtiment le plus rapproché de la mer était isolée des autres par des murs, et au lieu d'y faire des chambres on l'avait divisée en trente cellules destinées aux condamnés des hautes Cours de Bourges et de Versailles. Les cellules que l'administration nous faisait préparer n'étant pas encore terminées, on nous plaça provisoirement dans deux des petites chambres. Nous étions douze au Château-Fouquet, nous nous divisâmes en deux groupes de six. Une des chambres fut habitée par MM. Blanqui, Langlois, Pilhes, Napoléon Lebon, Kléber et Chipron; l'autre, par MM. Barbès, deville, Vauthier, Daniel Lamazière, Gambon et moi.

Il y avait un vaste préau dans lequel on avait de l'air, du soleil, et de l'espace pour se mouvoir.

Le terrain était légèrement incliné; de la partie la plus élevée, on voyait la mer par-dessus les murs; on voyait aussi quelques navires qui faisaient le cabotage, ou qui venaient chercher dans la rade de palais un abri contre les vents de la grande mer ou vents d'ouest.

Lorsque la mer était calme on voyait un grand nombre de bateaux pêcheurs; les uns sortaient du port de Palais, les autres venaient des îles d'Houat et de Hoédic. La principale pêche dans ces parages est celle de la sardine. Tout cela était vu de loin, c'est vrai, néanmoins ce fut une énorme distraction, surtout pendant les premiers mois.

On se lasse de tout. Dans la suite, j'ai connu des détenus blasés de la vue de la mer qui ne daignaient même plus la regarder. C'est toujours la même chose, disaitils, de l'eau, toujours de l'eau. J'étais loin de partager cette manière de voir; il s'est écoulé très peu de jours pendant toute la durée de ma détention à Belle-Isle, sans que j'aille la regarder. La mer change souvent d'aspect, elle est loin d'être toujours calme; les grands vents sont fréquents sur les côtes de Bretagne; les tempêtes mêmes n'y sont sont pas rares; les marées influent constamment sur sa surface et celle-ci en général reflète tous les tons du ciel.

C'était donc une distraction permanente et une ressource dans les accès de misanthropie. Quand on a passé plusieurs années sous les verrous, il y a des moments où tout devient insupportable, l'ennui vous enveloppe de toutes parts, on ne sait quel effort faire pour se dégager de ses étreintes; on a l'esprit chagrin, on s'isole; au lieu de voir ses amis et de leur dire : "Je m'ennuie, causons ensemble, cela changera le cours de mes idées", on les évite, on a honte en quelque sorte de ne pas résister aux conséquences de la captivité.

A Belle-Isle la mer était d'un grand secours, sa vue faisait penser à la France dont elle baigne les rivages; la france faisait penser à la famille, aux amis, à tout ce que l'on avait aimé et qu'on aimait encore. Les idées se modifiaient insensiblement, les nerfs se détendaient, et l'on rentrait dans sa cellule apaisé et disposé à reprendre des études qu'on avait abandonnés quelques instants auparavant.

Les premiers jours que je passai à Belle-Isle furent consacrés à faire connaissance avec les nouveaux compagnons que le gouvernement m'avait donnés.

En général les hommes aiment à parler de ce qui les touche de plus près : le soldat parle de son régiment, de ses compagnes; l'ouvrier parle de son métier; le commerçant de ses affaires; l'agent de change parle de la Bourse, etc.; ils parlent volontiers de la prison, des souffrances qu'ils ont endurées; ils veulent presque tous avoir été plus malheureux les uns que les autres, comme s'il était possible d'apprécier exactement ce que les autres peuvent souffrir.

Il y avait des détenus appartenant à un grand nombre de départements, mais c'étaient surtout les grandes villes qui en avaient le plus fournis. Paris, Lyon, Marseille, Rouen, Limoges, étaient représentés par les trois quarts des prisonniers.

Tous les détenus de Belle-Isle voulaient la République, mais tous ne la voulaient pas de la même manière. Les uns désiraient l'application immédiate de certaines théories sociales; les autres, esprits plus pratiques, reléguaient ces théories dans le domaine des chimères, ou n'en voyaient l'application possible que dans un avenir lointain; ils désiraient la République avec la plus grande somme de réformes compatibles avec l'éducation du peuple et introduites graduellement à mesure que la majorité du pays entrerait dans les voies républicaines.

Il y avait souvent des discussions dans le préau entre deux citoyens sur telle ou telle question; on les entourait et chacun des orateurs avait ses partisans et ses adversaires. C'est ainsi que le temps s'écoulait sans qu'on pût le mettre à profit, à cause de la vie commune qui était imposée à tous par la disposition des logements. La catégorie lyonnaise (juin 1849) avait un de ses membres dangereusement malade : c'était M. Damiron, ancien président de la Société des Voraces ; il me fit appeler dès qu'il sut mon arrivée. J'allai le voir à l'infirmerie et je le trouvai dans un état déplorable. Le lendemain matin, je parlai de lui au docteur chargé de visiter les malades.

- Votre compatriote est perdu, me dit-il, je ne crois pas qu'il ait encore un mois à vivre.

J'invitai tous les Lyonnais à se réunir dans une chambre; je leur fis part de ce que le médecin m'avait dit, puis je proposai d'organiser auprès du malade un service de veilleurs; deux d'entre nous feraient le service de jour et deux le feraient la nuit. Ma proposition fut acceptée à l'unanimité. On fit la demande au directeur qui l'accorda. Le pauvre Damiron, qui s'éteignait loin de sa famille, eut au moins la consolation de se voir entouré des soins de ses compatriotes et d'amis dévoués jusqu'à ses derniers moments.

Ce fut le premier détenu politique qui mourut à Belle-Isle.

A l'heure fixée pour son enterrement, tous les détenus marchèrent silencieux et recueillis derrière le cercueil porté par quatre amis du défunt. On fit le tour du préau, on l'accompagna jusqu'à la porte, où ses amis lui dirent un dernier adieu.

Après notre condamnation à Versailles, les représentants de la Montagne décidèrent d'envoyer à la prison de Doullens une somme mensuelle de deux cents francs, destinée à subvenir aux besoins de ceux de leurs anciens collègues qui étaient sans fortune. Cet acte de solidarité était le complément de ce que la Montagne avait fait depuis le 13 juin en faveur des représentants réfugiés en Suisse et en Angleterre.

Mes amis et moi, nous pouvions disposer de cet argent pour nos besoins personnels, en faire une réserve pour l'avenir ou le distribuer aux personnes qui nous paraissaient en avoir besoin. Lorsque nous fûmes à la prison de Belle-Isle, nous vîmes un grand nombre de nos codétenus d'un dénûment absolu; leur situation nous émut et nous songeâmes à l'argent que nous avaient envoyé nos anciens collègues de la Montagne. Nous nous réunîmes et nous examinâmes ce que nous pourrions faire pour soulager ceux de nos codétenus qui étaient privés de tout. Nous aurions pu distribuer immédiatement cet argent et avoir le bénéfice de l'acte généreux que nous aurions fait, mais à l'unanimité nous préférâmes laisser le bénéfice de l'action aux représentants de la Montagne.

Dans le parti démocratique on a malheureusement l'habitude d'attaquer les représentants républicains. Si l'on écrit dans un journal, ou si l'on parle dans une réunion, on frappe incessamment sur les membres de la gauche et on laisse parfaitement les membres de la droite. Certains écrivains ou orateurs trouvent que les députés ne font rien, sans examiner s'il leur est possible de faire davantage : ils les accusent de mollesse, de négligence, de trahison même, etc. Le plus souvent ces attaques sont injustes et partent d'un sentiment bas et égoïste; la plupart du temps ceux qui s'en rendent coupables sont des ambitieux qui cherchent à dénigrer les représentants républicains, afin d'empêcher leur réélection, espérant qu'ils pourront remplacer ceux qu'ils n'ont cessé d'attaquer dans leurs écrits ou dans leurs discours. En 1848 et 1849, quelques ambitieux appartenant à notre parti, aidés des ennemis de la République, avaient réussi, par leurs attaques incessantes, à déconsidérer la Montagne parmi les ouvriers; puis, le 13 juin 1849, au Conserva-toire, ces mêmes hommes criaient : Les représentants du peuple en avant ! Ceux-ci ont marché en avant, mais ils n'ont pas été suivis parce qu'on leur avait fait perdre l'influence légitime qu'ils auraient dû avoir, par la critique exagérée et par la calomnie dont ils avaient été l'objet. Dans l'espoir de rendre la Montagne populaire parmi les détenus de Belle-Isle, nous renvoyâmes à nos anciens collègues l'argent qu'ils nous avaient donné en leur faisant comprendre qu'ils pourraient en faire un emploi utile en le faisant distribuer à ceux de nos codétenus qui enduraient toutes sortes de privations.

CHAPITRE III

Je suis mis au cachot
On me fait passer dans le quartier des cellules
Coup d'Etat du 2 décembre 1851


Les petites tables que nous avions fait faire, mes amis et moi, fournirent au directeur l'occasion de faire sentir son autorité. Voici à quel propos :

Parmi les détenus, il y avait un menuisier qui confectionnait et vendait à ses codétenus différents objets en bois, caisses, coffrets et tables. Cet homme, au lieu d'acheter tout le bois qu'il débitait, eut l'indélicatesse d'employer des planches provenant de vieux lits militaires qui étaient en réserve dans une chambre, ce qui n'empêchait pas cet individu de faire payer très cher tout ce qu'il fabriquait. Les gardiens s'aperçurent de la disparition des planches et en prévinrent leur supérieur. Le directeur crut ou feignit de croire que nos tables avaient été faites avec du bois appartenant à l'administration. Il savait que nous les avions payées et que dans le cas où l'on aurait fait entrer du bois des lits militaires dans leur confection, il devait s'adresser au coupable et non à nous qui ignorions absolument si l'ouvrier achetait tout son bois ou s'il n'en achetait qu'une partie. Nos tables nous avaient été vendues pour du bois neuf et nous l'avions toujours cru neuf.

Le 14 mai, le directeur voulut nous faire enlever nos tables, sous le prétexte qu'elles étaient faites, en partie, avec du bois de l'administration. Nous refusâmes de les laisser enlever; nous expliquâmes au gardien-chef que nous les avions payées, que nous prétendions les garder, que nous ne les donnerions pas volontairement, et que nous considérions comme injurieux les soupçons de M. le directeur.

Le gardien-chef alla porter notre réponse à son supérieur, puis il revint avec l'ordre de nous enfermer dans notre chambre et de verrouiller notre porte. Cette mesure mit en émoi les détenus; nos amis voulaient prendre fait et cause pour nous. Barbès leur parla à travers les barreaux d'une fenêtre et leur recommanda le calme; il ajouta qu'il fallait laisser faire le directeur et lui laisser tout l'odieux de l'arbitraire.

Gambon, Maigne, Daniel Lamazière et moi, nous parlâmes dans le même sens.

Le directeur voulut faire de cela une grosse affaire : il fit venir deux compagnies d'infanterie, des gendarmes et tous les gardiens disponibles. On fit charger les armes à la troupe pour nous intimider, puis on vint nous saisir pour nous mettre au cachot. Le directeur nous fit conduire dans la citadelle et l'on nous enferma dans une petite casemate humide sous le rempart- Le directeur retourna dans la prison et fit empoigner dix-huit autres détenus; quelques-uns furent mis avec nous et les autres furent enfermés dans un autre cachot.

Un instant après, nous entendîmes des trépignements, des cris, puis la voix de l'inspecteur qui hurlait : Abattez-le, attrapez-le par les jambes. C'était notre camarade Duvillard que l'on maltraitait.

Ces cris, le bruit de cette lutte, nous surexcitaient au plus haut degré; nous nous attendions à ce que pareille chose nous arrivât. En effet, on vint ouvrir la porte du cachot, et l'on nous dit de descendre pour être fouillés devant la troupe. Les soldats, nous l'avons vu après, étaient rangés en bataille, le fusil chargé, devant la porte du couloir qui conduisait au cachot. Nous ne voulûmes pas subir cette humiliation; nous refusâmes de nous laisser fouiller.

Alors commença une scène de brutalité sauvage. Le directeur donna l'ordre de nous entraîner de vive force. Les gendarmes et les gardiens se ruèrent sur nous, nous frappèrent à coups de crosse de fusil; puis les coups de poing, les coups de pied et les bousculades firent leur jeu. Les gendarmes et les gardiens étaient trois fois plus nombreux que nous, nous devions être vaincus. On nous entraîna à environ un mètre les uns des autres. Ceux qui refusaient de marcher ou qui n'avaient pas pu se maintenir debout dans la lutte étaient traînés par les jambes et la tête frappait sur les dalles à chaque escalier.

Barbès fut le premier arraché du cachot et entraîné par le couloir au bas du rempart. Je fus saisi et entraîné comme lui; quand j'arrivai devant les soldats, la tête nue, les vêtements en désordre et traîné par les gardiens, Barbès, s'adressant aux soldats, leur dit en me montrant : "Soldats, voyez comment on traite un des vôtres; celui que l'on traîne ainsi, c'est le citoyen Commissaire, ancien sousofficier de chasseurs et représentant du peuple>

Le directeur furieux, hors de lui, s'écria : "Empêchez-le de parler, faites-le entrer là ." Il désignait du doigt une porte ouverte dans le mur du rempart.

Barbès fut poussé et entraîné vers la porte désignée par le directeur. Avant d'entrer, il appuya une main de chaque côté des montants et s'arc-bouta, mais les gardiens firent lâcher prise à une de ses mains et il fut jeté dans ce nouveau cachot, chacun fut traité de la même manière et l'on ferma la porte.

Nous étions huit qui avions subi les brutalités des gardiens, MM. Barbès, Maigne, Daniel Lamazière, Langlois, André, Mazin, Barrère et moi.

Ce cachot ressemblait à un corridor irrégulier; il avait à peu près deux mètres de largeur près de l'épaisse muraille où était la porte d'entrée et diminuait de largeur jusqu'au fond où il n'avait plus que quatre-vingt-dix centimètres; sa longueur était d'environ cinq mètres. La voûte, très élevée, était percée d'un trou dont l'orifice devait être au niveau de la partie supérieure supérieure du rempart. Les murs, de pierres brutes, n'avaient jamais été enduits de mortier. On y sentait une odeur de moisi particulière aux lieux humides.

Environ une heure après cette scène, la porte s'ouvrit; on nous donna nos coiffures qui étaient restées dans le premier cachot; on plaça près de l'entrée une cruche pleine d'eau, un baquet et deux bottes de paille.

Nous étendîmes la paille sur la terre et nous désignâmes les places pour nous coucher. Barbès qui était le plus grand d'entre nous, fut placé à l'entrée, afin qu'il pût s'allonger pour dormir-, ensuite, nous nous plaçâmes à côté les uns des autres; la moitié, c'est-à -dire quatre, furent obligés de dormir sans pouvoir s'étendre : le cachot n'était pas assez large. Le jour suivant, on renouvela notre eau et l'on nous apporta du pain : le quatrième jour seulement nous eûmes de la soupe.

Dans la prison de Doullens, les condamnés de Versailles étaient convenus entre eux d'une batterie particulière pour se reconnaître dans le cas où ils seraient séparés dans la même prison sans pouvoir communiquer. Cette batterie pouvait se battre sur les planches ou contre les murs; celui qui l'entendait devait répondre, c'était le moyen d'indiquer sa présence sans être obligé de crier, ce qui aurait pu le faire punir. Lorsque nous fûmes seuls, nous détachâmes une pierre du mur et nous fîmes la batterie à tout hasard. Nous voulions savoir si nos amis étaient restés dans le premier cachot où nous étions d'abord. Après avoir exécuté la batterie, nous prêtâmes l'oreille, mais nous n'entendîmes rien; nous recommençâmes et bientôt nous entendîmes des coups sourds; c'était notre ami Gambon qui nous répondait. Chaque jour, nous nous servions de cette batterie pour nous dire bonjour le matin et bonsoir avant de nous endormir.

Le cachot n'était éclairé que par la lumière qui passait par le trou de la voûte et par celle que filtrait une ouverture de quelques centimètres au-desus de la porte.

Entre le lever et le coucher du soleil on y voyait assez pour distinguer les objets, mais à aucune heure de la journée on n'y aurait assez vu clair pour lire, si nous avions eu des livres.

Une sentinelle se promenait jour et nuit devant la porte. Parmi les soldats qui furent appelés à faire faction devant le cachot, il s'en trouva plusieurs complètement dévoués aux idées républicaines; ils se mirent en rapport avec des parents de détenus qui étaient venus se fixer à Palais. Un de ces militaires se chargea de nous faire passer plusieurs objets que Mme Vauthier lui avait remis.

Une nuit, on frappa des petits coups à la porte; l'un de nous se leva et demanda à voix basse ce qu'on désirait; la sentinelle dit qu'elle avait un paquet de cigares et des allumettes à nous faire passer.

Le bas de la porte joignait mal; en creusant un peu avec le manche d'une cuillère on arriva vite à faire passer la boîte d'allumettes et les cigares. Les fumeurs Barbès, Mazin et Barrère furent très satisfaits et remercièrent chaleureusement le brave garçon qui s'exposait à une punition sévère pour nous obliger.

Une autre nuit on nous fit passer de la même manière une lettre, du papier, des plumes et de l'encre. Nous eûmes de la peine à lire la lettre; elle était de la femme d'un détenu; elle nous disait que nous pouvions avoir confiance en la personne qui nous remettrait la lettre. Cette lettre fut lue par l'un de nous à la clarté des allumettes que deux autres brûlaient alternativement. Le lendemain on nous donna de la viande; je pensais au luminaire qui nous manquait; je proposai de mettre de côté la graisse pour faire un lampion. Le hasard nous servit à souhait : on nous donna un bout d'os à moelle ; je le mis de côté pour en faire la lampe que je projetais. Le jour suivant on nous donna du lard; on en mit une partie en réserve. Je remplis de lard l'os creux, je fis une mèche avec la moitié de la houppe d'un bonnet de coton et j'allumai. La lumière que nous donnait notre lampe n'était pas belle, l'odeur qu'elle répandait n'avait rien d'agréable; néanmoins, elle nous rendit des services telle qu'elle était d'ailleurs, nous n'avions pas à choisir et, dans notre situation, nous n'avions pas le droit d'être difficiles. Deux ou trois jours après la confection de notre lampe, un factionnaire nous fit passer de nouveau un paquet de cigares. Nous lui demandâmes s'il voulait se charger de mettre à la poste des lettres que nous écrivions; il nous dit qu'il s'en chargerait bien volontiers. On alluma la lampe et, à sa triste lueur, j'écrivis quelques lignes à ma mère pour la tranquilliser à mon sujet.

Nous restâmes dix-sept jours dans cet affreux cachot, accroupis ou couchés sur la paille, dans la crasse et la puanteur. L'humidité me glaçait jusqu'à la moelle ; je craignais d'y contacter des douleurs rhumatismales, mais l'homme a la vie dure.

Tous mes amis se sont bien portés; il n'y a que moi qui ai souffert pendant quatre jours d'un mal de dents très douloureux.

En général, nous faisions bon coeur contre mauvaise fortune; c'était un moyen de narguer nos geôliers. Nous passions une partie du temps à chanter, à déclamer et à raconter des histoires. Langlois nous faisait le récit de ses voyages maritimes et de ses aventures dramatiques en Patagonie. Barrère et moi nous racontions des histoires de caserne. J'ai déclamé toutes les tirades de tragédie dont j'ai pu me rappeler. Chacun de nous faisait ce qu'il pouvait pour distraire ses compagnons d'infortune.

Les soldats avaient vu une partie des mauvais traitements que nous avions subis; ils le racontèrent dans la ville, en exagérant probablement. Nos amis de la Montagne furent informés de ce qui se passait et le gouvernement fut interpellé en séance publique. Le ministre promit de faire faire une enquête. Il envoya un inspecteur général des prisons s'assurer par lui-même si les faits articulés à la tribune n'étaient pas empreints d'exagération.

L'inspecteur général vint à Belle-Isle, s'enquit de l'origine du conflit, se fit ouvrir notre cachot, nous salua, donna un coup d'oeil dans l'horrible fosse où nous étions et lança un regard écrasant au directeur qui l'accompagnait, puis il se retira à demi suffoqué.

Que se passa-t-il entre l'inspecteur général et le directeur de la prison ? Nous ne l'avons jamais su. Mais une demi-heure s'était à peine écoulée qu'on nous fit sortir du cachot. Combien de temps y serions-nous demeurés sans l'intervention de nos amis de l'Assemblée législative ?

Le directeur avait évidemment fait trop de zèle en nous mettant dans ce lieu infect. Jamais d'autres détenus n'ont été remis dans ce cachot. Dans la suite l'administration fit construire des cellules de punition pour ceux qui commettaient des infractions au règlement. Ces cellules étaient propres et saines et ne ressemblaient en rien au petit cachot de la citadelle.

Au lieu de nous ramener dans nos anciennes chambres on nous conduisit dans le quartier des cellules.

Il y avait six cellules par corridor; j'eus pour voisins les citoyens Barbès, Daniel Lamazière, Maigne, Gambon et Vauthier.

Le citoyen Blanqui était dans le corridor à côté.

A quelque chose malheur est bon, dit-on : cela fut vrai pour mes amis et pour moi. Notre mise au cachot fut cause qu'on nous fit passer dans le quartier des cellules où nous étions beaucoup mieux sous le rapport du logement et de la tranquillité.

Pendant notre séjour au cachot, le directeur avait fait enlever nos malles, et sans le moindre scrupule les avait fait ouvrir; puis il avait visité nos papiers et s'était emparé de tous ceux qui étaient à sa convenance. On ne nous rendit nos malles, qui contenaient nos livres et notre linge, que le 1er juillet, juste un mois après notre sortie du cachot. C'était un supplément de punition.

Lorsque je réclamai les papiers qu'on m'avait enlevés, le directeur me dit : "Je les ai envoyés au ministre de l'intérieur ; écrivez-lui, il vous les rendra, s'il le juge à propos." Mes papiers furent perdus. Heureusement que ces papiers qu'on m'avait volés m'étaient tout personnels; depuis longtemps j'avais l'habitude de ne jamais rien garder de ce qui aurait pu compromettre quelqu'un.

A la suite de cette affaire, le directeur et l'inspecteur particulier de la prison furent changés; ils éprouvèrent une disgrâce, on les plaça dans des établissements moins importants.

Malgré les griefs que j'avais contre ces deux hommes, je dois dire, pour être juste, que les détenus n'y gagnèrent pas : ces deux fonctionnaires furent remplacés par des individus qui étaient loin de les valoir sous le rapport de l'humanité. Ceux que nous perdions valaient peu de chose, mais ceux qui les remplaçaient ne valaient rien.

Pendant le mois de juin, en attendant qu'on me rendît mes livres, je m'occupai à défricher un morceau de terrain pour y faire un jardinet. Le préau, quoique beaucoup plus petit que celui du grand quartier, avait une surface relativement considérable eu égard au nombre de détenus habitant les cellules.

Plusieurs détenus provoquèrent une réunion dans laquelle il fut décidé qu'une partie du préau serait divisée en trente parts, de façon que chacun pourrait avoir un petit jardin, et que ceux qui ne voudraient pas le cultiver pourraient le céder à leur amis. Dans la partie non cultivée nous fîmes des chemins pour nous promener. Dans beaucoup d'endroits le rocher était à fleur de terre; il y avait même des parties saillantes à la surface du sol; à force de travail, nous vînmes à bout de niveler le préau : après on pouvait marcher sans se préoccuper où l'on posait les pieds. Des rigoles fuent établies pour l'écoulement des eaux pluviales, puis nous construisîmes une butte de laquelle on découvrait une partie de la rade de palais. Peu à peu une grande partie du sol du préau fut défoncée, la terre criblée et les pierres enlevées.

Sur trente détenus, il n'y en avait guère que quinze qui s'adonnaient au jardinage. J'étais de ce nombre. Je trouvais que piocher ou bêcher était un exercice salutaire; cette occupation fatiguait les muscles et reposait l'esprit absorbé par l'étude. C'était aussi une source de petites jouissances. Chaque jour je visitais mon petit jardin, je l'arrosais, j'arrachais les mauvaises herbes, je suivais attentivement les progrès de la végétation. Bien que j'eusse l'espoir de ne pas mourir en prison, je ne savais combien d'années cela durerait, je m'arrangeais donc pour m'y ennuyer le moins possible.

Des cours s'organisèrent dans la prison; plusieurs détenus se firent un plaisir d'enseigner à leurs camarades une partie de ce qu'ils savaient.

En prison plus encore qu'ailleurs, les premières leçons d'un cours sont suivies par un grand nombre d'élèves et, à mesure qu'on avance dans l'étude de ce qui fait l'objet de l'enseignement, soit que les difficultés augmentent, soit que la ténacité fasse défaut à la plupart des individus, les rangs s'éclaircissent et, insensiblement, il ne reste plus à la fin que ceux qui avaient réellement la ferme volonté d'apprendre.

Il y a beaucoup d'hommes qui seraient très heureux d'être instruits s'il ne fallait faire tant d'efforts pour apprendre.

Le nouveau directeur était tout l'opposé de son prédécesseur : celui-ci était petit, maigre, vif, emporté, mais son coeur n'était pas complètement fermé à la pitié; celui-là, grand, maigre aussi, était toujours calme, froid, très poli, n'élevant jamais la voix, mais insensible à toutes les souffrances que pouvaient endurer ses semblables. Cet homme flegmatique aurait fait fusiller cent mille hommes sans éprouver la moindre émotion, et il aurait fait mettre à la torture la moitié de l'espèce humaine pour conserver sa place.

Toutes les lettres qui contenaient des allusions à la politique étaient interceptées; qu'elles vinssent des familles ou qu'elles fussent adressées à leurs parents par les détenus, la règle était la même.

Pendant les deux ou trois mois qui ont précédé le coup d'État jusqu'au jour où nous avons cessé d'être sous la direction de cet homme, il nous a été défendu de dire dans nos lettres autre chose que des phrases de ce genre : je me porte bien; il fait beau temps, etc. Il n'était pas permis de se plaindre ou de signaler les abus dont nous étions victimes, ou alors nos correspondances étaient supprimées. Mais celui qui aurait voulu faire l'éloge du gouvernement ou de l'administration de la prison aurait pu écrire cinquante pages avec la certitude que sa lettre parvindrait à son adresse

Des bruits de coup d'État arrivaient jusqu'à nous, cependant le plus grand nombre n'y croyait pas. Quant à moi, je le redoutais, parce que j'étais convaincu qu'il réussirait si le président avait la scélératesse de le tenter.

C'est le Moniteur universel qui nous apprit que Louis Bonaparte avait de nouveau violé la Constitution au mépris de son serment. L'Assemblée était dissoute, la loi du 31 mai était abrogée et le peuple était appelé à voter par oui ou par non sur la question de savoir si le président serait nommé pour dix ans. Cette nouvelle produisit une grande émotion parmi les détenus, surtout parmi les plus éclairés; ces derniers entrevoyaient comme conséquence de cet attentat le rétablissement de l'Empire; mais les plus ignorants détestaient la majorité royaliste de l'Assemblée et n'étaient pas fâchés de la voir dispersée sans s'inquiéter des suites.

On agita la question de savoir si nous devions tenter de sortir de vive force de la prison ou bien si nous devions envoyer une délégation auprès du directeur pour le sommer de nous ouvrir les portes de la prison, le gouvernement légal ayant cessé d'exister.

Tenter de sortir de prison sans appui extérieur était une entreprise irréalisable et insensée; si la chose eût été possible, nous n'aurions pas attendu le coup d'État pour prendre la clef des champs. Quant à la délégation, elle ne pouvait que conduire au cachot ceux qui en auraient fait partie, sans aucun profit pour personne.

La garnison était sous les armes; nous vîmes les artilleurs préparer les canons des remparts de la citadelle qui battaient dans les préaux ; de sorte qu'il était impossible de bouger; il n'y avait qu'à gémir sur ce qui se passait en France, sans rien pouvoir faire pour l'empêcher. Nous passâmes plusieurs jours dans des angoisses cruelles, nous n'étions renseignés que par le Moniteur universel, journal officiel du pouvoir ; tout était fini que nous espérions encore.

En apprenant la mort de l'héroïque Baudin, nous apprîmes que notre ancien codétenu Dussoub (Gaston) était mort aussi sur une barricade, revêtu des insignes de son frère le représentant qui était malade. ce brave citoyen avait quitté BelleIsle depuis peu de temps où il avait achevé de subir une peine de trois ans de prison à laquelle il avait été condamné pour les affaires de Limoges (avril 1848). C'était un homme ardent, sympathique, d'une grande bravoure et d'un dévouement sans bornes à la république. Sa fin fut celle d'un héros.

Le coup d'État faisait disparaître les espérances que le parti républicain fondait sur les élections de 1852.

Après les fusillades eurent lieu les emprisonnements, les transportations à Cayenne et à Lambessa, les exils et les internements. Plus de cent mille citoyens furent frappés. Ce qui restait de la presse applaudissait aux persécutions, ou était réduit au silence.

Les chefs de l'armée, la magistrature, le clergé et la foule des fonctionnaires, grands et petits, rivalisaient de basesse et de zèle pour féliciter et encenser l'auteur du guet apens du 2 décembre 185 1.

Dans les mains des complices de Bonaparte, le suffrage universel devenait un instrument de despotisme. Ce n'était plus le peuple qui votait librement, c'étaient les maires dans les trente sept mille communes qui faisaient voter les électeurs sous une pression terrible, et sous la menace d'être envoyés à Cayenne.

Sans être pessimiste, on pouvait se demander ce que deviendrait le parti républicain après ces orages. Il était battu, persécuté, dispersé aux quatre vents.

La cause républicaine, il est vrai, est la cause du droit et de la justice qui sont éternels. Mais pour faire triompher le droit et la justice, il faut des hommes. La marche du progrès n'est pas fatale, elle n'a pas lieu quand même. Le progrès se fait en raison directe des efforts que font ceux qui le désirent et en raison inverse de la résistance que lui opposent ceux qui n'en veulent pas.

Il y a des gens qui croient que les persécutions servent la cause des persécutés : c'est une grave erreur que j'ai partagée dans ma jeunese. Lorsqu'on réfléchit un peu, il n'est pas difficile de se convaincre du contraire. Les persécutions retardent toujours le triomphe de la cause persécutée, quand elles ne la détruisent pas pour jamais.

CHAPITRE IV

Années 1852 et 1853


A partir du coup d'État les détenus de Belle-Isle furent à peu près oubliés; il n'y eut plus guère que leurs familles et quelques amis intimes qui pensèrent à eux.

Les commissions mixtes, instituées par Louis Bonaparte, ont condamné sans les entendre, et contrairement à toutes les règles de la justice, tant de citoyens à la transportation à Cayenne et à Lambessa, ou à l'exil, que les trois cents détenus de Belle-Isle-en-Mer étaient peu de choses auprès de ces milliers de victimes.

Dans le courant de janvier 1852, le nouveau ministre de l'intérieur, M. Fialin de Persigny, un des complices de Bonaparte et ancien détenu bonapartiste sous Louis-Philippe, daigna s'occuper des prisonniers politiques, mais seulement pour aggraver leur situation en leur retranchant une partie des vivres qu'ils avaient eus jusque-là .

Le régime ancien se rapprochait beaucoup de celui des militaires; nous avions matin et soir de la soupe et un peu de viande. D'après le nouveau règlement, la portion du soir était supprimée et elle était remplacée par des légumes secs, haricots, fèves, pois, lentilles et riz.

On faisait courir toutes sortes de bruits dans la prison; celui qu'on répétait avec le plus de persistance était celui-ci : on disait que le gouvernement allait commuer en exil la peine de tous les prisonniers politiques condamnés pour des faits antérieurs au coup d'État.

Sans ajouter foi à ce bruit, je me mis néanmoins à étudier l'anglais. Plusieurs de mes amis et moi, nous priâmes notre ami Napoléon Lebon, qui connaissait très bien les principales langues d'Europe, de nous faire un cours d'Anglais. J'avais ce qu'il fallait pour commencer, c'est-à -dire une grammaire, des dictionnaires et quelques livres anglais. J'avais repris à Doullens l'étude de l'italien que j'avais commencée à Lyon, et en même temps que je m'étais fait acheter des livres italiens, je m'étais fait acheter aussi des livres anglais. Je me mis donc à étudier avec ardeur, en prévision d'une éventualité qui ne devait pas se présenter. Les difficultés pour faire sortir des lettres en secret étaient plus grandes, je profitais de toutes les occasions : détenus libérés, visiteurs et même jusqu'aux gardiens.

"Belle-Isle, le 1er juin 1852.

"Mon cher Joanny,

"M. Deville, dont je t'ai parlé dans ma dernière lettre, vient d'être mis en liberté. Le gouvernement lui a fait remise de sa peine : malheureusement, cet acte de réparation est venu bien tard pour lui, la prison n'a guère rendu qu'un cadavre à sa famille. Mon ami Gambon et moi, nous avons obtenu la faveur de porter sur une chaise notre vieux coaccusé de Versailles jusqu'en dehors des portes de la prison, et là, nous lui avons dit adieu. Il était très ému et nous aussi. Depuis trois ans nous vivions dans les mêmes prisons à la Conciergerie, à Versailles, à Doullens, au Château-Fouquet, et ici. Cet adieu est sans doute le dernier.

"L'ami que nous avons quitté est un vieillard, il ne tardera pas à terminer une vie abrégée par les souffrances de la captivité. Gambon et moi, nous sommes jeunes, nous resterons encore de longues années sous les verrous; nous n'avons donc pas l'espoir de le revoir.

"Merci de la petite fleur que tu m'as envoyée, je la conserverai précieusement ; j'y attache un grand prix, parce que c'est notre ami Germain Vallier, le pauvre proscrit, qui l'a cueillie.

"La vue de cette fleur m'a fait faire un retour vers le passé; j'ai pensé à vous tous que j'aime tant, j'ai pensé à la campagne, aux bois et aux montagnes que je n'ai pas vus depuis longtemps.

"Il y a des moments où je donnerai dix ans de ceux qui me restent à vivre pour passer quelques heures avec ma bonne mère, mes soeurs et mes frères.

"Que je serais heureux de regarder une heure à ta fenêtre, je verrais aller et venir les hommes, les femmes; je verrais les enfants qui jouent insouciants sans penser à l'avenir. Lorsque j'étais enfant, je ne me doutais pas du sort qui m'était réservé. Il me semble aussi que ce serait un grand bonheur pour moi, de pouvoir courir dans une prairie ou bien de marcher pendant une heure droit devant moi sans être arrêté par un mur.

"Tu vas sourire en lisant ce qui précède; tu diras : "ce sont des enfantillages, la prison influe sur le cerveau. " Ne sois pas trop sévère pour moi, mon ami, les moments les plus heureux en prison sont ceux que l'on passe en rêvant.

"Mon petit jardin me donne aussi quelques distractions. J'obtiens des produits magnifiques et capables de rendre jaloux les jardiniers de Caluire, de Villeurbanne et de la Demi-Lune.

"Adieu", etc.

Toutes les fois que je pouvais faire sortir en secret une lettre, je la faisais longue, et quelques jours après, j'en écrivais une courte qui passait sous les yeux du directeur pour détourner ses soupçons. Celles que le directeur lisait ne contenaient que des choses insignifiantes, ou autrement ma famille ne les aurait pas reçues; mais les autres sont en quelque sorte un miroir qui reflète mes pensées et qui indique les différentes phases que mon esprit a traversées à mesure que l'influence de la prison s'est fait sentir.

Je vais continuer à en donner des extraits "Belle-Isle, le 13 septembre 1853.

"Depuis trois jours j'ai trente ans, mon cher Joanny ; jusqu'à présent je n'ai guère connu que les misères de la vie; si les jours qui me restent à vivre devaient ressembler à ceux que j'ai vécus, la mort serait mille fois préférable ; j'espère que ça changera. Que deviendraient les malheureux s'ils n'espéraient pas ? L'espérance donne la force de supporter patiemment bien des ennuis, c'est la consolation de tous ceux qui souffrent. Oui, mon ami, j'espère encore, j'espère toujours. J'espère que les hommes deviendront meilleurs, que les bons ne seront plus opprimés par les méchants; j'espère, malgré les revers de la démocratie, que le règne de la justice viendra, et ce jour-là les hommes seront frères. Les forts protégeront les faibles, les ignorants seront éclairés et enseignés par ceux qui posséderont le savoir. Espérer tout cela, c'est espérer du bonheur.

"Le jour anniversaire de ma naissance, 10 septembre, j'ai bien pensé à vous tous, mais principalement à ma bonne mère. Il y a trente ans qu'elle souffrait pour me mettre au monde; depuis, son affection pour moi ne s'est jamais démentie, sa vie n'a été qu'un long dévouement; bien que sa tâche fût lourde pour nous élever, elle n'a jamais désespéré de nous voir arriver à l'âge d'homme. Je me rappelle une réponse que lui dictait son bon sens et qui m'avait frappé. C'était un jour qu'on la contrariait au sujet de ses quatre marmots qui ne gagnaient pas un sou et qui avaient le malheur d'avoir un appétit de petits loups. "Bah ! dit-elle, ça ne durera pas toujours, les petits deviendront grands, s'il plaît à Dieu !"

"C'est pour elle surtout que je voudrais devenir libre, afin de lui rendre une partie des soins qu'elle m'a prodigués.

"Parlons un peu de Belle-Isle.

"Je fais des progrès dans le jardinage; j'ai pour professeur M. FayolleSommeras, le frère de M. Fargin-Fayolle. Lorsque je retournerai à Lyon, je t'apprendrai à cultiver un grand nombre de légumes d'abord, quel que soit leur prosaïsme : l'utile avant l'agréable, comme aurait dit le père Cabet.

"Dès notre arrivée à Belle-Isle, on nous promit des bains de mer. Jusqu'à ces derniers jours, c'était de la viande creuse pour nous. Cependant le ministre s'est décidé à en faire donner aux malades, et, quoique assez bien portant, j'ai été compris parmi ceux qui devaient en prendre. Il y avait quatre ans que je n'avais pas nagé, depuis Strasbourg en 1848. Aussi je m'en suis donné autant que j'ai pu. "

Il y avait déjà huit mois que M. Fialin de Persigny avait diminué la quantité de vivres qui nous était donnée avant son avènement au ministère. Plusieurs détenus étaient malades, c'est ce qui avait engagé le médecin de la prison à demander des bains de mer pour eux.

Les bains étaient utiles mais ne pouvaient remplacer la viande pour des estomacs délabrés par un régime débilitant.

Les détenus du quartier des cellules se réunirent pour aviser et décidèrent de nommer deux délégués pour réclamer, auprès du directeur, le retour à l'ancien régime, ou au moins une augmentation de la ration quotidienne.

Mon ami Vauthier et moi, nous fûmes chargés de cette mission par nos amis. Nous allâmes trouver le directeur, nous lui expliquâmes la situation et nous terminâmes en disant qu'il était impossible qu'un homme puisse continuer à se bien porter en consommant une aussi petite quantité d'aliments. Le directeur eut l'air de nous écouter attentivement, et voici la réponse qu'il nous fit avec beaucoup de flegme :

"L'alimentation actuelle ne produira pas les effets que vous croyez : l'estomac s'affaisse avec le temps, les facultés digestives diminuent et le corps s'habitue à une plus petite quantité d'aliments. Je transmettrai votre réclamation à M. le Ministre, mais je ne crois pas qu'il la prenne en considération. "

Nous nous retirâmes, sinon enchantés, du moins étonnés de voir avec quel calme ce monsieur nous avait annoncé que nos estomacs allaient s'affaisser, que nos facultés digestives diminueraient, etc.

Nous rapportâmes la réponse à nos amis. Plusieurs s'écrièrent : "Nous digérerons encore bien moins quand nous serons morts. "

Mon beau-frère Bouvard m'écrivit au nom de ma mère et de mes soeurs pour m'engager à faire ma soumission, afin d'obtenir ma liberté.

Voici un extrait de la réponse que je lui fis

"Belle-Isle, le 28 septembre 1852.

"Mes chers parents,

"Et vous aussi, vous tous que j'aime tant, vous me conseillez de faire ma soumission, vous me dites de demander pardon pour obtenir ma liberté !

"Quel pardon voulez- vous que je demande ? Celui d'avoir fait mon devoir en voulant faire respecter la loi violée ? Vous n'avez pas réfléchi, sans cela vous ne me feriez pas une proposition pareille. On vous a poussés à faire des démarches en ma faveur et vous avez cédé à de mauvais conseils. Vous l'avez fait dans de bonnes intentions, mais votre affection pour moi vous a entraînés trop loin. A l'avenir, je vous en prie, ne vous exposez plus à des humiliations chez les fonctionnaires du gouvernement actuel.

"Je compte sur toi, mon cher Joanny, pour faire comprendre à ma mère et à mes soeurs que je ne puis leur obéir dans cette circonstance, ce serait une lâcheté; la désobéissance dans ce cas est un devoir pour moi. Je ne puis pas vous dire tout ce que je pense, tellement je crains de vous affliger. Si je pouvais causer seulement dix minutes avec vous, je suis convaincu que vos partageriez ma manière de voir et que vous repousseriez toute démarche auprès d'un pouvoir quia volé toutes les lois.

"Tu me demandes s'il est vrai que les citoyens Boch et Vauthier ont été mis en liberté. Boch a été mis en liberté sans avoir fait aucune demande; il me l'a affirmé sur l'honneur, et je le crois trop loyal pour m'avoir trompé. Quant à Vauthier, sa femme a obtenu qu'il fût transféré à Paris; il est à Sainte-Pélagie où il subit sa peine. Il a donc tout simplement changé de prison, il n'a que l'avantage d'être plus près de sa famille. "

Dans le courant du mois d'octobre 1852, j'éprouvais un grand plaisir; mon beau-frère Bouvard m'envoya une caisse de livres et en même temps les portraits de ma mère, de ma soeur Annette et son propre portrait, tous les trois réunis dans un seul tableau. Ces portraits, faits au daguéréotype, étaient la reproduction fidèle des traits de mes chers parents.

Que de fois j'ai contemplé ces bonnes figures pendant ma détention; c'était ma consolation dans les heures de tristesse; il me semblait que ma mère me regardait et me comprenait.

CHAPITRE V

Années 1854, 1855, 1856


Pendant les quatre premières années que je passai en prison, ma santé s'est maintenue assez bonne, mais à partir de la cinquième, je devins excessivement maigre. Mon estomac refusa de digérer les légumes secs. Le médecin de la prison, croyant à un commencement de phtisie pulmonaire, m'ausculta et reconnut que mes poumons étaient sains. Seulement, il m'engagea à cesser de manger des légumes secs, et de les remplacer par du bifteck.

Le directeur m'avait dit : "L'estomac s'affaisse et s'habitue à une plus petite quantité d'aliment." Ce n'était pas seulement mon estomac qui s'affaissait, c'était tout mon individu. Il est problable que je ne serais pas sorti vivant de la prison si je n'avais pu en améliorer le régime par un supplément de nourriture.

Il arrivait de temps en temps quelques condamnés politiques qui nous apportaient des nouvelles de Paris. Ils venaient d'être jugés, il y avait peu de temps qu'ils étaient en prison, ils étaient encore gais, vifs et bruyants ; ils élevaient la voix quand ils parlaient; leur attitude, leur vivacité et leur air contrastaient avec l'attitude, la vivacité et l'air de ceux qui subissaient la détention depuis six ans comme les condamnés de juin 1848, ou depuis cinq ans comme les déportés de Versailles.

Quand on a passé plusieurs années séparé du monde, il se produit dans le corps une espèce de détente générale; on perd sa vivacité par le défaut de mouvement, on contracte l'habitude de parler bas : cela tient à ce que l'on est espionné le jour et la nuit. Si l'on se promène deux ou trois ensemble dans le préau, ou si l'on stationne, on parle bas pour ne pas être entendu des gardiens ou des détenus que l'on soupçonne être des faux frères; enfin, si l'on cause plusieurs dans une cellule, on parle encore bas pour la même raison. Il y a certainement bien des conversations que les gardiens pourraient entendre sans que cela nuise à ceux qui y prennent part. Mais les détenus aiment à parler de politique, de projets d'évasion et de moyens de correspondre en secret avec leurs familles et leurs amis. La moindre indiscrétion ou imprudence pourrait faire avorter un projet de fuite ou arrêter une correspondance occulte.

Un long séjour dans une prison donne généralement à la figure des vieux prisonniers un air triste et mélancolique qui frappe ceux qui les voient la première fois. Le teint de la face change et prend une couleur particulière; chez les vieux prisonniers, cette teinte a de l'analogie avec ce que dans les beaux-arts on appelle patine du temps pour les vieux tableaux et les vieux monuments.

L'emprisonnement prolongé peut être considéré comme une maladie. Tout individu qui passe de cinq à dix ans sous les verrous est pendant les dernières années de sa peine plus ou moins malade. Il y a bien quelques natures d'élite ou plutôt quelques organisations particulières qui s'accommodent mieux de certaine situation, sans que l'on puisse dire d'une manière absolue que la captivité ne les affecte pas.

Ceux qui arrivaient à Belle-Isle en 1854 chuchotaient entre eux en nous regardant; ils trouvaient que nous n'avions plus d'énergie, que nous étions affaissés moralement et physiquement. Au bout de quelques mois de séjour parmi nous, les plus terribles changeaient le plus souvent d'avis, le découragement s'emparait d'eux, tandis que la plupart des anciens étaient résignés et supportaient bravement la situation que les événements leur avaient faite.

A mesure que les années s'écoulaient, la prison devenait de plus en plus difficile à supporter.

Le pays semblait s'accommoder du régime impérial; les prisonniers politiques perdaient l'espérance de voir renverser violemment un pouvoir qui s'appuyait sur une nombreuse armée, qui faisait dire à peu près ce qu'il voulait au suffrage universel, grâce à la complicité d'un grand nombre de maires, et grâce surtout à l'ignorance des électeurs des campagnes. Le gouvernement issu du coup d'État ne se relâchait pas de ses rigueurs envers les républicains; il les emprisonnait, il les faisait condamner par une magistrature dont une partie subissait son influence et les envoyait en Afrique ou à Cayenne. L'amnistie, que beaucoup avaient espérée, semblait reléguée aux calendes grecques. Les projets d'évasion n'existaient plus qu'en théorie, on avait reconnu l'impossibilité de les mettre en pratique. Les communications avec l'extérieur de la prison étaient devenues excessivement rares, et ce n'était que de loin en loin qu'il m'était possible de faire sortir une lettre en secret.

Ma famille m'écrivit dans le courant de juillet pour me reprocher ma négligence, je ne lui avais pas écrit depuis plusieurs semaines. Il ne m'avait pas été possible de faire sortir secrètement une lettre, et je ne pouvais me résigner à faire lire par le directeur ce que j'écrivais.

"Belle-Isle, le 16 juillet 1854.

"Mon cher Joanny,

"Il y a des jours où je vous écrirais du matin au soir si je ne craignais de vous contrarier, mais d'autres fois la prison me pèse, il me semble que j'ai une énorme calotte de plomb sur la tête. Je suis tellement accablé par l'ennui que je suis incapable de tenir une plume. Alors je cultive mon jardin, cela n'exige aucune contention d'esprit, je fais un peu de musique, mais je n'écris à personne.

"Encore des mariages; l'ami P... vient de se marier, et tu me dis que Mlle Garçon va se marier aussi. Elle n'était qu'une enfant quand je suis parti, mais, si elle ressemble à sa mère, elle fera une digne et excellente épouse.

"Ces mariages me font penser que je me fais vieux et que j'ai beaucoup de chances pour rester célibataire. C'est dommage, j'ai toujours rêvé de passer ma vie avec une bonne femme ; c'est si bon d'aimer et d'être aimé ! "Allons ! il faut chasser ces pensées qui m'attristent, le sort en est jeté, il faut de la résignation.

"Comme on dit à la caserne, je vais t'indiquer ce qu'est devenue ma pauvre carcasse.

"Voici mon signalement :

"Taille, un mètre soixante-neuf centimètres; cheveux et barbe de toutes les nuances, depuis le blond des albinos jusqu'au noir d'ébène. Ce qui me désole, ce

n'est pas d'avoir quelques cheveux blancs, c'est de les voir s'éclaircir sur mon crâne avec une rapidité effrayante. Mes yeux me semblent plus enfoncés qu'il y a huit ans; mon nez ressemble à celui de notre mère, mais il est plus gros, Je me suis fait arracher une dent et j'en ai trois autres avariées. Ajoute à cela des commencements de rides aux angles extérieurs des yeux, de chaque côté du nez et de la bouche, et tu pourras avoir une idée des ravages que le temps et la prison ont fait subir à mon pauvre individu.

Pendant les premières années de ma détention ma santé était bonne, je dormais

bien; il n'en fut pas de même dans la suite. En même temps que ma santé s'altérait, mon sommeil devenait agité et n'était plus réparateur; j'avais des cauchemars épouvantables et je rêvais une partie de la nuit.

A partir de la septième année, j'eus des insomnies qui sont devenues de plus en plus fréquentes jusqu'au jour où je suis devenu libre.

"Belle-Isle, le 20 juillet 1856.

"Il est question de transférer les détenus de Belle-Isle en Corse; ce transfèrement n'aura lieu qu'à la fin de septembre, s'il a lieu. Quoi qu'il arrive, je suis prêt. Je ne vois pas ce changement d'un bon oeil, mais il faut faire bon coeur contre mauvaise fortune; d'ailleurs, ne faut-il pas laisser faire ce qu'on ne peut empêcher?"

"Belle-Isle, le 19 août 1856.

"Mon ami Daniel Lamazière, ancien représentant de la Haute-Vienne, vient d'être gracié. J'ai bien regretté l'ami qui partait, mais j'ai été heureux en pensant qu'il allait vivre au milieu de sa famille qu'il aime tant et dont il me parlait souvent.

"Nous ne restons plus que cinq à Belle-Isle sur vingt condamnés de Versailles.

"J'ai eu la fantaisie de me couper la barbe, il y a trois semaines ; j'ai été effrayé en me regardant dans mon miroir ; je suis excessivement maigre; en un mot, je n'ai que la peau collée sur les os, comme le loup de la fable, mais j'ai la liberté de moins que lui.

"La mauvaise nourriture, les ennuis causés par la prison et peut-être un peu trop d'assiduité à l'étude, ont contribué à me rendre tel que je suis. "

"Belle-Isle, le 10 octobre 1856.

"Mon cher Joanny,

"Tu me crois probablement en Corse ; il n'en est rien. Je suis toujours à BelleIsle, le départ a été ajourné encore une fois. Attendons ; si c'est pour être plus mal, le départ aura lieu assez tôt. La cause de ce retard est, dit-on, le manque d'ouvriers. On n'a pas trouvé à Corté un nombre suffisant de maçons et de charpentiers pour faire les travaux nécessaires pour approprier le bâtiment à sa nouvelle destination : c'est un hôpital militaire abandonné qu'on transforme en prison."

"Belle-Isle, le 2 décembre 1856.

"Tu me demandes si le transfèrement se fera par mer. Aujourd'hui, l'on pourrait se demander s'il se fera. On avait fixé la date du départ entre le 15 et le 30 novembre : nous voici arrivés au 2 décembre; il n'y a encore rien de nouveau. J'ai emballé mes livres et mes autre bibelots le 14 novembre, afin d'être prêt à partir le lendemain; chaque jour j'ai fait comme soeur Anne de Barbe-Bleue, et je n'ai rien vu venir. C'est une existence stupide que celle que je mène depuis qu'il est question de ce départ : je suis désoeuvré, je n'ai pas le courage de faire quoi que ce soit. J'ai les oreilles rebattues du matin au soir par des phrases comme celles-ci : "Partirons-nous ? Ne partirons-nous pas ? Vous venez du préau, avezvous vu la mer ? Y a-t-il un navire en vue ? " etc.

"A présent que le 30 novembre est passé, je ne sais si nous partirons ou si nous resterons. Le gouvernement s'est peut-être ravisé ou la prison de Corté n'est pas encore prête; quoi qu'il en soit, je ne serais pas fâché de voir cesser cette incertitude. On ferait mieux d'exécuter les gens tout de suite plutôt que de les faire souffrir si longtemps."

CHAPITRE VI

Année 1857
Départ pour la Corse


C'est surtout à partir de cette année que j'ai été en proie à des insomnies considérables.

Le sommeil est nécessaire à la santé, il calme et rafraîchit le cerveau; de plus, quand on dort, on oublie les ennuis du jour. Durant les dernières années de ma captivité, la privation de sommeil produisait chez moi une surexcitation cérébrale qui me donnait parfois des inquiétudes; malgré mon calme apparent, je craignais que cet état ne s'aggravât encore et ne produisît dans la suite une éclipse partielle de ma raison.

Je ne devais pas jouir de mon nouveau jardin. Au moment où l'on y songeait le moins, l'ordre de départ pour la Corse vint nous surprendre.

Il ne faudrait pas croire que je regrettais d'avoir pioché : bien au contraire, je me sentais plus fort pour faire le voyage. Dès que je connus la nouvelle, j'écrivis à ma famille pour la prévenir.

"Belle-Isle, le 24 novembre 1857.

"Mon cher Joanny,

"Le transfèrement à Corté va enfin s'effectuer,- après avoir été sur le point de partir l'année dernière, on avait fini par n'y plus guère songer; comme toujours, c'est au moment où l'on en parlait le moins que l'ordre de départ est arrivé.

"Nous partirons le 26 de ce mois".

La prison de Corté était un ancien hôpital qu'on avait transformé pour nous recevoir. Il se composait de quatre salles : deux au rez-de-chaussée et deux au premier étage; elles étaient éclairées par des fenêtres de chaque côté. Trois de ces salles avaient été divisées en cellules; un long corridor établi au milieu dans toute la longueur du bâtiment donnait accès dans les petites cellules destinées aux détenus; chacune d'elles était éclairée par la moitié d'une fenêtre; les cloisons séparatives partaient toutes du milieu des fenêtres.

Cet hôpital, bâti en marbre blanc commun du pays, n'avait pas été habité depuis longtemps; on ressentait dans les chambres un froid qui vous glaçait

jusqu'à la moelle. Situé sur le flanc et presque au sommet d'une montagne, après avoir gravi un chemin rapide, il fallait monter encore un grand nombre d'escaliers pour y arriver. Il y avait deux préaux affectés à la promenade, mais ils étaient trop petits pour qu'on pût y faire des jardinets; ils étaient en retrait, l'un plus élevé que l'autre. Du préau supérieur, on découvrait le sommet des coteaux environnants et une partie éloignée de la vallée de Corté.

Les premiers jours que nous passâmes dans cette nouvelle prison furent des jours sombres et tristes. Chacun de nous comparait l'habitation présente avec celles que nous avions eues déjà, et l'opinion générale était que nous avions considérablement perdu à changer de maison.

L'été de 1858 fut très chaud en Corse; pendant les mois de juin, juillet et août, le ciel fut toujours pur, il n'y eut pas le plus petit nuage pour tempérer l'ardeur du soleil. Il n'y avait pas moyen de rester hors des cellules la plus grande partie du jour; la chaleur du soleil réfléchie par les murs transformait les préaux en fournaise : c'est dans cette saison surtout que je regrettai la prison de Belle-Isle.

Le mois de septembre amena un changement dans la température; je vis tomber avec plaisir la première pluie. Les chaleurs m'avaient beaucoup fatigué.

L'année 1858 fut dure pour moi; affaibli par une longue détention, malade physiquement et moralement, la moindre contrariété vibrait dans tout mon organisme et me rendait sombre. J'avais des accès de misanthropie. J'évitais de discuter avec mes codétenus, même avec ceux que j'aimais comme de véritables amis, tellement j'étais devenu susceptible et irritable; pour ne pas faire de la peine à mes amis et pour en épargner à moi-même, je préférais vivre seul dans ma cellule.

"Prison de Corté, le 15 janvier 1859.

"Mon cher Joanny,

"Rien n'est changé ici, la vie de prison me semblait toujours la vie la plus uniforme, la plus énervante, la plus abrutissante qu'il soit possible d'imaginer.

"Tu as vu dans les ménageries ces malheureux animaux qu'on a privés de leur liberté pour les offrir en spectacle à la curiosité publique; tu as dû remarquer combien ces bêtes avaient l'air triste, combien elles semblaient supporter impatiemment la captivité. Tu as dû en voir aussi qui s'agitaient, qui allaient et venaient continuellement d'un bout de leur cage à l'autre. Eh bien, mon ami, si tu pouvais voir manoeuvrer la plupart des détenus dans leurs cellules, tu trouverais qu'ils ont plus d'un point de ressemblance avec les hôtes des ménageries : c'est le même air triste; le même besoin de mouvement, la même inquiétude et la même impatience. "

Les insomnies me consumaient et lorsque, épuisé de fatigue, je pouvais dormir, les cauchemars et les rêves fantastiques troublaient mon sommeil.

Mes amis de Strasbourg et à leur tête M. Roederee 11) firent des démarches pour obtenir ma mise en liberté. M. Roederer fit le voyage de Paris et s'adressa à plusieurs personnes influentes, et notamment à M. de Girardin qui était l'ami du prince Napoléon.

Dans ces circonstances M. Roederer fit pour moi tout ce qu'un ami dévoué pouvait faire. le conserverai toujours dans mon coeur le souvenir des preuves d'affection qu'il m'a données à ce moment critique de ma vie. Merci et vive reconnaissance à mes amis de Strasbourg pour les preuves de sympathie qu'ils m'ont données également dans cette circonstance.

CHAPITRE VII

Je suis mis en liberté


Le 29 mars 1859, le directeur de la prison de Corté me fit appeler dans son cabinet; il me lut une lettre du ministre de la justice, qui lui donnait l'ordre de me mettre en liberté immédiatement; j'étais gracié sans condition.

Le directeur me dit que je serais obligé d'aller à Ajaccio, où le préfet me délivrerait un passeport; puis il ajouta : "Je vais faire retenir une place pour vous à la diligence, et quand l'heure du départ viendra, je vous accompagnerai moimême."

Je le remerciai de son attention et le priai de ne pas se déranger, ajoutant que j'irais bien seul à la voiture. "Non, non, répliqua-t-il ; j'ai des ordres, je dois vous accompagner. " Je revins dans ma cellule, j'écrivis quelques lignes à ma famille pour lui apprendre ma mise en liberté.

"Corté, le 29 mars 1859.

"Mon cher frère,

"Je quitterai la prison ce soir, je suis gracié sans condition. Dans quelques jours, je pourrai vous embrasser tous, vous que j'aime tant.

"Apprends cette bonne nouvelle à nos vieux parents avec tous les ménagements possibles; il ne faut pas que la joie leur fasse mal.

"Adieu, je vous embrasse tous; à bientôt. "

Après avoir écrit, en tremblant d'émotion, les lignes qui précèdent, je me mis à faire mes malles; je distribuai à quelques-uns de mes codétenus différents objets tels que petit bureau, lampe modérateur, casseroles, etc., etc., puis je quittai l'uniforme de la prison et je pris mes habits civils. L'heure de sortir de la prison arriva, j'embrassai mes amis et je dis adieu à cette prison où j'avais bien souffert, où j'avais passé tant de jours pleins d'ennui et tant de nuits sans sommeil. Mon pauvre coeur éprouva une sorte de déchirement en me séparant de quelques vieux amis.

Depuis dix ans, que de séparations pénibles ! Chaque fois que je voyais mettre en liberté un de mes amis, j'étais heureux de le voir rendu à la liberté et à sa famille, mais j'éprouvais un serrement de coeur en pensant que je ne reverrais peut-être jamais plus l'ami qui me quittait.

Je descendis de la citadelle en compagnie du directeur de la prison; il me fit faire un tour dans la ville; le commisaire de police nous suivait à quelques pas en arrière, de façon que personne n'aurait osé m'adresser la parole.

Il me semblait que j'étais devenu timide en prison; j'étais un peu l'objet de la curiosité des habitants de Corté, leurs regards me gênaient, la vue des femmes me produisait un effet singulier; j'avais du plaisir à les voir, mais lorsqu'elles me regardaient, j'étais troublé, j'aurais volontiers rougi. Quand on a passé dix ans entre quatre murs, séparé du monde, on est comme un grand enfant, il faut quelques mois pour se remettre au courant des choses de la vie.

Je pris place dans la voiture qui fait le service entre Bastia et Ajaccio. Le lendemain j'arrivai dans cette dernière ville. Je me rendis à la préfecture pour avoir un passeport; on me renvoya au jour suivant. En sortant de la préfecture, j'allai aux bureaux des navires à vapeur : on me dit qu'il fallait attendre six jours avant de partir; un navire était parti la veille. Le service entre Marseille et la Corse se faisait trois fois par semaine. Le départ s'effectuait une fois d'Ajaccio, une fois de Bastia et l'autre fois de Calvi ou de l'Ile-Rousse.

Mes bagages avaient été déposés à l'hôtel où s'arrêtait la diligence; je dînai, puis je demandai à être conduit dans la chambre où étaient mes malles. Je me couchai; j'éprouvai une véritable jouissance de me trouver dans un bon grand lit. Après avoir pensé à ma famille, je m'endormis profondément.

A 10 heures du soir, je fus réveillé par M. Coti, jeune avocat et excellent républicain. Il venait d'apprendre mon arrivée et venait pour me faire lever et m'emmener loger chez lui. Je le remerciai de l'hospitalité qu'il venait m'offrir si généreusement, lui disant que je ne voulais pas lui donner cet embarras. Je me trouvais si bien, d'ailleurs, que je n'avais nulle envie de me lever.

Mon visiteur ne donna rendez-vous pour le lendemain; nous convînmes qu'il viendrait me prendre à 10 heures; il fut exact.

J'allai à la préfecture chercher mon passeport. Le préfet me dit que je ne pourrais partir que la semaine suivante. Cela me contrariait beaucoup, il me tardait de revoir mes parents.

- Un navire partira après-demain de l'Ile-Rousse, ajouta le préfet; si vous le voulez, vous pourrez en profiter.

- Je ne demande pas mieux, répondis-je.

Le préfet envoya quelqu'un s'informer s'il y avait encore une place à la diligence. C'était trop tard, elles étaient toutes retenues.

J'avais avec moi une grande malle pleine de livres dont j'étais embarrassé. Le roulage n'avait pas voulu s'en charger, il fallait absolument que j'eusse mes livres avec moi pour pouvoir les faire entrer sur le territoire de la France continentale, la Corse n'étant pas assimilée aux autres départements pour le régime douanier. Je fis part de mon embarras au préfet qui voulut bien recommander mes malles au sous-préfet de Corté, afin qu'il les fit transporter à l'lle-Rousse, de manière qu'elles arrivassent avant l'heure du départ du navire. Je le remerciai. Mes malles furent mises à la diligence et je retins une place pour le jour suivant.

Je passai la journée en compagnie de M. CotiO 1) qui ne me quitta pas-, il me fit les honneurs de son pays natal avec une complaisance, une affabilité et une bonté au-dessus de tout éloge. Il eut pour moi les attentions qu'il aurait eues pour un vieil ami. Il me présenta à plusieurs républicains d'Ajaccio.

Le soir, ces messieurs firent une petite fête en mon honneur et le lendemain plusieurs des convives vinrent m'accompagner. La police était au grand complet pour noter ceux qui étaient venus me serrer la main au moment de monter en voiture. Je remerciai ces braves coeurs et les priai de me considérer comme leur ami bien reconnaissant.

J'arrivai à Corté à 9 heures du soir. L'entrepreneur des diligences, M. Gambini, était un bon républicain; ayant appris par le conducteur, la veille, que je devais repasser à Corté, il avait eu l'aimable attention d'inviter plusieurs républicains, et nous soupâmes ensemble. J'étais loin de m'attendre à pareille surprise. A peine sorti de prison, je trouvais des coreligionnaires politiques qui me témoignaient beaucoup de sympathie, qui m'accueillaient comme un frère, et cela dans l'île de Corse dont les habitants étaient considérés alors comme des enragés bonapartistes.

Les heures me semblaient longues, je trouvais que les voitures ne marchaient pas assez vite, rien n'allait au gré de mes désirs; il me tardait d'embrasser mes parents que je n'avais pas vus depuis un si grand nombre d'années.

Je fis part à M. Gambini de la crainte que j'avais de manquer encore le bateau à vapeur à l'Ile-Rousse ; il eut la bonté de me donner une lettre pour le courrier qui faisait le service des dépêches entre un village dont j'ai oublié le nom, - c'était là que je devais quitter la diligence-, et l'Ile-Rousse.

"S'il n'y a pas de place dans votre voiture, lui disait-il, procurez un cheval au voyageur porteur de la présente, vous m'obligerez."

Je serrai la main à M. Gambini et à ses amis et je remontai dans la diligence.

A l'Ile-Rousse, je me rendis aux bureaux des navires à vapeur; mes livres n'étaient pas encore arrivés; je me promenai dans les environs du port, attendant mes malles avec anxiété; je craignais qu'on ne les amenât pas avant l'heure du départ. Enfin, je les vis sur une voiture; elles arrivèrent juste assez tôt pour que je pusse les faire enregistrer.

La navire était prêt à partir.

Avant le jour, j'étais sur le pont. Que le temps me paraissait long, qu'il me tardait d'arriver; j'aurais voulu pouvoir accélérer la marche du navire.

C'est avec une profonde émotion que je revis les côtes de France.

Le débarquement se fit sans incident. Le commissaire de police examina mon passeport. Lorsque les formalités de la douane furent remplies, je fis transporter mes bagages au chemin de fer. J'envoyai une dépêche télégraphique à mes parents pour les prévenir que j'arriverais le lendemain matin à Lyon.

Le soir, je partis de Marseille et le lendemain matin j'arrivai à la gare de Perrache à Lyon.

Ma mère, mes frères et mes beaux-frères étaient venus m'attendre.

Quel bonheur de me trouver réunis à eux après une aussi longue absence

J'allai voir mes soeurs : elles pleuraient en m'embrassant, mais c'étaient des larmes de joie qui coulaient de leurs yeux.

Il y avait treize ans deux mois et deux jours que je n'avais vu mes parents, excepté ma mère que j'avais vue quelques heures pendant ses visites à la prison de Doullens, en 1850. Après ma famille, je vis mes amis, tous étaient heureux de mon retour.

J'étais parti de Lyon le 2 février 1846, et j'y revenais le 4 avril 1859.

Que de changements s'étaient opérés parmi les personnes que j'avais connues ! Les enfants étaient devenus des hommes, les hommes jeunes étaient devenus des hommes mûrs et les hommes déjà mûrs lors de mon départ étaient presque des vieillards.

Beaucoup d'enfants étaient nés pendant mon absence, mais malheureusement un certain nombre de ceux que j'avais connus manquaient à l'appel : ils étaient couchés dans la tombe.

La joie que me fit éprouver mon retour au sein de ma famille ne fut pas de longue durée; mon père et ma mère étaient malades. J'eus la douleur de perdre mon père un mois après ma mise en liberté, et ma pauvre mère souffrait déjà de la terrible maladie qui l'a emportée deux ans plus tard.

CHAPITRE VIII

Comment on proçédait sous l'Empire à l'égard des condamnés politiques graçiés


Lorsque le gouvernement impérial mettait un condamné politique en liberté, il avait soin, si le prisonnier politique avait eu dans son parti une notoriété quelconque, de faire annoncer par la presse la mesure de clémence que l'empereur venait de prendre vis-à -vis d'un de ses adversaires. De cette manière le public, qui ne connaissait pas le dessous des cartes, croyait que le souverain se relâchait de ses rigueurs, et les amis politiques du gracié espéraient voir bientôt disparaître ce que le gouvernement impérial avait d'oppressif et de tyrannique.

A Corté, on me dit que j'étais gracié sans condition; le préfet de la Corse à Ajaccio me délivra un passeport pour Lyon, où résidait ma famille. J'étais donc autorisé à me croire libre comme si je n'avais jamais subi de condamnation politique. C'était une erreur profonde. Le gouvernement me faisait l'honneur de me considérer comme dangereux et s'occupait beaucoup trop de ma modeste personne, ainsi qu'on va le voir.

Le 4 septembre 1870, les républicains s'emparèrent de l'Hôtel de Ville de Lyon, sans rencontrer de résistance.

Un agent de la police secrète, qui avait intérêt à faire disparaître les rapports qu'il avait faits, mit le feu aux dossiers que les préfets de l'Empire avaient fait établir pour chaque républicain lyonnais un peu connu. On s'aperçut de la besogne que faisait ce drôle; le feu fut éteint et les dossiers furent remis aux intéressés.

J'étais à Paris à cette époque; mon dossier fut donné à mon frère Hippolyte qui me le remit à mon retour à Lyon. C'est dans mon dossier que j'ai trouvé les pièces émanant du ministère de l'intérieur et de la préfecture du Rhône ayant trait à ma mise en liberté.

Avant que j'eusse quitté la Corse, le ministre de l'intérieur écrivait au préfet du Rhône la lettre suivante

"(urgent) Ministère de l'Intérieur -----------------------------------------

Division de la sûreté publique -----------------------------------------

1er Bureau Paris, le 1er avril 1859.

"Monsieur le sénateur, le sieur Commissaire, ancien représentant, condamné le 13 novembre 1849, par la Haute Cour de Versailles, à la déportation, pour complot et attentat, est sorti le 29 mars dernier, par suite d'une décision gracieuse de sa Majesté, de la maison de Corté, où il était détenu.

"Je l'ai autorisé, à la date du 30 du même mois, à se rendre à Lyon, où se trouve sa famille.

"Cette autorisation n'est que provisoire, et je vous prie de me faire connaître si vous ne verriez pas des inconvénients à ce qu'elle fût rendue définitive.

"Veuillez, je vous prie, m'adresser le plus tôt possible vos propositions à cet égard.

"Recevez, etc.

"Pour le Ministre et par autorisation

"Le Chef de division

"(signature illisible."

Le ministre avait demandé au préfet du Rhône ce qu'il pensait de ma présence à Lyon; le préfet, à son tour, demanda un rapport au commissaire spécial de la police.

Préfecture du Rhône --------------------------

Commissariat spécial

Police politique --------------------------

N° 1015

"Lyon, le 4 avril 1859.

"Monsieur le sénateur (préfet du Rhône),

"En réponse à votre lettre du 2 de ce mois relative au nommé Commissaire qui a été gracié et autorisé à se rendre provisoirement à Lyon où habite sa famille, j'ai l'honneur de vous exposer que la présence de cet individu à Lyon sera on ne peut plus dangereuse par les motifs suivants :

"1° Commissaire appartient à une famille d'ouvriers en soie qui n'a cessé de professer les opinions révolutionnaires les plus avancées ;

"2° Il a été sous-officier dans l'armée et ce titre lui donne accès auprès des soldats et sous-officiers et fera de lui pour la classe ouvrière hostile au gouvernement une espèce de chef militaire;

"3° Son titre d'ex- représentant et sa condamnation lui donneront en outre une grande influence sur nos démagogues dans le cas où se présenterait quelque occasion de trouble;

"4° Enfin, Commissaire appartenait aux diverses sociétés secrètes et avait une influence assez considérable parmi nos carbonari dont il était un des principaux meneurs et qui lui ont conservé toutes leurs sympathies.

"S'il n'est pas possible d'éviter momentanément la présence de Commissaire à Lyon, il est bien important que son séjour y soit le moins long possible, car j'ai lieu de craindre qu'il ne redonne de l'activité à l'élément révolutionnaire aujourd'hui à peu près comprimé ou réduit à un mutisme, sinon absolu, du moins presque complet.

"Agréez, etc.

"le Commissaire spécial,

"Bergeret."

Il y avait plus de treize ans que j'étais absent de Lyon; de plus, je venais de passer dix ans dans les prisons dite Malgré cela, les fonctionnaires du gouvernement impérial redoutaient ma présence à Lyon, ils craignaient qu'elle ne créât des embarras à l'Empire. La présence d'un républicain sincère, d'un ardent ami de la liberté dans une ville de plus de trois cent mille habitants leur faisait ombrage.

A la date du 6 avril, le préfet du Rhône, M. Vaïsse, envoya une lettre au ministre de l'Intérieur : cette lettre, dont la copie est à mon dossier, n'est, à quelques mots près, que la reproduction du rapport signé Bergeret.

Le ministre de l'Intérieur répondit, le 9 avril, ce qui suit :

"Monsieur le Sénateur, en réponse à votre dépêche du 6 avril courant, je vous invite à prendre immédiatement un arrêté pour interdire le séjour du département de la Seine et des communes de l'agglomération lyonnaise au nommé Commissaire, ancien représentant, qui vient d'être gracié par Sa Majesté de la peine de la déportation.

"Vous voudrez bien me faire connaître la résidence que le susnommé aura choisie.

"Agréez, etc.

"Le Ministre de l'Intérieur. "

Le 18 avril, le sénateur préfet du Rhône me fit notifier l'arrêté qu'il avait pris à mon égard.

Préfecture du Rhône

2e DIVISION

Objet :

Interdiction de séjour

Le Sr COMMISSAIRE

"Nous, sénateur, chargé de l'administration du Rhône,

"Vu le rapport de M. le commissaire spécial, chef de la police politique, en date du 4 avril courant ;

"Vu la dépêche en date du 9 de ce mois par laquelle M. le ministre de l'Intérieur nous invite à prendre un arrêté pour interdire le séjour de l'agglomération lyonnaise et du département de la Seine au sieur Commissaire, ancien représentant, condamné politique gracié.

"Vu la loi du 9 juillet 1852,

"Arrêtons :

"ARTICLE PREMIER. - Le séjour de l'agglomération lyonnaise et du département de la Seine est interdit pendant deux ans au sieur Commissaire, ancien représentant.

"ART.2. - Leprésent arrêté lui sera notifié immédiatement avec sommation d'y obtempérer dans le délai de vingt-quatre heures, sous peine d'être poursuivi conformément aux dispositions de l'article 3 de la loi précitée.

"Lyon, le 14 avril 1859.

"Pour le Sénateur en congé

"Le Secrétaire général délégué,

"Bélenger."

Cette mesure, inattendue, me frappait comme un coup de foudre. A peine étaisje revenu au sein de ma famille qu'il fallait m'en éloigner dans les vingt-quatre heures.

Mes parents étaient désolés, moi-même j'étais très affecté, je ne comprenais pas qu'après avoir été mis en liberté sans condition, on vînt quinze jours après m'interdire d'habiter le pays où j'avais été élevé et où demeurait ma famille.

Pressé par mes parents et cédant à leurs prières, je me résignai à demander un sursis afin d'avoir le temps d'écrire aux personnes qui avaient obtenu ma grâce pour qu'elles fissent de nouvelles démarches, si elles les jugeaient utiles.

J'avais une lettre de M. Hulaine, secrétaire du prince Napoléon, dans laquelle il m'annonçait que c'était grâce à la puissante intervention du prince que j'avais été mis en liberté. Je montrai cette lettre à M. Bélengee") et il m'accorda de suite quelques jours de répit.

Mes amis de Strasbourg s'étaient adressés à M. de Girardin, lequel avait été élu député du Bas-Rhin quelques mois avant le coup d'État, pour qu'il fit des démarches en ma faveur. M. Emile de Girardin, qui était très obligeant, consentit volontiers et remit la pétition au prince Napoléon, lequel la remit à son cousin l'empereur.

M. de Girardin fut prié de nouveau de s'occuper de moi, et c'est grâce à lui et au prince Napoléon que je pus rester à Lyon.

J'ai trouvé dans mon dossier une lettre du prince Napoléon; cette lettre fait connaître la part importante qu'il avait prise à ma mise en liberté.

Voici cette lettre :

"Palais-Royal, le 17 avril 1859.

"Monsieur le Sénateur,

"M. Commissaire, ancien représentant du peuple à l'Assemblée nationale, condamné par la haute Cour de justice pour l'affaire du 13 juin, vient d'obtenir de l'Empereur sa grâce entière, et sollicite l'autorisation de fixer sa résidence à Lyon auprès de sa famille.

"Je vous serais très obligé de vouloir bien donner sur cette demande un avis favorable, le ministre de l'Intérieur, à qui j'en ai parlé hier, m'ayant donné l'assurance qu'il n'y mettait, quant à lui, aucun obstacle.

"L'Empereur n'a apporté aucune restriction à la grâce qu'il a accordée à M. Commissaire. J'ai moi-même remis à Sa Majesté la demande de grâce, et j'attache beaucoup de prix à ce que M. Commissaire ressente tout entiers les effets de la bienveillance de l'empereur. C'est comme service tout personnel que je fais appel à votre intérêt en faveur d'un de mes anciens collègues de l'Assemblée nationale.

"Je vous prie de m'informer de ce que vous aurez décidé à cet égard.

"Recevez, Monsieur le Sénateur, etc.

"Napoléon (Jérôme). "

Dans mon dossier se trouvent encore les copies de deux lettres du préfet du Rhône, l'une adressée au ministre de l'intérieur, et l'autre au prince Napoléon.

La première se termine ainsi :

"Si donc Votre Excellence veut bien partager mon avis, je la prie de m'autoriser à suspendre l'exécution de l'arrêté ci-joint tant que le sieur Commissaire se montrera digne de cette faveur.

"Je crois du reste devoir ajouter que depuis son retour à Lyon, Commissaire n'a donné lieu à aucun reproche. "

Le ministre de l'Intérieur, à la date du 20 avril, donna l'autorisation de suspendre l'exécution de l'arrêté d'interdiction de séjour. Cette lettre finit par ces mots :

"Tolérez la présence du Sieur Commissaire à Lyon, tant que sa conduite ne donnera lieu à aucune observation défavorable."

Puis en marge, on lit ces mots écrits au crayon

"Prévenez M. Commissaire et donnez des ordres pour qu'il soit observé. "

Le 23 avril 1859, le préfet du Rhône m'adressa la lettre suivante

"Monsieur Commissaire,

"Je m'empresse de vous faire connaître que sur ma proposition et par décision du20 avril courant, M. le ministre de l'Intérieur a suspendu l'exécution de l'arrêté qui vous interdit le séjour de l'agglomération lyonnaise et du département de la Seine.

" Vous pouvez, en conséquence, continuer à résider à Lyon. "

Une copie de cette lettre se trouve à mon dossier et, sur la même feuille, il y a aussi la copie d'une lettre adressée au commissaire spécial, qui se termine par cette phrase :

" Vous voudrez bien surveiller les démarches du sieur Commissaire. "

Ainsi le préfet du Rhône m'écrivait que je pouvais résider à Lyon, après avoir pris un arrêté pour m'en interdire le séjour, et, en même temps, il donnait des ordres pour que je fusse surveillé. C'était la continuation de cette politique louche, tortueuse, pleine de chausse-trapes, que Louis-Napoléon avait inaugurée le jour où il viola la loi qu'il avait juré de défendre.

Le titre de républicain était une cause de défaveur; malheur à celui qui avait besoin de chercher un emploi pour gagner sa vie, il se voyait fermer toutes les portes et repousser partout. C'était encore pis pour un ancien condamné politique; aucun chef de maison à Lyon n'aurait osé occuper un pareil homme; il aurait craint de voir mettre son commerce ou son industrie à l'index. Cela, du reste, n'a rien qui doive étonner, quand on songe que les classes riches de cette ville, sauf quelques exceptions, avaient applaudi au coup d'État et considéré Louis-Napoléon comme un sauveur.

Je fis plusieurs tentatives pour trouver un emploi : toutes furent infructueuses, mon passé politique était un obstacle insurmontable.

Cependant il fallait faire quelque chose pour vivre.

J'étais sorti de prison affaibli, en outre il y avait près de quatorze ans que je ne m'étais pas occupé de tissage : les procédés de fabrication s'étaient ou transformés ou considérablement modifiés, j'étais en quelque sorte devenu étranger à l'industrie de la soie; néanmoins il fallait travailler, je n'avais pas d'autres ressources et je ne voulais pas être à charge à mes parents.

Un moment j'eus la pensée de donner des leçons de langues vivantes : je connaissais l'anglais, l'espagnol et l'italien.

Il y a des professeurs qui vivent de cette façon. Seulement, pour donner des leçons, le désir seul ne suffit pas, il faut avoir des élèves et mon titre d'ancien condamné politique éloignait de moi tous ceux qui auraient pu m'être utiles dans ces circonstances.

Ma situation devenait très embarrassante; après avoir sollicité l'autorisation de résider dans la ville où habitait ma famille, où j'avais été élevé, je me voyais contraint parla nécessité d'aller dans une autre ville chercher un travail qui m'était refusé dans mon pays d'adoption.

Ma soeur Annette, toujours bonne pour moi, se préoccupait de ma situation et songeait au moyen d'éviter une nouvelle séparation. Un jour, après s'être entendue avec son mari, elle me dit que je devrais monter un petit commerce, qu'elle me prêterait tout l'argent dont elle pouvait disposer, que notre soeur Marguerite me prêterait également tout ce qu'elle pourrait : de cette manière je vivrais indépendant et bien plus libre que si j'avais obtenu des emplois qu'on m'avait refusés.

Cette proposition, faite avec l'assentiment de mes beaux-frères Bouvard et Menu, me plut infiniment. J'en fus d'autant plus touché que mes parents m'offraient de me prêter leurs petites économies sans que j'en eusse fait la demande.

Mon beau-frère Bouvard et sa femme, ma soeur Annette, tenaient un magasin de rouennerie, de bonneterie et de mercerie qu'ils avaient fondé eux-mêmes rue du Bon-Pasteur. Leur commerce avait prospéré grâce à beaucoup de travail et d'économie.

Ils me proposèrent d'entreprendre le même genre de commerce, parce qu'ils pourraient me guider dans mes achats et me faire connaître les maisons qu'ils croyaient les meilleures, où je pourrais m'approvisionner.

J'acceptai cette proposition avec reconnaissance. En cas de non-réussite, mon beau-frère devait reprendre les marchandises au prix coûtant. C'était un avantage énorme qu'il me faisait. A partir de ce jour je passai presque tout mon temps dans leur magasin afin de m'initier aux mille petits détails de ce métier.

Mon beau-frère Bouvard m'aida à chercher un magasin : nous en trouvâmes un dans la rue Bodin, n° 3. Il le loua à son nom parce qu'on n'aurait pas voulu le louer à moi seul. Mes antécédents politiques et l'arrêté d'interdiction de séjour m'exposaient à être emprisonné ou expulsé à la moindre occasion, de sorte que j'étais un locataire peu enviable pour un propriétaire bonapartiste.

Lorsque le magasin fut loué, il se présenta une grande difficulté. Comment ferais-je pour diriger mon commerce seul ? Ce genre de magasin est fréquenté plus particulièrement par des femmes, des jeunes filles et des enfants : il ne paraissait pas convenable que je fusse seul. Pour trancher la difficulté, il n'y avait qu'un moyen, c'était de me marier.

CHAPITRE IX

Mon mariage - L'amnistie


La mariage ne m'effrayait pas : au contraire, il y avait bien des années que j'aurais voulu pouvoir me marier.

J'étais dans ma trente-septième année, je n'étais plus dans ma première jeunesse, il me fallait trouver une femme dont l'âge ne fût pas trop disproportionné avec le mien. A aucune époque de ma vie je n'ai été partisan de cette espèce de formule mathématique basée sur la durée de la fécondité de la femme et sur la durée du temps probable pendant lequel l'homme peut se marier utilement. Cette formule sert, dit-on, à fixer l'âge des époux pour que le couple humain soit bien assorti. Il faut, pour avoir l'âge de la femme, ajouter dix ans à l'âge de l'homme et diviser par deux, soit :

Age de l'homme + 10 âge de la femme.

Il me fallut donc chercher une femme. Mon beau-frère Bouvard avait pour voisine une demoiselle qui était dans sa trentième année, c'était à peu près l'âge qui convenait au mien; sa réputation était intacte, en outre, elle semblait posséder les qualités nécessaires pour le genre de commerce que j'allais entreprendre.

On m'avait bien dit qu'elle allait souvent à l'église, c'est vrai, j'aurais dû me renseigner à ce sujet. J'eus le tort de croire qu'elle fréquentait les églises par respect humain, pour empêcher les langues dévotes de la critiquer, ainsi que le font une foule de demoiselles; je pensais qu'une fois en puissance de mari, elle ferait ce que la plupart des femmes font, qu'elle se conformerait aux opinions de son époux.

Elle n'avait pas de dot, mais n'ayant jamais songé à faire un mariage d'argent, je passais là -dessus sans hésiter; d'ailleurs, ma situation pécuniaire n'était pas plus brillante que la sienne. Il n'y avait que la fréquentation de l'église qui me contrariait, aussi je résolus d'en avoir le coeur net; comme le temps pressait, il fallait se hâter. J'avais eu l'occasion de voir plusieurs fois cette demoiselle chez mon beau-frère, elle ne me déplaisait pas. Je lui écrivis pour lui faire part de mes projets, et dans ma lettre j'intercalai, à dessein, un passage qui avait trait à la religion. Je pensai qu'elle accepterait ma manière de voir, et qu'alors il ne serait plus question d'église, ou bien qu'elle refuserait et qu'il ne serait plus question de mariage entre nous.

Voici le passage dont je viens de parler :

"Mais ce qui m'a empêché de chercher à vous parler et à vous plaire, c'est votre dévotion. Pardonnez-moi, Mademoiselle, j'ai l'habitude de dire franchement ce que je pense ; je crois, d'ailleurs, qu'on peut aimer Dieu sans faire un tas de simagrées qui doivent l'indigner s'il daigne jeter les yeux ici-bas. Je serais désolé de froisser vos croyances ; je veux la liberté de conscience pour tous, mais ce que je respecte et ce que je ne trouve pas mauvais chez les autres, je ne saurais le voir avec indifférence chez celle qui serait ma femme, l'os de mes os, la chair de ma chair. Je veux être bon, affectueux et dévoué pour ma femme, mais je ne veux pas qu'un prêtre se place entre elle et moi.

"Si vous avez besoin de vous confesser, vous vous confesserez à votre mari; de même, il se confessera à vous.

"Le mariage est pour moi l'association de deux êtres qui s'aiment, qui ont même intérêt, même honneur; la réputation de l'un intéresse au plus haut degré celle de l'autre; l'un des associés ne saurait recevoir une lésion sans que l'autre en soit affecté. Dans le mariage, tout doit être en commun, joies et chagrins, plaisirs et peines. Tous les efforts de chaque époux doivent tendre vers un même but : celui de rendre son partner le plus heureux possible. Voilà comment j'entends le mariage. "

"Samedi, 11 juin 1859. "

La demoiselle que je demandais en mariage était presque une vieille fille, et, malgré une dévotion exagérée jusqu'au fanatisme, elle consentit à devenir la femme d'un libre penseur.

Le mariage se fit bientôt, et, tout de suite après, je reconnus, mais trop tard, que ma femme n'était pas une dévote ordinaire : elle avait l'esprit de prosélytisme très prononcé; elle espérait me convertir.

Pendant plusieurs années j'ai cherché à modifier ses croyances, j'ai employé tour à tour les lectures, les discours, les caresses, j'ai tout mis enjeu et rien ne m'a réussi. Elle ne discutait pas, elle se bornait à dire : "Ce sont les ennemis de la religion, qui ont écrit cela, ou qui disent cela; ou j'espère que tu te convertiras." Jedois avouer que j'y ai perdu mon latin. Au contraire, non seulement elle a résisté énergiquement, mais sa dévotion s'est accrue et est devenue intolérante en raison des efforts que je faisais pour l'affaiblir.

En dehors de sa dévotion je reconnais qu'elle a été toujours une épouse chaste et une bonne mère pour ses enfants.

Mais je dois déclarer aussi que je ne crois pas qu'il y ait, pour un républicain libre penseur, de plus grand malheur que celui d'être condamné à vivre avec une personne qui ne partage ni ses opinions politiques, ni ses croyances philosophiques.

Pour le couple humain il ne doit y avoir, dans le mariage, qu'une seule manière de voir en politique et en philosophie; hors de là on aura des époux unis par des intérêts ou par des convenances de situation, mais ils ne seront pas heureux; la divergence des opinions mènera forcément des contrariétés quotidiennes qui s'aggraveront encore, lorsque les deux époux se disputeront les âmes de leurs enfants.

La police exerçait une surveillance très active, ma boutique était le point de mire des agents secrets et, dès que je sortais, j'étais suivi.

Dans un quartier ouvrier qui n'est pas fréquenté par des étrangers, on connaît vite les habitants, de sorte que je sus bientôt distinguer les mouchards chargés de m'espionner.

Le 15 août 1859, Napoléon 111 accorda une amnistie pleine et entière.

L'amnistie fut accueillie avec joie par toutes les familles de ceux qu'une politique odieuse et machiavélique avait emprisonnés ou proscrits.

L'amnistie efface le passé, elle rétablit les condamnés politiques dans tous leurs droits. Je me trouvai d'en bénéficier aussi, bien que n'étant plus en prison; elle me rendait mes droits civils, elle annulait l'arrêté d'interdiction de séjour qui avait été suspendu sur ma tête comme une épée de Damoclès; en outre, elle mettait fin à cette surveillance incessante dont j'étais l'objet. Je ne veux pas dire que je ne fus plus surveillé, - j'ai trouvé dans mon dossier un grand nombre de rapports qui prouvent le contraire, - seulement cette surveillance fut occulte, elle fut moins cynique.

Dix mois après mon mariage, mon fils aîné vint au monde. Il fut le bienvenu, j'avais toujours beaucoup aimé les enfants, aussi j'éprouvai une grande joie d'être père.

Malheureusement, la profession que nous exercions, ma femme et moi, ne nous permettait pas de le garder près de nous; il fallut nous en séparer et le placer chez une nourrice dans le Bugey.

Dans les grandes villes, en général, il n'y a que les gens riches qui peuvent garder près d'eux leurs enfants ou les gens trop pauvres pour payer la pension d'un nourrisson.

Le concours de ma femme était nécessaire pour faire réussir notre commerce, elle ne pouvait donc pas garder notre enfant; de plus sa santé ne lui aurait pas permis de l'allaiter sans danger pour elle et pour lui.

La vente ne nous donnait pas encore assez de bénéfices pour que nous puissions vivre du commerce seul. En attendant que le nombre des chalands qui fréquentaient notre boutique augmentât, je cherchai des occupations supplémentaires afin de grossir nos profits.

Je donnai quelques leçons d'italien et de français, puis j'empoutai les planches pour les métiers Jacquard.

Plus tard, nous achetâmes une machine à coudre; cela nous permit de fabriquer plus rapidement les objets que nous vendions tout confectionnés, tels que pantalons de dame, camisoles, vareuses, tabliers, jupons, robes d'enfant, etc., etc.. Ma femme préparait et finissait ou faisait finir les pièces que je cousais à la machine. Grâce à notre amour du travail et à notre grande économie, malgré l'accroissement de nos charges, nous surmontâmes les difficultés que l'on rencontre quand on crée un fonds de commerce. Nos inventaires, à partir de la seconde année, se balancèrent toujours, toutes dépenses payées, avec un excédent de bénéfices.

Ce fut en avril 1862 que mon second fils est né; il fut aussi le bienvenu, et, trois ans plus tard, en avril 1865, j'eus le bonheur d'avoir ma fille.

Mes trois enfants sont nés dans le mois d'avril; c'est une coïncidence bizarre.

Les soins que mon commerce réclamait ne m'empêchaient pas de suivre avec intérêt les mouvements de la politique. Je contribuai dans la mesure de mes forces au réveil de l'opinion publique; seulement, l'expérience que j'avais si chèrement acquise m'engageait à me tenir sur mes gardes; je faisais de la politique au grand jour. Je ne voulus m'affilier à aucune société secrète et je n'assistais qu'aux réunions politiques préparées et convoquées par des hommes qui m'offraient toutes garanties. Chaque fois que ceux qui prenaient l'initiative d'une réunion me paraissaient suspects, je m'abstenais d'y paraître.

Habitué à observer les hommes dès mon plus jeune âge, j'avais acquis un flair tout particulier pour découvrir les mouchards.

La presse indépendante républicaine n'existait pas à Lyon en 1860. Il n'y avait que trois journaux quotidiens : Le Salut Public, le Courrier de Lyon et le Progrès. Le premier de ces journaux était, disait-on, subventionné par la préfecture ; il avait le monopole des annonces judiciaires, et n'avait d'autres soucis que de chanter sur tous les tons les louanges de l'Empire et de frapper sur les républicains. Le second passait pour être le journal de l'archevêché : sa politique consistait à exalter l'Eglise catholique et son chef, le pape; à entonner des hosannas pour l'Empire et à frapper aussi à bras raccourcis sur les républicains. Le Progrès avait été fondé par M. Chanoine, légitimiste fervent; tout bizarre que cela paraisse, c'est pourtant vrai. Pour le comprendre, il faut se pénétrer de ceci : c'est qu'un journal n'est souvent qu'une affaire commerciale; c'était vrai surtout sous l'Empire où la presse n'était pas libre.

M. Chanoine, propriétaire d'une grande imprimerie, voulait avoir un journal à lui afin de donner de l'importance à son industrie. La préfecture avait son journal, l'archevêché avait le sien; il n'y avait que le parti républicain qui n'avait pas d'organe à Lyon : voilà pourquoi M. Chanoine, quoique légitimiste, fonda un journal républicain.

Quels qu'aient été les mobiles qui ont fait agir M. Chanoine, je n'hésite pas à déclarer que son journal a rendu de grands services au parti républicain.

Le journal de M. Chanoine n'existait que par tolérance; c'était le temps où florissaient les avertissements, les suspensions et l'arbitraire des préfets. Aussitôt qu'un des rédacteurs du Progrès se permettait quelque critique désagréable pour le gouvernement impérial, il devait être sacrifié. C'est ainsi que MM. Massicault, Frédéric Morin, de Rolland, Vermorel et autres écrivains de talent durent quitter la rédaction du journal le Progrès. Dans le courant de l'année 1863, il y eut à Lyon des élections partielles pour remplacer les conseillers généraux et les conseillers d'arrondissement démissionnaires ou décédés.

Le conseiller d'arrondissement du canton que j'habitais était démissionnaire; des électeurs républicains vinrent m'offrir la candidature. Je refusai d'abord; on insista, disant que ma candidature serait plus désagréable que toute autre aux partisans de l'Empire; j'acceptai par dévouement à la vieille cause républicaine. Je fus nommé à une grande majorité : j'obtins plus de quatre mille voix, tandis que mes deux concurrents n'en obtinrent que six cents.

Le succès de mon élection excita la colère de la presse réactionnaire, et sur tous les points de la France, mes électeurs et moi nous fûmes accablés d'invectives.

Les fonctions de conseiller d'arrondissement sont peu importantes; ces conseillers n'ont point d'initiative, si ce n'est pour formuler des voeux non politiques. Aussi c'est une fonction peu enviée. Ma candidature avait vivement contrarié le préfet Vaïsse. Toute la police s'était mise en campagne, et il n'y a sorte de calomnies, de méchancetés et de sottes inventions qui n'aient été colportées par ses agents.

Quelques mois après ces élections, je reçus la visite de M. Gaumont. Il était venu à Lyon dans le but d'y fonder une société d'enseignement dans le genre de la Société philotechnique de Paris. C'était le président de cette association, M. Perdonnet, qui l'avait envoyé. M. Perdonnet était un ancien saint-simonien libéral et philanthrope qui consacrait son savoir et son intelligence à faire le plus de bien possible. M. Perdonnet adressa M. Gaumont à son ancien collègue en saint-simonisme, M. Arlès-Dufour. Ce dernier était aussi un philanthrope et même un libéral, quoiqu'il s'accommodât de l'Empire. Il avait amassé une grande fortune dans le commerce des soies, mais, il faut lui rendre cette justice, chaque fois que s'ouvrait une souscription publique pour secourir les malheureux, son nom figurait toujours parmi les plus forts souscripteurs. M. Arlès-Dufour approuva le projet de M. Gaumont; seulement il savait que dans Lyon on ne pouvait rien faire de populaire sans le secours de la démocratie; il l'engagea donc à voir quelques républicains.

M. Gaumont me fit part de son projet; je partageai complètement sa manière de voir. Convaincu depuis bien des années que l'ignorance est le plus grand ennemi du peuple, je ne pouvais qu'applaudir à la fondation d'une société dont le but devait être de répandre l'instruction parmi les ouvriers.

Je pris rendez-vous avec M. Gaumont et je le revis chez mon ami, M. Favieell), et c'est chez ce dernier que le plan d'une réunion plus nombreuse fut arrêté. M. Gaumont vit aussi M. H. Germain, président du Crédit lyonnais, M. Mangini et plusieurs autres personnes qui promirent leur concours. M. H. Germain offrit les salons du Crédit lyonnais pour une réunion préparatoire.

Deux ou trois jours après, il fut convenu que ces messieurs convoqueraient leurs amis et, de notre côté, nous nous engageâmes à prévenir tous les républicains que nous savions désireux de propager l'instruction.

La réunion projetée eut lieu et, malgré l'opposition maladroite de quelquesuns de nos amis, un conseil d'administration fut nommé par acclamation. On me fit l'honneur de me nommer membre de ce conseil, mais mes occupations ne me permettaient pas d'accepter. Je remerciai l'assemblée de l'honneur qu'elle venait de me faire et je la priai de choisir un autre membre à ma place.

Voilà comment fut fondée, en 1864, la Société d'enseignement professionnel de Lyon, société qui devait prospérer et grandir chaque année et rendre de grands services aux fils et aux filles d'ouvriers et même aux enfants de la petite bourgeoisie.

Plusieurs citoyens firent des sacrifices considérables pour sa fondation. M. Arlès-Dufour et M. Henri Germain donnèrent chacun dix mille francs, cinq cents francs, etc., etc. C'est grâce à ces généreux citoyens que cette société a pu naître et se développer. L'argent n'est pas seulement le nerf de la guerre, il l'est aussi de beaucoup d'autres choses.

Dans la même année 1864, mes amis politiques, trouvant que le conseiller général sortant du canton que j'habitais était un républicain trop pâle, m'offrirent de le remplacer. Le conseiller général sortant était un brave homme, mais ce n'était pas une raison pour le renommer indéfiniment; les électeurs usaient de leur droit en offrant l'entrée au Conseil général à un homme dont la candidature devait avoir une tout autre signification politique.

J'acceptai dans l'intérêt de mon parti; ce qu'il fallait avant tout, c'était de déplaire à l'Empire. Cette décision ne plut pas à tout le monde, comme on va le voir.

Une réunion électorale secrète, comme toutes celles qui existaient dans ce temps-là, fut organisée à mon insu; les convocations furent faites verbalement à domicile, sans que mes amis en fussent prévenus. Aucun membre du comité qui patronnait ma candidature ne fut convoqué : il n'y eut que moi qui fus averti quelques heures seulement avant celle fixée pour cette réunion.

C'est dans le salon de M. Hénon, député à l'Assemblée législative, que la réunion avait lieu. On avait eu soin de me cacher l'objet de la réunion, je ne savais donc pas de quoi il s'agissait. J'avais une profonde estime et une sympathie affectueuse pour M. Hénon; j'avais fait tous mes efforts pour faire triompher sa candidature contre celle de M. Cabias, maire de la Croix-Rousse, qui jouissait d'une certaine popularité.

M. Hénon me faisait l'honneur de venir chez moi de temps en temps; de mon côté, je me faisais un devoir et un vrai plaisir d'assister chez lui à toutes les réunions des électeurs influents de sa circonscription électorale.

J'étais loin de me douter que cette réunion fût un piège que l'on me tendait. Tous les autres membres de l'assemblée savaient pourquoi on les avait convoqués, moi seul je l'ignorais.

M. Hénon était entouré de tout ce que la bourgeoisie lyonnaise comptait alors de républicains connus, c'est-à -dire d'une douzaine d'hommes dont les quatre cinquièmes étaient avocats, puis des boutiquiers et des chefs d'atelier, tous amis de M. Hénon. On me proposa tout naturellement de retirer ma candidature, de me désister et de laisser le champ libre au conseiller sortant. J'avais donné ma parole à mes amis, je refusai énergiquement. Mais je promis de me retirer au second tour de scrutin si j'obtenais un plus petit nombre de voix que mon concurrent. En échange, j'exigeai que mon adversaire prît le même engagement. Il n'était pas présent, ses amis organisateurs de la réunion prirent cet engagement pour lui.

Une lutte électorale ardente, comme on n'en a pas vue depuis à Lyon, s'engagea entre mes amis et mes adversaires. Les membres de mon comité, vieux républicains de 1848 la plupart, étaient tous des ouvriers, tandis que mon adversaire était appuyé par toute la bourgeoisie républicaine ou libérale de Lyon et par les boutiquiers ou chefs d'atelier appartenant à la franc-maçonnerie. Si la lutte se fût circonscrite à ces deux éléments du corps électoral, j'aurais obtenu les quatre cinquièmes des suffrages exprimés.

La préfecture n'eut pas de candidat officiel dans ce canton, mais elle fit patronner mon adversaire par son journal le Salutpublic et par le Courrier de Lyon. Toute la police fut mise en campagne et les calomnies recommencèrent comme lors de l'élection précédente. Heureusement j'étais connu dans le canton, ma famille l'habitait depuis trente-cinq ans, et moi je l'avais toujours habité, sauf pendant mes treize ans d'absence.

Le journal républicain le Progrès, qui n'aurait pas osé refuser les communications du comité qui appuyait ma candidature, se fit suspendre volontairement pour un mois à l'ouverture de la période électorale.

Il fallut donc lutter contre vents et marées. Mon concurrent avait pour lui la presse officieuse, l'appui de la préfecture, en outre il payait un grand nombre d'hommes qui portaient à domicile ses professions de foi et le Salutpublic, lequel attaquait quotidiennement mes électeurs et moi.

Lors des élections, - le scrutin était ouvert pendant deux jours à cette époque,il y eut des discussions excessivement vives, il y eut même des rixes sur les places et dans les rues du canton. Mes amis furent énergiques, vaillants, et, malgré le peu de ressources dont ils disposaient, j'obtins un plus grand nombre de voix que mon concurrent.

Néanmoins, je ne fus pas élu, je n'avais pas pas la majorité des suffrages exprimés, parce qu'il y avait une certaine quantité de bulletins nuls et d'autres portant divers noms.

Mon adversaire ayant obtenu moins de voix que moi devait se retirer de la lutte, ainsi qu'il avait été convenu dans la réunion tenue chez M. Hénon. J'appris bientôt que cet engagement n'était valable que pour moi.

Non seulement mon adversaire ne se retira pas, mais lui et ses amis firent de grands sacrifices pour triompher au second tour de scrutin.

De son côté, la préfecture ne resta pas inactive; des cartes d'électeurs furent distribuées à des indigents qui n'étaient pas portés d'abord sur les listes électorales. C'était irrégulier, mais cela ne gênait pas les préfets de l'Empire, ils en ont bien fait d'autres.

Grâce à ces manoeuvres, la majorité fut déplacée au scrutin de ballottage; mon concurrent obtint près de deux cents voix de plus que moi, il fut donc élu conseiller général. Une grande irritation survécut à la lutte électorale parmi mes amis. Ils étaient indignés de ce que M.G... n'avait pas tenu l'engagement pris par ses amis.

A tort où à raison, M. Hénon fut accusé d'avoir mené l'élection et d'avoir insisté pour que M.G... ne se retirât pas après le premier tour de scrutin.

CHAPITRE X

La Troisième République


Dès la déclaration de guerre, Sébastien Commissaire rejoignit à Paris ses amis politiques. Il assista à la naissance de la troisième République, devint gouverneur du chateau de Saint Cloud puis secrétaire général de la préfecture d'Alençon.

La paix revenue, il revint à Lyon où il rédigea ses mémoires qui se terminaient ainsi.

Comme conclusion et en attendant qu'on ait trouvé une solution pratique du problème social, je crois que ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de donner l'instruction gratuite à tous, afin que les ouvriers puissent, aussi bien que les patrons, se réunir, se concerter, discuter leurs intérêts et s'associer librement. Il faut démontrer l'utilité, à cause des avantages qui en résultent, de l'établissement de sociétés coopératives de consommation, de vente et de production; encourager les sociétés de secours mutuels, les caisses de prêts et de retraites; faciliter l'épargne, rendre le service militaire obligatoire pour tous, créer des orphelinats laïques, des asiles également laïques pour les vieillards, les incurables et les invalides du travail des deux sexes.

Avec l'instruction et la liberté, les intelligents et les forts se tireront d'affaire et pourront par l'économie et l'épargne améliorer leur situation.

Quant à ceux que la nature à moins bien doués et moins bien armés pour livrer le combat pour la vie, ils ne doivent pas désespérer non plus : ils profiteront de toutes les lois qui seront faites dans l'intérêt du plus grand nombre.

La société doit être bienveillante pour eux; elle doit agir à leur égard comme une mère de famille qui aime et prodigue davantage ses soins à ceux de ses enfants qui sont faibles et souffreteux.

Sous la République, le progrès doit être continu, il faut marcher, toujours marcher, peut être lentement parfois, mais il faut éviter de marquer le pas.

La richesse sociale doit s'accroître constamment par le travail et, à mesure qu'elle augmente, ses effets bienfaisants se font sentir dans tout le pays, le bienêtre se répand et devient plus grand à tous les degrés de l'échelle sociale, depuis la cabane du pauvre jusqu'au château du riche.